Royaume-Uni, fin des années 70, en pleine explosion punk : face à la montée de l’extrême- droite nationaliste et raciste, un groupe de militants choisit la musique comme arme pour sonner l’heure de la révolte. Ainsi commence l’aventure de Rock Against Racism qui, avec The Clash en première ligne, va réconcilier au son du punk, du rock, du ska, de la new wave ou du reggae les communautés d’un pays en crise.
Après avoir réalisé des documentaires sur Gore Vidal, Spike Lee ou encore le court métrage Let’s Dance : Bowie down under, dont elle prépare une version longue, Rubika Shah a réalisé White Riot : London, le court-métrage documentaire qui préfigure le long métrage White Riot. Les films de Rubika Shah ont, entre autres, été présentés dans les festivals de Sundance, Berlin ou encore Tribeca. Notons au passage pour celles et ceux qui l’ignoreraient, le titre du film White Riot (émeute blanche) fait référence au titre du premier single présent sur le premier album éponyme du groupe de punk rock The Clash composé de Joe Strummer, Mick Jones, Paul Simonon et Terry Chimes, sorti en mars 1977. De plus, White Riot s’ouvre sur le célèbre et emblématique titre London Calling des Clash dont les accents punks mêlés au rythme du reggae viennent traduire l’engagement du groupe au sein du mouvement Rock Against Racism, et qui deviendra ensuite le symbole de l’appel à la mobilisation des jeunes contre la politique ultralibérale de Margaret Thatcher.
Pour en avoir entendu parler au sein de sa famille confrontée au racisme, mais ignorante de cette histoire pourtant récente et malheureusement toujours d’actualité, passionnée par les archives musicales, d’origine asiatique, la réalisatrice Rubika Shah a décidé de se lancer dans ce voyage dans l’histoire récente du Royaume-Uni après avoir découvert la performance des Clash au Carnaval Rock Against Racism.
Afin de replacer l’évènement dans son contexte, avec White Riot la réalisatrice revient sur les origines et les circonstances de cette manifestation pacifique et de ce concert historique du 30 avril 1978 ainsi que sur la création du mouvement Rock Against Racism (RAR) en septembre 1976 qui deviendra un véritable mouvement populaire national. Petit rappel historique chronologique :
En avril 1966, à Birmingham, Enoch Powell, député conservateur et membre du « cabinet fantôme » d’Edward Heath, prononce un discours qui met au premier plan la question de l’immigration et donne le triste ton des années à venir. Rejetant le modèle multi-culturaliste britannique, prophétisant un avenir sanglant au pays, Powell demande l’arrêt immédiat de l’immigration. « C’est la première fois depuis la fin de la guerre, lit-on dans le Times, qu’un homme politique anglais important en appelle à la haine raciale d’une manière aussi directe. »
En mai 1976, David Bowie est photographié à la gare Victoria de Londres en train de faire le salut nazi. Le 4 juin de la même année, dans l’East End de Londres, Gurdip Singh Chaggar, étudiant sikh de 18 ans, est assassiné par de jeunes néo-fascistes. C’est le début d’une série d’agressions racistes contre la population d’origine indienne. Le 5 août, en concert à Birmingham, Eric Clapton, probablement ivre, se lance dans une longue harangue politique : il appelle à voter pour le conservateur Enoch Powell, connu pour ses positions anti-immigration et prévient ses fans que la Grande-Bretagne est en train de devenir une « colonie noire ». Le 30 août, le Carnaval de Notting Hill n’est plus considéré comme une simple manifestation festive et musicale. Le Carnival and Arts Committee soutient qu’il n’est pas un « événement apolitique » mais l’expression « d’une minorité dont les désavantages ont conduit à la frustration ». Le dernier jour de l’édition 1976 tourne à l’émeute : la foule tente de protéger un pickpocket poursuivi par les policiers, dont la présence, et surtout le nombre, sont vus comme une provocation en ces temps de tension sociale et ethnique. La rixe dure plusieurs heures et fait 160 blessés.
En septembre, un petit groupe d’artistes et d’activistes, menés par le photographe Red Saunders, le graphiste Roger Huddle et la journaliste Kate Webb, publient dans l’hebdomadaire New Musical Express une lettre ouverte à Eric Clapton. C’est la naissance du mouvement Rock Against Racism, ou RAR. En novembre, le premier concert organisé par Rock Against Racism a lieu dans l’East End de Londres. Il réunit la chanteuse Carol Grimes et le groupe de reggae Matumbi. A la fin du concert, comme souvent à l’avenir dans les soirées RAR, les deux groupes jouent ensemble. Dans la foulée paraît le premier numéro du fanzine Temporary Hoarding (littéralement : panneau d’affichage temporaire), l’organe officiel de RAR. Le premier édito sonne comme une déclaration d’intention : « On veut de la musique rebelle, de la musique de la rue, de la musique capable d’annihiler la méfiance et la peur mutuelle. Une musique de crise. Une musique de maintenant. Une musique qui sait contre qui elle se bat. Rock contre le Racisme ! Aimez la musique, haïssez le racisme ! ».
En 1977, le 26 mars marque la sortie du premier single du groupe The Clash, White Riot. Le titre est inspiré des affrontements avec la police qui ont eu lieu l’année précédente au Carnaval de Notting Hill, auquel assistaient Joe Strummer et Mick Jones. Pour eux, il s’agit moins d’un appel à l’insurrection que d’un rappel : Noirs et Blancs doivent se sentir également concernés par l’oppression économique et policière. Le 5 mai, après une forte campagne anti-migrants, le National Front prospère et obtient le meilleur score de son histoire aux élections régionales du Greater London Council : 5,3 % des suffrages. Le 13 août, une marche anti-immigration est organisée par le National Front au sud-est de Londres, à Lewisham, où le parti d’extrême-droite a devancé le Parti Travailliste aux récentes élections, et où la police a multiplié les arrestations arbitraires de jeunes Noirs. Des militants anti-racistes attendent les manifestants, la police s’en mêle et la situation dégénère. L’affrontement sera connu sous le nom de « bataille de Lewisham ». Bilan : plus de cent blessés, plus de deux cents arrestations. Le 6 décembre, diffusion sur BBC 1 de cinq chansons de Sham 69, dont leur futur hit Borstal Breakout, jouées en live dans l’émission du célèbre animateur John Peel, défricheur de musiques nouvelles. L’émission contribue à la popularité du groupe.
Le 30 avril 1978, avec l’appui de l’Anti-Nazi League, RAR organise un Carnaval à Londres. Un défilé de Trafalgar square à l’East End de plus de dix kilomètres s’achève par un concert gratuit géant à Victoria Park. Plus de cent mille personnes y assistent. « Ici c’est pas Woodstock, c’est le carnaval contre les nazis » hurle l’organisateur Red Saunders. Baptisé le « Woodstock Punk », ce concert rassemble plusieurs groupes familiers de RAR et de l’anti-racisme, notamment X-Ray Spex, la formation de Poly Styrene, Steel Pulse, The Clash, qui accepte de laisser la vedette au Tom Robinson Band. Jimmy Pursey rejoint les Clash sur scène pour chanter avec eux White Riot : un geste significatif qui fera rentrer le concert dans l’histoire quand on sait que son groupe, Sham 69, est aimé des skinheads d’extrême-droite. En juin, le premier album de The Tom Robinson Band, Power in the darkness, s’installe pendant plusieurs semaines dans le Top album du hit-parade, où il grimpera jusqu’à la quatrième place. A l’automne 1978, on estime que plus de 400.000 personnes ont assisté à un concert RAR aux quatre coins du pays.
Le 3 mai 1979, n’enregistrant que 1,3 % des suffrages, le National Front subit un large revers aux élections législatives. Mais le scrutin marque aussi la victoire des Conservateurs et de Margaret Thatcher, qui a su attirer l’électeur frontiste en ne cachant pas qu’Enoch Powel l’a inspirée.
En avril 1981, des émeutes éclatent dans toute l’Angleterre, et particulièrement à Brixton, au sud de Londres, rendant prophétique la chanson des Clash, Guns of Brixton, parue deux ans plus tôt. Elles opposent à la police une population multi-ethnique, fatiguée de la « sus law », la loi sur les suspects qui autorise à la police interpellations et fouilles sans raison, et victime de la misère sociale née de la politique économique de Margaret Thatcher. En juillet, au Carnaval RAR de Leeds, un des deux chanteurs des Specials, Neville Staple, admire la mixité du public : « J’ai l’impression de voir une immense peau de zèbre déployée jusqu’à l’horizon ! Tout est noir et blanc, noir et blanc ! » Via ses nombreuses antennes régionales, Rock Against Racism organisera et parrainera de nombreux concerts jusqu’en 1982, mêlant à chaque fois artistes blancs et noirs, reggae et punk, ska et new-wave. Il y aura au total quinze numéros du fanzine Temporary Hoarding.
Rock Against Racism est l’évènement emblématique du mouvement de contre-culture qui, au milieu de la haine présente au sein de la société britannique en crise, a vu le jour dans une petite imprimerie de l’Est de Londres où les jeunes partageaient leurs points de vue et croyaient en l’égalité, croyaient en la musique, au punk, au reggae et en la puissance du graphisme. Dans une ambiance de tension raciale et de racisme décomplexé, l’association Rock Against Racism a créé un mouvement populaire qui prônait la fraternité et la paix entre les communautés.
Ressuscitant avec rage les rêves et les combats d’une jeunesse idéaliste, à travers l’extraordinaire aventure du collectif Rock Against Racism et de ces artistes qui se sont battus contre le racisme, les violences policières et le néofascisme britannique en organisant des concerts de rock, White Riot témoigne de l’importance et de la nécessité de l’engagement de la jeunesse et de la culture dans nos sociétés pour faire changer les choses et renverser les « valeurs ». Si, comme le dit le proverbe, la musique adoucit les mœurs, en 1978, elle a su fédérer une grande partie de la jeunesse britannique issue des différentes communautés du pays qui s’est dressée contre l’extrême-droite. En clin d’œil au groupe Bérurier Noir on peut dire ici : La jeunesse emmerde le National Front. La culture est définitivement la meilleure réponse à l’obscurantisme.
Rythmé par une bande originale on ne peut plus énergique qui va de The Clash à Steel Pulse en passant par The Selecter, Sham 69 ou encore Tom Robinson, le nerveux White Riot est un documentaire remarquable et captivant. Riche d’incroyables images d’archives inédites, d’extraits de concerts et de témoignages percutants, le film nous fait revivre le contexte politique et social des années explosives et tourmentées du Londres de la fin des seventies tout en mettant la lumière sur des évènements importants que l’on a malheureusement tendance à oublier malgré leur actualité brûlante.
White Riot raconte « toute une époque » qui fait malheureusement écho à la nôtre. En effet, la montée du racisme et du fascisme dans le monde aujourd’hui, le Brexit ou encore le triste succès des populismes sont autant d’évènements sociétaux inquiétants qui font écho au sujet de ce documentaire édifiant et rendent ce dernier aussi précieux que nécessaire. On le répète, car on ne le dira jamais assez, la culture est la meilleure arme pour combattre l’obscurantisme.
Réalisé par Rubika Shah et produit par Ed Gibbs, White Riot a reçu le Grierson Award, Prix du Meilleur documentaire au Festival de Londres 2019 et une mention dans la section Generation du Festival de Berlin 2020. Aussi musical que sociopolitique, White Riot est le film punk-rock à voir dans les salles cet été ! Pour ne pas oublier…
Steve Le Nedelec
White Riot un film deRubika Shah avec Red Saunders, Roger Huddle, Kate Webb, Lucy Whitman, Dennis Bovell, Mykaell Riley, Pauline Black… Scénario : Ed Gibbs et Rubika Shah. Image : Susanne Salavati. FX : Jonas Odell et Levan Tozashvili. Montage : Rubika Shah. Musique : Aisling Brouwer. Producteur : Ed Gibbs. Production : Creative England – Visit Films – Smoking Bear. Productions. Distribution (France) : The Jokers Films (sortie le 5 août 2020). Grande-Bretagne. 2019. 81 minutes. Couleur. Format image : 1.81 :1. Son : 5.1. Prix Grierson, meilleur documentaire, BFI London Film Festival 2019. Berlinade, Section Generation, 2020. Tous Publics.