Avant Voyages en Italie la cinéaste française Sophie Letourneur réalise plusieurs vidéos expérimentales ainsi que des documentaires et des installations vidéo. Attachée au format Super 8, elle tourne un court métrage : La Tête dans le vide, en 2004. Puis en 2005, Manue Bolonaise, un moyen métrage qui sera suivit, en 2007, d’un second : Roc & Canyon puis deux courts métrages, Le Marin Masqué, en 2011, et Schengen, en 2012.
Forte de cette expérience, elle décide de se lancer dans la réalisation de son premier long métrage La Vie au Ranch 2010, où elle nous offre un regard cru sur une jeunesse chaotique avec des fêtes interminables, riches en dialogues mais difficiles à suivre, où tous les participants parlent simultanément et commencent par des appels téléphoniques sans fin. Un film mimant une nouvelle vague de narration et de tournage. Suivi par Les Coquiettes 2012 : Trois femmes se rendent à un festival de cinéma et brillent auprès de divers hommes qui s’intéressent plus ou moins à elles. On a très vite l’impression de tourner en rond avec des actrices qui jouent un peu de façon monocorde et des pseudo intrigues qui s’étirent et lassent.
Puis Gaby Baby Doll, le troisième long métrage de Sophie Letourneur sorti en 2014 est aussi inclassable que ses deux premiers. Ce film est peut-être l’argument inverse de Solange et les vivants d’Ina Mihalache. Gaby Baby Doll est un conte sous forme de comédie romantique mais qui n’est ni comique ni romanesque. Un long métrage qui raconte l’ennui à la campagne et la vacuité d’une femme qui ne sait pas aimer. Un non-sens scénaristique et cinématographique mais un art autoproclamé.
Son film Énorme 2019 au format 4:3 avec Marina Foïs et Jonathan Cohen remporte le prix Jean Vigo et divise la critique, accusé par certains d’être sexiste. On s’ennuie sérieusement dans la dernière moitié du film qui n’est pour certains qu’une leçon d’accouchement. Mais d’autres pensent que c’est une comédie originale, hors du commun et stimulante sur la maternité portée par deux brillants comédiens.
En 2022, Sophie Letourneur tourne Voyages en Italie, qui sort en France dans les salles fin mars 2023. C’est un film de fiction « improvisé et artisanal » en apparence seulement dont la première mondiale a eu lieu au Festival international du film de Rotterdam et en avant-première du festival Travelling à Rennes. Les rôles principaux de ce film sont joués par Philippe Katerine, et par Sophie Letourneur elle-même. C’est la deuxième fois après Les Coquillettes que Letourneur joue dans ses films. Il est coproduit par Arte France.
Voyages en Italie est une sorte de « Road Movie » sans intrigue. Il raconte l’histoire d’un couple dysfonctionnel d’une quarantaine d’années, parents d’un enfant où la routine de la vie quotidienne a effacé leur désir et leur activité sexuelle. Sophie sent alors qu’il faut faire quelque chose et elle peine à cause des réticences de son mari, à trouver une destination et quatre jours d’évasion loin de Paris et de leur jeune fils. Elle tente d’éviter l’Italie où Jean-Philippe a déjà effectué de nombreux séjours avec ses ex. Ce sera finalement la Sicile, car selon lui : « ce n’est pas tout à fait l’Italie » !!!
Le film est apparemment basé sur ce qu’a vécu la réalisatrice mais parle plus ou moins de l’amour, de ses contradictions et de sa place dans notre quotidien car selon la réalisatrice: « Il y a eu un vrai voyage en 2016 aux mêmes endroits que dans le film et surtout avec les mêmes enjeux… Et j’ai voulu en faire le récit. Une comédie burlesque inspirée par mon couple, qui me semblait parfois être une caricature de lui même, mais aussi par ceux que je croisais. En le vivant, certaines scènes ou certaines phrases retenaient mon attention et je les notais sur des pages volantes arrachées à la fin du Guide du routard… Une fois de retour à la maison, je demandais à mon compagnon d’enregistrer avec moi au dictaphone un récit du voyage où l’on se remémorait ce que l’on avait vécu dans les moindres détails ».
Elle dit vouloir essayer de trouver un moyen d’échapper à la routine pour « s’aimer » à nouveau : « Il faut s’évader pour résoudre ces problèmes. Il faut rendre l’ordinaire extraordinaire ». Mais est-ce qu’aller ailleurs pourra les résoudre ? Et l’ordinaire est-il extraordinaire ? Peut être, si l’on en croit les sages philosophes de ce monde qui pensent que : si nous vivons l’ordinaire comme extraordinaire et quand nous ne tenons rien pour acquis, quand tout est déjà là et que tout ce dont nous avons besoin est vraiment en nous et non à l’extérieur de nous. Nous ne nous sentons plus poussés à vivre des moments extraordinaires, à vivre des expériences transcendantes. S’asseoir à table le matin et boire une tasse de thé est plus que suffisant. Alors pourquoi Sophie a-t-elle besoin de voyager en Italie pour sauver son mariage et rendre l’ordinaire extraordinaire alors qu’elle peut le retrouver dans son quotidien en France ? Cela dit, personne ne s’oppose à un voyage en Italie. C’est surtout le fond du sujet sur lequel ce film est basé et la façon dont il est tourné qui sont difficiles à avaler !
De plus, Sophie et Jean-Philippe troquent le stress quotidien contre un autre stress en Italie. Philippe qui hésite: « On prend deux scooters là où il vaut mieux s’accrocher l’un à l’autre« . Une moitié du film est destiné à se chamailler pour savoir où aller. Au final ils finissent par faire le tourisme de n’importe quel couple ordinaire : location d’une voiture, partager une « Granita di limone », prendre un ferry pour voir le volcan, se baigner… pendant que les grands-parents font le baby-sitter du petit … Selon la cinéaste : « C’est ainsi que s’articulent les souvenirs en commun, les séquences des scénarios de la vie à deux, comme une collection de petits cailloux banals sur le moment quand on les ramasse, mais qui gagnent en éclat une fois dépolis par le temps. »
Pourtant, chaque geste quotidien dans ce film semble nous rappeler que les corps ont perdu leur charme et que le couple n’est d’accord sur presque rien avec des dialogues plats et des situations convenues. On devine immédiatement qu’ils finiront en Italie. Nous savons aussi qu’ils se réconcilieront. Et honnêtement, qui s’en soucie ?
Voyages en Italie, est-ce un remake du classique de Roberto Rossellini Viaggio in Italia en 1954, l’époque où le cinéaste italien est salué comme l’un des maîtres du cinéma aux personnages bourgeois et au style très sobre, tournant surtout le dos au néo-réalisme ?
Seulement, Rossellini ajoute dans son film une technique fluide, un sens admirable de l’espace et de la durée où l’on suit les promenades séparées d’Ingrid Bergman et de George Sanders que ce soit chez leurs amis à Capri, les musées et catacombes, ou les superbes ruines de Pompéi! Un peu ennuyeux tout au début mais petit à petit le long métrage de Rossellini évolue vers le meilleur. Le cinéaste italien donne ainsi une perspective salutaire à son film, l’ancrant à la fois dans le mythe et dans la réalité. Ce n’est pourtant pas le cas du film minimaliste de Sophie Letourneur, où le film peine à basculer ou plutôt ne bascule pas.
Même si Philippe Katerine, auteur-compositeur-interprète, acteur, réalisateur, dessinateur et écrivain cultive une forme d’autodérision permanente de lui-même et de son couple, le film a du mal à saisir la crise que traverse son couple. Et, plus dommageable encore, la psychologie des personnages, censée être le cœur du long-métrage, s’avère bien trop souvent sommaire et attendue. Ce n’était pas un plaisir de regarder ce couple. Au bout d’un moment, vous commencez à vous ennuyer, surtout quand ils commencent à se remémorer les combats passés.
Sophie Letourneur donne son point de vue: « Je voulais montrer des choses très simples du quotidien. Celles qu’on considère habituellement inutiles à raconter. Et d’en faire le cœur du récit. En évoquant la complexité du quotidien, le lien conjugal, le moment de la rencontre. En montrant toujours les deux côtés de la médaille, les choses et leur contraire. »
Le film profite de quelques beaux décors, et de quelques cadrages et plans typiques de l’Italie acceptables même s’il manque le gros plan sur les yeux, sur le regard que l’on retrouve chez Rossellini avec Ingrid Bergman. Mais Ingrid Bergman, c’est Ingrid Bergman !
Cependant, la mise en scène du film est tournée comme des vidéos familiales prises sur le vif, en vacances. La réalisatrice ne s’attarde finalement que très peu sur l’Italie. Quasiment aucun plan pour admirer les paysages siciliens comme dans le film de Rossellini. Les environnements ne sont qu’un décor, un contexte dans lequel ses personnages évoluent.
On a l’impression que la mayonnaise dans le film de Letourneur entre l’ambition documentaire (la Sicile, les îles Eoliennes et le volcan) et le drame sentimental vécu par les deux acteurs ne prend jamais même lorsqu’ils finissent par « se réconcilier » en se retrouvant au lit alors que les corps s’exposent eux-mêmes sans envie comme dans n’importe quel film ordinaire.
Selon la réalisatrice : « Il s’agissait de souvenirs et qu’elle n’avait pas voulu aller vers une représentation réaliste de l’Italie ». Donc dans ce cas, il est logique que nous nous concentrions sur les personnages et leurs actions, leurs problèmes, leurs engueulades. Mais pourquoi attendons-nous avec impatience la fin du film ? Peut être parce qu’il a toujours le même rythme et que le film manque de moments haletants et crescendo où l’on a hâte de connaître la suite ?
Probablement la cinéaste n’a-t-elle pas encore compris -comme certains- ce que disait Robert Antelme dans son livre « L’Espèce Humaine » que : « Dans le malheur, nous nous approchons de cette limite où, privés du pouvoir de dire « Je », privés aussi du monde, nous ne serions plus que cet Autre que nous ne sommes pas. Mais il faut bien comprendre ce qu’une telle connaissance a de lourd. Que l’homme reste l’indestructible, voilà qui est vraiment accablant, parce que nous n’avons plus aucune chance de nous voir jamais débarrassés de nous, ni de notre responsabilité ».
Norma Marcos
Voyages en Italie, un film de et avec Sophie Letourneur et Philippe Katerine… Sénario : Sophie Letourneur & Laetitia Goffi avec la participation de Jean-Christophe Hym. Image : Jonathan Ricquebourg. Son : Charlotte Comte. Montage : Sophie Letourneur, Laetitia Goffi & Thomas Glaser. Productrice : Camille Gentet & Sophie Letourneur. Production : Tourne Films, en coproduction avec Arte France Cinema. Distribution (France) : Météore Films (sortie le 29 mars 2023). France. 2022. 91 minutes. Format image : 1.85 :1. Son : 5.1. DCP. Tous publics. Sélection Festival International du Film de Rotterdam, 2023.