Bodeng Sar (White Building) est située à Phnom Penh, la capitale du Cambodge autrefois surnommée la Perle d’Asie et est aujourd’hui considérée commel’une des villes à la croissance la plus rapide de la région. L’abandon progressif de l’immeuble et sa démolition, poussés par des investisseurs étrangers dont un japonais, ont inspiré Kavich Neang pour réaliser un film qui est sélectionné par le Cambodge pour l’Oscar 2022.
Après avoir été présenté en avant-première dans la section Vénice Horizons où l’acteur principal Piseth Chhun a remporté le prix du meilleur acteur, le film a été sélectionné au London, Chicago, Busan Film Festival et devrait attirer l’attention d’autres festivals et, espérons-le, projeté dans les quelques salles d’art et d’essai. White Building est écrit par Kavich Neang et Daniel Mattes et coproduit par le producteur et réalisateur chinois Jia Zhangke, bien connu pour A Touch of Sin (2013), Au-delà des montagnes (2015) et Still Life (2006).
Kavich Neang, qui est né et a grandi dans ce bâtiment particulier, reprend l’histoire peu de temps après que les avis d’expulsion ont été ordonnés. L’expérience a été clairement traumatisante pour le cinéaste Neang, qui a précédemment documenté avec sa caméra la destruction de son bâtiment historique dans Last Night I Saw You Smiling et a insufflé à White Building une mélancolie abondante avec le même sujet. Cependant, dans son film de fiction, il se concentre tout au début sur un jeune homme vivant dans cet immeuble avec sa famille, Samnang, qui, avec ses deux meilleurs amis, veut gagner sa vie en tant que danseur hip hop.
White Building est divisé en trois segments : « Blessings », « Spirit House » et « Monsoon ». Le cinéaste nous emmène à Samnang, 20 ans, qui prie pour être protégé des accidents de la circulation et pour qu’il remporte un concours de danse. Nous suivons Samnang et ses deux grands amis dans leur tournée dans la ville : leur rêve est de devenir des stars de la danse. Ce dernier sillonne allègrement les rues de Phnom Penh à moto avec, Tol (Sovann Tho) et Ah Kha (Chinnaro Soem), essayant de persuader les restaurateurs de les laisser exécuter leur danse hip-hop. Le trio a du talent, mais la monnaie de poche qu’ils reçoivent en retour ne suffit que pour se payer quelques canettes de bière et quelque chose à manger.
Ce premier tiers du film est optimiste et très intéressant, suivant les trois adolescents baignés dans la lueur des néons de la ville alors qu’ils pratiquent leur danse, jouent au football dans la poussière et tentent de flirter avec des filles qui parcourent également la ville sur leur moto. Mais Neang détourne rapidement son attention des lumières vives de la ville et de ces trois garçons énergétiques et la maintient carrément dans les limites claustrophobes du bâtiment White Building.
Les images qui suivent ont été tournées avec le concept de l’expulsion et la manière dont les autorités ont traité les habitants en abandonnant le bâtiment, mettant en avant cette démarche autant que la maladie du père en évitant de mentionner – c’est son droit – la drogue ou la prostitution qui étaient associées à l’immeuble. Pourtant, il ne fournit pas beaucoup de contexte culturel ou au-delà du sort de ce bâtiment spécifique et de ses habitants. Son approche consiste moins à offrir une tribune politique ou un coup de poing dramatique, qu’à évoquer les effets dévastateurs du développement urbain et des déplacements de population sur des communautés bien établies.
Un petit rappel historique dont le film ne parle pas et qui aurait peut-être pu nous éclairer : Le bâtiment blanc (White Building) était un grand et important immeuble d’appartements à Phnom Penh. Il comprenait des magasins et des cabinets médicaux ainsi que 468 appartements. Les locataires ont fui ces appartements pendant le génocide cambodgien dans les années 1970. Après la défaite des Khmers rouges en 1979 avec l’entrée des troupes vietnamiennes, le White Building a été réoccupé par d’anciens locataires et squatters. Il a progressivement décliné et est devenu connu pour la pauvreté, la consommation de drogue et la prostitution. En juillet 2017, les près de 500 familles vivant encore dans le White Building déménageaient. Pour en revenir au film, le passage à l’âge adulte du jeune Samnang et son rêve de devenir un danseur célèbre est vite brisé et abandonné lorsque les autorités locales décident de démolir sa maison.
White Building impressionne au début avec une prise de vue aérienne à couper le souffle, dans laquelle un drone gémissant observe l’enchevêtrement désordonné des vies dans les bâtiments, puis d’un collage désordonné de couleurs patchwork et de crasse urbaine complexe et de câblage électrique. La superbe caméra de Douglas Seok se penche sur les tours qui brillent et les grues constamment en mouvement. Malheureusement, l’histoire change de cap pour se concentrer uniquement sur le problème du bâtiment.
Nous suivons dès lors des réunions houleuses présidées par le père de Nang (Hout Sithorn) où les résidents se disputent pour savoir s’ils doivent déménager ou rester et se battre pour leurs maisons, alors même que le bâtiment se dégrade autour d’eux. L’approvisionnement en eau est coupé, les murs s’effondrent et des plaques de moisissure noire se répandent de façon inquiétante sur le plafond. En parallèle, le père diabétique de Samnang continue à ignorer l’infection sur son orteil, malgré un doigt gangrené, il refuse d’accepter une amputation de l’orteil pour éviter le pire. Têtu et profondément religieux, il choisit avec sa femme (très passive) plutôt de le traiter de manière traditionnelle avec de la prière et du miel ! Les deux personnages et la mère sont incapables d’agir alors que l’inévitable, l’amputation de la jambe du père, approche.
Les rêves du Samnang de gagner des concours de danse vont vers des images étranges de son père, vêtu d’un costume trop grand pour lui et errant dans un couloir puis vers des images figées de plans composés de résidents endormis, ou regardant la télévision face à une catastrophe imminente. Kavich Neang essaie de combiner à la fois l’esthétique dramatique et le style documentaire. Alors que le film est contemplatif et intime, avec un travail de caméra superbe et captivant de Douglas Seok, le rythme lent du montage de Felix Rehm, imposé certainement par le réalisateur, ne fonctionne pas tout le temps pour le récit et diminue son impact dramatique.
Dans le travail cinématographique du cinéaste, il y a des touches de Tsai Ming-liang, d’Apichatpong Weerasethakul et surtout d’Andrea Arnold (Fish Tank) pour le contraste presque poétique de la nature. L’acteur principal Piseth Chhun ressent le lien avec la maison et la famille et fantasme sur un avenir différent comme Mia dans Fish Tank. Mais ici les intentions naturalistes fonctionnent à mi-chemin, car le niveau artistique et l’évolution décousue du personnage ne créent pas une immersion. Bien que White Building ait un contrôle technique intéressant, toutes les pièces ne s’emboîtent pas, créant à leur tour un détachement émotionnel et dépressif de l’histoire.
A noter que 99% des films présents au 78e Festival international du film de Venise traitaient de réalités socio-économiques anxiogènes et déprimantes. Peut-être est-ce le signe de la fin d’une civilisation mourante depuis la Première Guerre mondiale et d’une décadence culturelle, sociale, politique… ? Ou est-ce un passage vers la libération comme disait un sage : « Dans les airs, ils s’élèvent et parcourent une route invisible, ne rassemblant rien, ne stockant rien… Joyeux et clair comme le lac, immobile comme la pierre à la porte, ils sont libres de la vie et de la mort…».
Un premier film à voir et à encourager malgré ses défauts.
Norma Marcos
White Building un film de Kavich Neangavec Piseth Chhun, Sithan Hout, , Sokha Uk, Chinnaro Some, Sovann Tho, Jany Min, Chandalin Y… Scénario : Kavich Neang et Daniel Mattes. Image : Douglas Seok. Décors : Kanitha Tith et Anne-Sorya Fitte. Costumes : Sovettorn Chea. Montage : Félix Rehm. Musique : Jean-Charles Bastion. Producteurs : Davy Chou, Marine Arrighi de Casanova, Jia Zhangke. Production : Anti-Archive – Apsara Films – Xstream Pictures. Distribution (France) : Les Films du Losange (Sortie France le 22 décembre 2021). Cambodge – France – Chine – Qatar. 2021. 90 minutes. Couleur. Format image : 1.66 :1. Son : 5.1. Sélection Festival de Venise, Orizzonti – Meilleur Acteur, 2021. Tous Publics.