Ce qui frappe d’emblée c’est le visage d’Ulrike Meinhof. Visage à beauté tragique… puis sa voix. Il y a quelque chose de sidérant à la voir débattre à la télévision, sa jeunesse, sa fougue, sa lucidité, son intelligence, seule face à de vieux croulants paternalistes dont le discours vide tourne en boucle depuis des années évacuant sous le tapis tout ce qui gêne.
D’Ulrich Meinhof nous n’avions en mémoire que des bribes de la fin de son histoire, de la bande à Baader, des photos de presse, des photos d’arrestations… des fragments d’un passé européen dont l’évocation doit s’accompagner de toutes les mises en garde nécessaires à la simple évocation de la Fraction Armée Rouge en occultant les fondements de la révolte. Il y a donc eu un début à cette histoire. L’un des grands mérites de Jean-Gabriel Périot est de reprendre du début l’itinéraire de ces jeunes intellectuels. Une jeunesse Allemande est aussi une interrogation sur la nature et le pouvoir de l’image. Dans cette histoire tragique, c’est par trois moments cinématographiques que Périot plonge dans la réalité d’une génération de jeunes Allemands qui osent regarder en face leurs ainés.
1 – « Est-ce qu’on peut faire une image aujourd’hui en Allemagne ? » s’interroge Jean-Luc Godard dès le début. La question est en lien direct avec la dernière guerre, comment une société peut-elle exister après la barbarie nazie ?
Nous sommes au milieu des années 60, des jeunes étudiants passent avec succès le concourt d’entrée à l’école de cinéma de Berlin. Très vite un petit groupe prend la caméra et renverse toutes les conventions. Ciné-tracts et des happenings au sein de la population révèlent une société semi-amnésique. Holger Meins est le cinéaste le plus actif du groupe. Ils revendiquent une liberté de pensée et un droit d’inventaire sur les précédentes générations. Leur but est de modifier la société par une prise de conscience des masses via, entre autres, le cinéma. Ils se revendiquent de Dziga Vertov dans leurs pratiques du cinéma. Ulrike Meinhof devient rédactrice en chef du magasine de gauche, Konkret. Ses brillantes analyses en font une intellectuelle incontournable pour les médias. Elle intervient régulièrement à la télévision où sa pensée tranche radicalement sur le conservatisme ambiant. Jean-Gabriel Périot nous propose des documents exceptionnels qui éclairent non seulement sur la démarche intellectuelle de Meinhof et de ses camarades mais aussi sur l’Allemagne de l’après-guerre.
La contestation est dans la rue. En juin 1967, l’étudiant Benno Ohnesorg est tué par un policier, lors d’une manifestation contre la visite d’Etat du Shah d’Iran à Berlin. L’Etat n’admet pas la contestation et réprime sévèrement toutes manifestations d’opposition à ses choix politiques. Jean-Gabriel Périot montre parfaitement la montée de la radicalisation des mouvements d’extrême gauche. Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Thorwald Proll mettent le feu à un grand magasin de Francfort pour protester contre le « génocide au Vietnam ». Le poste de commandement des forces américaines au Vietnam est en Allemagne. Petit à petit, Meins et Meinhof se rendent compte que leurs actions n’aboutissent à rien. Le cinéma contestataire est limité à une diffusion underground et les interventions dans les médias sont étouffées par une accumulation de discours réactionnaires. Les films se radicalisent. Meins décrit dans Wie baue ich einen Molotow-Cocktail ?, comment fabriquer un cocktail-Molotov.
2 – Des explosions au ralenti, des objets de la société de consommation (frigo, télévision, etc.) volent en éclats jusqu’aux livres, le temps de l’action radicale succède à celui de l’utopie. L’extrait de Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni reprend toute sa force confronté aux images de la réalité. Antonioni avait bien saisi qu’un basculement d’une partie de la jeunesse était inévitable. Meins abandonne le cinéma et intègre la Fraction Armée Rouge. La RAF manie les symboles que l’on décrypte aisément dans les images d’actualité, ce n’est pas un hasard s’ils bourrent d’explosifs des VW Coccinelles, la voiture du peuple voulu par Adolf Hitler, pour les faire sauter devant des immeubles du pouvoir économico-politique. Leurs opérations terroristes s’intensifient. La réponse politique est hystérique. La société sociale-libérale allemande s’enfonce dans l’autoritarisme avec la mise en place de lois d’exception. La manipulation de l’information en est la norme. Le constat avec le recul est terrible et le défaut de démocratie est patent. Acculé le pouvoir politique apporte une réponse sécuritaire et autoritaire qui n’est sans réminiscence avec un passé que l’on croyait révolu tant le miracle économique allemand masque la réalité. Le basculement vers la lutte armée de la bande à Baader est aussi le basculement de la société vers le flicage généralisé et l’atteinte aux droits des citoyens. Le rythme soutenu des attentats et le nombre croissant des victimes frappent d’horreur l’opinion publique. Périot saisit toute les contradictions de la société allemande par son enchaînement des événements et des réponses des plus hautes autorités de l’Etat. Les discours des politiques se font de plus en plus violents. Il suffit de voir pour s’en convaincre l’incroyable intervention à la tribune d’Helmut Schmidt. D’énormes moyens sont mis à la disposition de la police. Les membres de la RAF sont arrêtés au fur et à mesure.
En novembre 1974, Holger Meins meurt en prison à la suite de sa grève de la faim. Le procès d’Andreas Baader, de Gudrun Ensslin, d’Ulrike Meinhof et Jan-Carl Raspe n’est qu’une parodie orchestrée au sein d’un tribunal d’exception. Une guerre totale s’est enclenchée entre groupes terroristes et l’Etat. Mai 1976, Ulrike Meinhof se « suicide » en prison. Octobre 1977, Baader, Ensslin et Raspe sont retrouvés morts dans leurs cellules respectives. L’Etat conclut à un suicide collectif !
Après Jean-Luc Godard et Michelangelo Antonioni c’est Rainer Werner Fassbinder qui clôt Une Jeunesse Allemande. Périot insert avec une grande intelligence deux moments extraordinaires. Le premier (du film L’Allemagne en automne), Fassbinder, seul, nu, au téléphone dans son appartement évoque la mort des membres de la Bande à Baader, incompréhension, douleur et désespoir se mêlent. Le deuxième est tout aussi intense. Fassbinder s’entretient avec sa mère et la pousse dans ses derniers retranchements, révélant toutes les ambiguïtés, aveuglements, et petits arrangements avec la vie de l’ancienne génération. C’est une réponse à l’interrogation de Godard en ouverture du film. Oui l’on peut faire des images en Allemagne parce que l’on ose regarder l’histoire en face.
Jean-Gabriel Périot réussit par un admirable agencement d’images d’archives, certaines rarissimes, non seulement à nous faire revivre une époque, à la fois si proche et si lointaine, mais aussi, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, à nous interroger sur la nôtre.
Fernand Garcia
Une Jeunesse Allemande, scénario, montage et réalisation de Jean-Gabriel Périot. Direction de productio et documentation : Emmanuelle Koenig. Montage son : Etienne Curchod & Laure Arto-Toulot. Musique originale : Alan Mumenthaler. Producteurs : Nicolas Brevière, David Epiney, Eugenia Mumenthaler & Meike Martens. Production : Local Films – Alina Film – Blinker Filmproduktion en association avec RBB en coopération avec ARTE et la Radiotelevision Suisse en association avec Indefilms et l’Office Fédéral de la culture – DFI avec la participation de Cineforom et le soutien de la Loterie Romande. Distribution : UFO Distribution (Sortie France : 14 octobre 2015). France-Allemagne-Suisse. 2015. 93 mn. Noir et blanc et Couleur. Format image 1,33 :1. DCP. Son : 5.1. Sélection Panorama, Festival de Berlin, 2015 – Prix de la Sacem, Cinéma du Réel, 2015 – L’Etrange Festival, 2015.