Distribué dans les salles françaises par Les films Jacques Leitienne, en 1977, le Yéti, le géant d’un autre monde, bénéficiait d’une affiche qui avait de quoi faire rêver, une promesse de déchaînement de violence animale, d’action, de destructions urbaine et de jeunes femmes en détresse ! Beau programme. Pour comprendre le « désir » que pouvait susciter une simple affiche, il faut se projeter à une époque où les films circulaient quasi exclusivement en salle. Des cinémas de quartier généralement mono écran géré en famille. Ces salles qui avaient le plus souvent pour nom, Rio, Gaité, Dahu, etc. se situaient dans la banlieue parisienne. Ainsi, l’affiche et les jeux de photos, en devanture d’un cinéma, annonçaient ces séries B ersatz des grands succès du box-office. Yeti, le géant d’un autre monde était destiné à ses salles.
Frank Kramer (Gianfranco Parolini) a connu son heure de gloire à la fin des années 60 dans le western italien avec sa trilogie des Sabata. Le premier en 1968 sobrement intitulé Sabata, (Ehi Amico… C’E Sabata, Hai chiuso !) « un suprême de western, truffé de dynamite, sauce Winchester ! » pour reprendre le slogan publicitaire avec Lee Van Cleef, Adios Sabata (Indio Black, sai che ti dico : sei un gran figlio di…, 1970) cette fois-ci « les victimes n’ont pas le temps de lui dire adieu ! » avec Yul Brynner et pour enfin Le retour de Sabata (E tornato Sabata… Hai chiuso un’altra volt !, 1971) « à la fois juge, avocat et bourreau » rien de moins avec Lee Van Cleef. Frank Kramer a donné le meilleur de lui-même dans ses films, il faut aussi reconnaître qu’Alberto Grimaldi, le producteur, a su l’entourer et réunir les moyens nécessaires afin d’en faire de bons westerns.
La suite de la carrière de Kramer est moins spectaculaire. En 1976, juste avant le Yeti, il retrouve Lee van Cleef pour l’un des rares westerns tournés en Israël : Les Impitoyables (Diamante Lobo) produit par Menahem Golan (et Yoram Globus), avant l’aventure américaine de la Cannon. « Je joue dans le pire film jamais réalisé. Le producteur est un Israélien et le réalisateur est italien, et ils ne parlent pas. Heureusement, cela n’a pas d’importance, parce que le réalisateur est sourd des deux oreilles. » déclara à l’époque Richard Boone embarqué dans le film avant de quitter la diligence avant la fin du tournage. Après cette curieuse délocalisation Frank Kramer, réembarque une partie de son équipe : Sandro Mancori, chef opérateur, Claudio De Santis, décorateur, Manlio Camastro, monteur, et Sante Maria Romitelli, compositeur, pour donner force et vie à son Yeti.
15 janvier 1976, Dino de Laurentiis démarre le tournage de sa méga-production, King Kong sous la direction de John Guillermin. Le retour du grand singe fait la une de la presse mondiale. Le succès prévisible de la réactualisation du mythe donne aussitôt naissance à tout un tas de projets avec ses monstres géants, mi-animal mi-homme. De Londres à Hong Kong, tout le monde y va de son film. L’industrie du cinéma Bis est en effervescence.
Frank Kramer s’engouffre dans la brèche en sortant son Yeti du bloc de glace ! Aucun doute n’est possible Kramer entame son film avec l’ambition de réussir un blockbuster. Ambition démesurée avec uniquement quelques millions de lires !
Le résultat final est au-delà des espérances, Kramer livre le blockbuster… du nanar version XXXL. Jacques Leitienne a eu du nez en modifiant le titre de géant du XXe siècle en d’un autre monde. Les spectateurs entrent réellement dans une autre dimension, dans un autre monde, parcouru par des éclairs sidérants d’absurdité. On se demande si la double surdité de Kramer pointé par Richard Boone est responsable d’une telle folie.
Dès la première séquence, un effet de sidération nous frappe plus fortement qu’un bulldozer. Où diable sommes-nous tombés ? Plus rien n’arrête le Yéti, tout est possible. Le scénario emprunte à tout-va, à croire qu’un stagiaire particulièrement maladroit à mélanger au photocopieur, des brouillons inachevés de King Kong, des lamentables gags refusés pour une sexy comédie italienne et des brides incohérentes d’un brouillon de film pour enfants… et encore, il manque des ingrédients pour obtenir la formule complète. Le tout est cimenté par des dialogues dévitalisés.
Cependant, Kramer y croit dur comme fer. Il se donne un mal de chien à faire tenir un découpage accumulant des lieux de tournage improbables, des maquettes approximatives, des effets spéciaux à la qualité fluctuante. La tâche est énorme, parfois quelques cadres, quelques plans donnent l’impression que l’homme a connu par le passé quelques réussites esthétiques. Mais tous ses efforts tombent vite à l’eau aussi sûrement que le Yeti descend un building à coups de pied dans les fenêtres.
Phoenix Grant (Antonella Interlenghi), la juvénile héroïne, est bien jolie, mais semble, à plusieurs reprises, totalement perdue dans ce maelström. Elle poursuivra sa carrière son véritable patronyme dans une flopée de série B italienne dont on retient le formidable Frayeurs (Paura nella città dei morti viventi, 1980) de Lucio Fulci. Evidemment, le reste du casting est à la va comme je te pousse, sans réelle cohérence interne. Le sommet est « l’interprétation » de Mimmo Crao, le Yéti. Il donne tout, enfonçant l’art de la pantomime dans la préhistoire de l’art dramatique, une performance. Son visage exprime chaque sentiment dans une exagération qui semble sans limite.
Dans son « habit » d’abominable géant des neiges, une énorme touffe de poils cache-sexe nous prive de ses bijoux de famille. Kramer préfère se focaliser sur ses immenses (forcément) panards. Dans une scène mémorable parmi d’autres, le Yéti tue un méchant entre ses doigts de pieds ! Régale suprême, la combinaison hasardeuse entre le Yéti et son environnement débouche sur une si étrange valeur des échelles, qu’on a du mal à définir sa taille réelle.
Sante Maria Romitelli, réinterprète Carmina Burana avec l’orchestre symphonique de Santa Cecilia (Rome), qu’il plaque tout au long du périple du Yéti. Mais en plein boom du disco, il n’existe pas en introduisant des rythme Le thème « Yeti » est interprété par le groupe The Yetians, formé, à n’en pas douter, pour l’occasion. Kramer n’en oublie pas un petit message écologique, le réchauffement climatique (eh oui, déjà à l’époque), des coups de canif contre le merchandising, la société de consommation et un regard « yétimesque » sur le droit à la différence.
Frank Kramer, vidé après un tel effort, ne reviendra à la réalisation que dix années plus tard, avec un ultime film : Alla ricerca dell’impero sepolto (1987). Finalement, son Yéti, le géant d’un autre monde, survit au temps. Tout ses défauts participent aujourd’hui de son charme et lui donnent toute sa saveur. Kiss Me Yeti!
Fernand Garcia
Yeti, le géant d’un autre monde, à redécouvrir dans le meilleur report jamais vu de cet incontournable du nanar, en combo (Blu-ray + DVD) chez Éléphant Films dans la collection : Cinéma fantastique. En compléments : Le film par Caroline Vié, critique de cinéma. « … il faut le considéré comme on considérerait un incunable en littérature, une rareté, quelque chose qui défie le bon gout et les règle de la production », une courte présentation pour ce « produit unique ! » (5 minutes env.). La bande annonce (1,30 minutes) ainsi que des autres films de la collection : En plein cauchemar, Massacre au dortoir, Shock waves – Le commando des morts-vivants, Le village des damnés, La Nurse, La ferme de la terreur, Enfer mécanique et Videodrome. Que du bon !
Yeti, le géant d’un autre monde (Yeti, il gigante del 20 secolo), un film de Frank Kramer (Gianfranco Parolini) avec Phoenix Grant (Antonella Interlenghi), Mimmo Crao, Jim Sullivan, Tony Kendall, Eddie Faye (Edoardo Faieta), John Stacy… Scénario : Mario di Nardo, Gianfranco Parolini et Marcello Coscia d’après une histoire de Mario di Nardo et Gianfranco Parolini. Directeur de la photographie : Sandro Mancori. Décors & Costumes : Claudio De Santis. FX optique : Ermando Biamonte. Montage : Manlio Camastro. Musique : Sante Maria Romitelli. Producteurs : Wolfranco Coccia, Mario di Nardo, Gianfranco Parolini et Nicolo Pomilia. Production : Stefano Film – Biamonte Cinegroup. Italie. 1977. 101 minutes. Technicolor. Format image : 1,66:1. 16/9e. Son : Version italienne et anglaise avec ou sans sous-titres française et Version française. DTS-HD Dual mono. Tous publics.