Week-End – Jean-Luc Godard

Un week-end sans fin pour Corinne et Roland qui, confrontés aux embouteillages et accidents sanglants, se trouvent à leur tour frappés par les dangers de la route. Ponctuée de rencontres aussi loufoques qu’irréalistes, la virée du couple tourne rapidement au cauchemar tandis que l’héritage les attendant au bout de leur périple semble de plus en plus inatteignable.

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UNE RÉVOLUTION CINÉMATOGRAPHIQUE

Production franco-italienne, Week-end est « un film trouvé à la ferraille, égaré dans le cosmos ». Tels sont les premiers mots de Godard. S’en suivent une quarantaine d’intertitres, coupant le rythme et maintenant le spectateur en haleine, l’entraînant dans des scènes toujours plus inattendues les unes que les autres. Ce chef-d’œuvre quasi-expérimental divise. On l’aime, on le déteste, mais on ne peut rester indifférent face à cette caricature insolente de la société moderne. Aussi cynique que critique, le réalisateur se libère en tant qu’artiste, en tant qu’homme aussi, las du monde qui l’entoure. À l’heure où ses camarades osent sans oser vraiment, ce maître de la Nouvelle Vague se place face à la bourgeoisie, couplant une véritable révolution cinématographique à une critique de la société.

Audace et virtuosité technique sont ainsi les maîtres mots de ce portait d’un système en perdition, d’un monde où l’égocentrisme, la violence et la déshumanisation règnent. Le respect et la tolérance n’ont pas survécu à ces dictateurs, la patience et la compréhension non plus. La consommation à outrance et l’individualisme soulignent la violence tandis que le sang humain, omniprésent tout au long du film, la surligne encore un peu plus. Godard devient alors un fou extravagant qui offre des scènes choquantes, noyant son public sous un flot de paroles incessant et l’exaspérant de sons ambiants couvrant si habilement les dialogues. Absurde et réaliste à la fois, Week-end nous présente parallèlement des personnages hauts en couleur dont la présence à tel ou tel moment de l’action n’est guère explicite. Faisant cependant avancer l’intrigue de façon on ne peut moins intrigante, leur intrusion dans le décor est instantanément acceptée ; si bien qu’on en redemanderait presque.

PROUESSES TECHNIQUES

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Tout au long de son Week-end, Godard rivalise de prouesses cinématographiques, se jouant du mélange de l’esthétisme et de l’horreur. La technique n’a aucun secret pour lui, tout comme elle ne dresse aucune frontière, devenant au contraire un véritable leitmotiv pour atteindre la perfection. C’est ainsi que le cinéaste réalise un travelling latéral extraordinaire au cours de la séquence de l’embouteillage. Idem pour le passage « Action musicale » où il nous offre un travelling panoramique à 360°, sans doute le plus réussi de l’histoire du cinéma. Le corps de ferme nous apparaît ainsi sous tous les angles, les protagonistes évoluant dans le cadre nous emmenant très naturellement à Corinne et Roland, abattus par l’ennui et l’attente. Le film regorge par ailleurs de plans-séquences parfaitement maîtrisés, lourds de sens tout en restant chargés d’incompréhension lorsque Godard décide de rebrousser chemin. Nous entraînant dans l’autre sens, il nous donnerait presque le vertige.

FICTION OU RÉALITÉ

Godard ponctue le chemin de merveilleux hommages au cinéma, semant également des clins d’œil à sa production. Au cours d’appels radio, le réalisateur salue ainsi John Ford pour La prisonnière du désert, Eisenstein et Aleksandrov pour Le Cuirassé Potemkine, ou encore Nicholas Ray pour Johnny Guitar.

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Dans le passage de « l’ange exterminateur », Corinne et Roland n’ont d’autres choix que celui de véhiculer Joseph Balsamo et sa compagne, Marie-Madeleine. Se prenant pour Dieu, l’aventurier Italien du XVIIIème siècle dit être là pour annoncer aux temps modernes la fin de l’axe grammatical et le début du flamboyant dans tous les domaines, surtout le cinéma. Il est par ailleurs capable de leurs offrir tout ce qu’ils veulent s’ils l’emmènent à Londres. Réclamant un week-end avec James Bond, une robe Saint Laurent ou encore un appartement à Miami Beach, le couple prouve une nouvelle fois son côté matérialiste et « m’as-tu vu ». Les traitant de minables, « le pseudo-Dieu » les informe qu’ils n’auront rien. Forçant Joseph et Marie-Madeleine à descendre du véhicule aux abords d’un cimetière de voitures, Corinne et Roland se font à leur tour chasser par l’homme qui les repousse tels des démons au milieu des moutons ; qu’ils sont d’ailleurs, de par leur manière de suivre la tendance.

Sur un chemin reculé, ils découvrent par la suite Emily Brontë accompagnée de « Mon gros », tous deux perdus dans leur monde imaginaire. C’est ainsi que la jeune fille demande au couple s’ils veulent « un renseignement poétique ou physique », opposant clairement l’artistique du cartésianisme. Corinne et Roland n’en ont que faire, leur unique désir étant de savoir quelle route emprunter pour se rendre à Oinville. C’est donc Du côté de chez Lewis Carroll que Mademoiselle Brontë se noie un peu plus dans sa folie fictionnelle, déblatérant des absurdités sur un caillou, des chatons et des requins ; ce à quoi Corinne rétorque qu’ils ne sont pas dans un roman mais dans la vie, ajoutant qu’un film c’est la vie. Godard nous fait ici passer un message, nous amenant à comprendre que la réalité peut parfois dépasser la fiction. Il n’est donc pas surprenant d’assister à la mort d’Emily, brûlée vive par le couple qui l’assimile à un personnage de fiction insensible. Une certaine humanité est toutefois préservée chez Corinne, prise de pitié à la vue des larmes de la jeune fille, Roland n’ayant quant à lui aucun remord.

À nouveau pris dans le tourbillon infernal de la violence, le couple croise un nouvel extravagant lors du passage « Conte du lundi ». Le jeune homme en question chante sa douleur dans une cabine téléphonique, appelant celle qu’il aime à qui il confie que ceux qui le pressent à raccrocher se fichent bien de ses tourments amoureux. Corinne et Roland en viennent effectivement à frapper le pauvre garçon pour lui voler sa voiture. Échec cuisant qui les oblige à reprendre la route à pied. C’est alors qu’ « Un vendredi loin de Robinson et de Mantes la jolie » fait entrer une nouvelle réplique phare en scène, lancée par la passagère d’une voiture :  » On est dans un film ou dans la réalité ? « , ce à quoi Roland répond  » Dans un film « . La voiture repart tandis que le conducteur rétorque qu’ils sont « de faux menteurs ». Godard induit donc que nos personnages se mentent à eux-mêmes en s’efforçant de croire qu’ils ne vivent pas dans la réalité tout en restant conscients que leurs faits et gestes sont aussi réels qu’un film peut être fictionnel.

DE LA CIVILITÉ À L’HORREUR

Au commencement du film, nous découvrons un couple au fond méchant, vicieux même. Avide de voyeurisme, c’est du haut de leur terrasse que tous deux observent un homme se faisant tabasser sur un parking. Bien entendu, aucun des deux ne prend la peine d’appeler les secours. L’intertitre « Analyse » apparaît à l’écran, dévoilant une Corinne en slip et soutien-gorge qui conte son « plan à trois » à Roland. Non rassasié par ces confessions embarrassantes, ce dernier n’a de cesse de l’inciter à poursuivre jusqu’à en retirer de l’excitation. Au tour de « Scène de vie parisienne » de nous présenter un couple dérangé psychologiquement, débutant tout juste le processus d’incivilité et de grossièreté au cours d’une scène de constat à l’ « amiable ». Ce n’est pas le cas de nos héros qui agressent littéralement leur interlocutrice avant que leur animosité ne se retourne contre eux quand l’époux de cette dernière déboule avec un fusil.

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Le week-end débute tout juste, distillant déjà leur manque de savoir-vivre. N’hésitant pas à  doubler les voitures immobilisées dans la file embouteillée, Corinne et Roland remarquent à peine les voitures accidentées et les victimes abandonnées sur le bas-côté. Impudents, ils agressent, insultent et bousculent quiconque se dresse sur leur route. Plus le kilométrage augmente, plus la déshumanisation s’opère. Nous retiendrons d’ailleurs la réplique « Ça a commencé quand la civilisation ? On n’est plus au Moyen-âge… », question posée par Corinne à Roland, bien loin d’imaginer la transformation qui s’opère en eux. Le couple en vient rapidement à mordre et à griffer, Corinne allant même jusqu’à imiter une tigresse.

Les heures et les kilomètres défilent, ne faisant qu’aggraver la maladie qui les habite. Piqués à la violence, empoisonnés à la rage, mais immunisés contre la vision du sang et la douleur, Corinne et Roland provoquent désormais eux-mêmes les accidents. Envoyant un vélo et une voiture dans le décor, manquant de peu de renverser un piéton, ils sont pris à leur propre jeu quand la route a raison de leur méchanceté. Leur voiture en feu, Roland blessé et Corinne qui hurle de douleur quant à la perte de son sac Hermès. Le symptôme « consommation excessive » s’ajoute ici à tous leurs autres maux, inguérissables.

DE L’HORREUR À LA BARBARIE

Dans le passage « De la révolution française aux week-ends UNR », un soldat français accuse le couple d’être « misérables, « sans humanité » et « orgueilleux ». Épuisé par cette route et ses ennuis incessants, Roland ne réagit même pas quand sa propre femme se fait violer dans un fossé, à quelques mètres de lui. Machiste, il accepte par ailleurs que Corinne le porte sur son dos et ne l’aide pas à ramasser les poubelles lorsqu’un camion d’éboueurs les prend en stop. Affamé, Roland supplie l’homme noir de lui donner un bout de son sandwich tandis que Corinne en obtient un gros morceau en embrassant l’arabe.  Écœurés par leurs « invités », les deux hommes accusent les pays occidentaux de leurs malheurs, ce à quoi Corinne répond  » C’est pas parce que vous êtes malheureux qu’il faut être méchants. » Une nouvelle fois, la femme ne réalise pas la gravité de son état ni le degré de méchanceté qui justement les habite, elle et son  mari.

Les deux hommes poursuivent quant à eux leurs discours, réclamant autant de liberté que les blancs, préconisant de rester optimistes et patients, tout cela sans violence. Comme a tenu à le souligner Godard, « être civilisé signifie appartenir à une société de classe ». Pourtant les classes se mélangent, la société se barbarise et la démocratie se militarise. La civilisation ne parvient donc plus à recouvrer sa place dans ce chaos généré par les individus qui la composent. Exténué du week-end qui s’achève enfin, aveuglé par l’argent, Roland tente de négocier son pourcentage de l’héritage auprès de sa belle-mère. Cette dernière semblant bien peu enclin à lui en faire profiter, l’homme l’attaque par derrière et la roue de coups. Le sang s’écoulant sur la chair du lapin matérialise alors toute l’horreur ingurgitée par le couple, le simple fait d’agresser la mère de Corinne étant pour Roland un parfait exutoire.

DE LA BARBARIE AU CANNIBALISME

La barbarie en étant déjà à un point culminant, c’est au cours d’un pique-nique familial plutôt mouvementé que Week-end prend un tournant décisif. Un couple de hippies abat la moitié de la famille avant d’entraîner l’autre moitié, dont Corinne et Roland, dans les bois. Godard nous montre ici que les hippies eux-mêmes, connus pour leur pacifisme légendaire et leur fameux « Peace and Love », se sont métamorphosés en tortionnaires sanguinaires. C’est ainsi qu’à l’annonce de « Totem et tabou », les spectateurs découvrent l’humiliation vécue par une femme au cours d’un étrange rituel ; disons plutôt un jeu pervers.

Lagrange Dard

Vêtue à son tour en hippie, Corinne est menacée d’un fusil tandis qu’à l’intertitre « Therminador », Roland trouve la mort. La réplique « On ne peut dépasser l’horreur de la bourgeoisie que par plus d’horreur encore » est alors proclamée, induisant que les bourgeois sont capables de supplices bien pire encore que la mort elle-même. Peu atteinte par la disparition de son mari, Corinne est, au delà d’être immunisée contre la douleur, devenue insensible et hermétique à toute émotion. Au cours du « Massacre de septembre », c’est au tour d’un cochon et d’une oie d’être égorgés avant que le « Langage d’octobre » nous apprenne que « L’homme ne croit à la beauté que par son amour propre même s’il n’est pas beau « . Godard introduit une nouvelle fois l’égocentrisme puant de certains individus qui, n’aimant rien d’autre qu’eux-mêmes, ne réalisent pas toute la laideur de leurs êtres.

Désormais retenue au cœur de ce village moyenâgeux, c’est plus volontaire que prisonnière que Corinne s’intègre peu à peu. Ses camarades sont armés, vivent bien loin de la société de consommation, mais cultivent tout de même la violence. C’est alors une véritable guerre civile qui éclate, Corinne se trouvant échangée contre une femme d’un autre clan. Profitant des fusillades pour rejoindre ceux-là même qui l’avaient kidnappée, Corinne apprend par un camarade philosophe que « nos intestins remuent longtemps après l‘amour parce que l’humain inspire l’horreur à son semblable ». L’homme lui-même se dégoûterait donc, s’écœurant mutuellement mais ne pouvant s’empêcher de se rapprocher de l’autre. L’instinct animal  trouve sans nul doute son explication dans ce schéma complexe, l’homme demeurant au final primitif.

Au cours de leur conversation, Corinne et son camarade ont troqué les couverts contre leurs dents pour déchirer la viande. L’unique marque d’humanité reste qu’ils dégustent leur viande cuite et non crue. C’est alors que Corinne apprend qu’il s’agit là des restes du cochon mélangés à ceux de touristes Anglais. Il y aurait même des restes de Roland. Bien loin de lui couper l’appétit, ces propos la poussent même à commander une seconde part au « cuisto ». Pires que des animaux, les hommes seraient donc, selon Godard, prêts à se manger entre eux. Non pas pour survivre par manque de choix mais pour survivre les uns par rapport aux autres, s’écrasant mutuellement pour que ne subsistent que les plus forts. Les plus riches et les plus cruels, avant tout.

Aurélie & Virginie Coffineau

Week-end, un film trouvé à la ferraille égaré dans le cosmos de Jean-Luc Godard avec Jean Yanne, Mireille Darc, Jean-Pierre Kalfon, Jean-Pierre Léaud, Yves Afonso, Paul Gégauff, Yves Beneyton. Valérie Lagrange, Anne Wiazemsky, Juliet Berto. Prise de vue : Raoul Coutard. Musique : Antoine Duhamel. Production : Les Films Copernic – Lira Films – Comacico (Paris) – Ascot Cineraid (Italie). Durée : 104 mn. Année de production : 1967 Pays d’origine : France – Italie. Sélection La Gaumont vu par L’Etrange Festival.

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