Moravie, 1670. La bonne humeur règne dans la grande salle d’eau où se préparent les filles des notables à une nouvelle journée. Sur les marches qui mènent à l’église, les mendiants, regroupés, espèrent une petite pièce. Toute la ville est réunie pour la messe dominicale. La cloche de sacristie annonce la communion. Les fidèles agenouillés au premier rang reçoivent l’hostie de la part du curé. Une vieille femme se faufile afin de s’installer au bout du rang. Elle reçoit à son tour le corps du Christ, mais en cachette, dépose l’hostie dans son mouchoir. L’enfant de chœur s’en rend compte et en fait part au sacristain. Celui-ci entraîne la vieille femme dans la sacristie. Affolée et en larmes, elle avoue au curé qu’elle regrette son acte et qu’elle l’a fait pour la vache d’une amie qui ne donne plus de lait. Le curé est un fanatique, il réfère aussitôt à la Comtesse, propriétaire des terres, que la ville est à un groupe de sorcières…
Le marteau pour les sorcières, c’est le Malleus Maleficarum, un traité de démonologie des Dominicains, dont la paternité reviendrait à Henri Institoris. Ce manuel de l’horreur a été écrit à la demande des autorités pontificales et publié en 1486. Il s’agit d’un texte de lutte contre les « sorcières » à usage des Inquisiteurs. C’est durant la période comprise entre 1570 et 1630 que la chasse aux sorcières a été la plus intense et la plus dévastatrice. Contrairement à une idée reçue, il n’y avait pas eu uniquement que de femmes condamnées, mais aussi des hommes. Le film d’Otakar Vávra reconstitue avec grand talent, une affaire épouvantable, en se basant sur les transcriptions des audiences d’Inquisition lors des procès de Velké Losiny et Šumperk de 1678 à 1695.
Otakar Vávra est né en 1911. Il réalise un premier court-métrage, Svetlo proniká tmou, consacré au sculpteur Zdenek Pesánek, en 1931, durant ses études d’architecture à Brno et à Prague. Il collabora durant cette période à plusieurs films expérimentaux. Le cinéma devient sa passion. Il coréalise, avec l’acteur Hugo Haas, son premier long-métrage, Velbloud uchem jehly en 1937. Après les accords de Munich, Hugo Haas, d’origine juive, quitte la Tchécoslovaquie pour les Etats-Unis, il ne reviendra qu’après la Seconde Guerre mondiale. Otakar Vávra, reste au pays.
Après l’occupation du pays pas l’Allemagne nazie, en 1939, le cinéma sombre dans la censure. Les nazis imposent l’aryanisation et la germanisation de la production. Plusieurs artistes et cinéastes sont exécutés pour activités anti-nazis, dont Vladislav Vančura. Otakar Vávra réussi à passer à travers l’horreur de l’occupation. Il dirige durant cette période 11 films, adaptation d’œuvres littéraires, politiquement neutres.
Après la guerre, en 1945, il entre au Parti communiste. Il réalise des films, principalement des adaptations littéraires axées sur le destin de personnages féminins. Très bon directeur d’acteurs, il dirige les plus grands noms du théâtre et du cinéma tchécoslovaque. Il dirige un de ses films les plus connus, Krakatit en 1947. Il s’agit d’un thriller de science-fiction, consacré à un ingénieur chimiste qui met au point un explosif d’une puissance phénoménale. Un film ancré dans son temps dont Otakar Vávra réalisera un remake en 1980 sous le titre Temné Slunce, cette fois-ci consacré aux dangers de l’arme nucléaire. Dès 1948, on retrouve dans ses réalisations le réalisme socialiste socle du cinéma des pays de l’Est. A la fin des années 1950, le carcan idéologique se desserre quelque peu, les films deviennent socialement plus critiques. Otakar Vávra est un réalisateur reconnu pour son talent. Il bénéficie de budgets importants pour ses films.
Aussi curieux que cela puisse paraître, l’apogée de la carrière d’Otakar Vávra se situe dans les années 60. L’impulsion donnée par la jeune génération, Miloš Forman (L’As de pique, Les Amours d’une blonde, Au feu les pompiers), Věra Chytilová (Les Petites Marguerites), Jiří Menzel (Trains étroitement surveillés, Un été capricieux), qui furent ses élèves à la grande école de cinéma la FAMU), mais aussi Jaromil Jireš (Le Premier Cri, La Plaisanterie), Oldřich Lipský (Jo Limodade), Ivan Passer (Eclairage intime), Juraj Herz (L’Incinérateur de cadavres), Jan Němec (Les diamants de la nuit, Les martyrs de l’amours)… L’invasion soviétique de 1968, condamne la Nouvelle Vague tchécoslovaque au silence ou à l’exil. De nombreux films tournés avant, sont interdits. La censure retombe sur le cinéma tchécoslovaque.
Otakar Vávra, qui a connu tous les régimes depuis les années 1930, réalise alors Un marteau pour les sorcières. Si le film est une dénonciation, sans appel, de l’inquisition, il n’en est pas moins un film de son époque. En reprenant le roman de Václav Kaplický, récit du procès des sorcières de Velké Losiny et Šumperk au XVIIe siècle, Otakar Vávra livre, en filigrane, un critique du régime communiste. Aveux sous la contrainte, pratique de la torture psychologique et physique, dénonciation calomnieuse, spoliation des biens, parodie de justice, manipulation, jugement expédié sous l’autorité de crapules opportunistes.
Méthodes qui rappellent celles de l’ère stalinienne et du nouvel ordre qui vient de se mettre en place. Un marteau pour les sorcières échappe dans un premier temps à la censure. Les censeurs n’y voient qu’une simple une charge contre l’église, l’autorisant même à sortir de ses frontières. Otakar Vávra décroche le prix de la FIPRESCI au Festival de Mar del Plata en Argentine. Mais au cours de la normalisation (mise en place des mesures répressives à la suite du Printemps de Prague), il est retiré des salles de cinéma et interdit à l’exportation. Le film disparaît, laissant le souvenir d’une œuvre audacieuse et puissante auprès des spectateurs ayant eu la chance de la voir. Un marteau pour les sorcières, réapparaît près de vingt ans après, en 1989, à la chute des régimes communistes engloutissant les mesures de normalisation.
Après Un marteau pour les sorcières, Otakar Vávra, s’adapte à la nouvelle situation. Il dirige Dny zrady (1973), une reconstitution historique, un peu forcée sur le rôle de résistance du Parti communiste de la République tchèque, après les accords de Munich. Otakar Vávra, comme tout au long de sa carrière, enchaîne les films de guerre et les drames historiques jusqu’au dernier, Evropa tancila valcik en 1989. Il lui sera reproché d’avoir eu une attitude ambiguë au fil des régimes qui ont maintenu la Tchécoslovaquie sous leurs bottes. Tout au long de sa vie, Otakar Vávra a enseigné à la FAMU, prodiguant son savoir à nombre de futurs cinéastes, outre ceux de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, à Emir Kusturica, par exemple. Otakar Vávra est décédé en 2011 à l’âge de 100 ans. Il est dommage que les films de l’un des plus grands noms du cinéma tchèque, restent encore difficilement accessibles.
A partir d’un petit événement, l’hostie dérobée par une pauvre vieille femme, une implacable mécanique de l’horreur se met en route. Un inquisiteur autoproclamé, le sinistre Boblig d’Edestadt est recruté à la demande de la Comtesse, propriétaire du domaine, par les notables de la ville. Boblig est une épave, simple propriétaire d’une auberge. Il prend la fonction, accompagné d’un scribe – domestique, Ignác, une raclure et d’un bourreau, Jokl, brutal et illettré. Par la torture, Boblig force la vieille femme, à reconnaître qu’elle est une sorcière et qu’elle participe avec d’autres personnes à des sabbats de sorcières. Boblig force les femmes à se dénoncer les unes, les autres. Il remonte ainsi jusqu’à son principal opposant en ville, le doyen Lautner. Il y arrive en torturant à mort sa belle gouvernante, Zuzana.
Sous le masque de Boblig se cache un homme bestial, jaloux et pervers. Il est animé par une haine du savoir, de la culture et de la musique tout ce que représente Lautner. Il se délecte des souffrances et des humiliations qu’il inflige à Zuzana. Le pouvoir qu’il exerce se traduit aussi par une violente domination sexuelle. Soumis à la torture, les pauvres malheureux finissent par avouer, ce que l’inquisiteur veut, dans un état de demi-conscience. Boblig, vise aussi les richesses des notables de la ville. Une partie de leur fortune revient à l’inquisiteur en cas de condamnation. Il corrompt les autres par la terreur et des miettes. Une peur panique s’installe. Boblig est tout-puissant.
« Par la femme, le péché est venu au monde. La femme, c’est le péché. Le giron de la femme, c’est la porte de l’enfer. »
Les différentes parties du film sont introduites par un moine, surgi des ténèbres, scandant des citations du Malleus Maleficarum. Texte délirant faisant la part belle à une imagerie issue d’un esprit malade. La folie gagne petit à petit jusqu’à l’image, noir et blanc magistral, un climat d’angoisse saisit le spectateur. Nous ne sommes pas piégés, mais simplement face à l’arbitraire et l’ignoble. La torture est insoutenable et les condamnations révoltantes. Sur la plaine, Boblig ordonne la mise en place de bûchers. La terreur s’empare de la population, qu’ils soient simples paysans ou notables. Ils se retrouvent tous dans les filets de l’inquisiteur. Devant tant d’horreurs, certains acceptent de se soumettre à l’inquisiteur oubliant les amitiés passées. Lautner et Zuzana, amant un temps, se retrouvent pris au piège.
Un marteau pour les sorcières est un très grand film, il suscite une indignation à la hauteur de la crapulerie de l’inquisiteur. La liberté de penser, de vivre, est un danger pour les tous les systèmes autoritaires. Que la force appliquée est dévastatrice que la résistance est bien plus complexe à mettre en place que son exécution. Pour les besoin de la construction dramatique, le film se focalise sur quelques victimes, en réalité, Boblig a condamné au bûcher plus de 100 personnes, et comme l’indique le carton de fin, il « vécut heureux jusqu’à un âge avancé ».
La mise en scène d’Otakar Vávra est remarquable, sans effets inutiles, elle témoigne d’une grande maîtrise de l’outil cinématographique. Ainsi, il donne à voir le simple nécessaire des tortures, montrant souvent le résultat de ces horreurs et l’impact sur les individus. Par de simples champs/contre-champs, il relie Lautner et Zuzana, plans d’une grande puissance émotionnelle. L’interprétation de Vladimìr Smeral (Boblig), Elo Romancik (Lautner) et Sona Valentova (Zuzana) est formidable, toute la distribution, jusqu’au plus petit rôle, est parfaite.
L’Inquisition est une tâche infâme sur l’Eglise catholique, mais au-delà toute persécution du même type ne l’est pas moins. Encore aujourd’hui, tant d’accusations sur de vagues fondements condamnent dans un aveuglement hystérique des personnes à la disparition. Un marteau pour les sorcières traverse le temps et son propos reste d’une actualité brûlante. Une très grande œuvre et l’un des plus grands films du cinéma tchèque, à redécouvrir d’urgence.
Fernand Garcia
Un marteau pour les sorcières, une édition combo (DVD + Blu-ray) d’Artus Films, version intégrale restaurée impeccablement en 2K. Le film est proposé dans un écrin au superbe packaging, en complément, un simple diaporama d’affiches et de photos.
Un marteau pour les sorcières / Le marteau des sorcières (Kladivo na carodejnice), un film de Otakar Vávra avec Vladimìr Smeral, Elo Romancik, Josef Kerm, Sona Valentova, Blanka Waleska, Lola Skrbkova, Jirini Stepnickova, Marie Nademlejnska, Miriam Kantorkova… Scénario : Otakar Vavra et Ester Krumbachova d’après le roman de Václav Kaplický et les rapports de procès contre les sorcières. Directeur de la photographie : Josef Illík. Décors : Ester Krumbachova et Karel Skvor. Costumes : Jarmila Konecna. Montage : Antonin Zelenka. Musique originale : Jiri Srnka. Producteur : Jaroslav Solnicka. Production : Les Archives Nationales Tchèques – Filmové Studio Barrandov – Zpracovaly Filmové Loboratore Praha. Tchécoloslovaquie. 1969. 107 minutes. Noir et blanc. Format image : 2.35 :1. 16/9e Son : Version originale avec sous-titres français. Inédit en France.