« Dès que je la voyais, je savais qu’une fois encore, je rêvais. Et dès qu’on sait que l’on rêve, l’âme s’échappe du corps. »
Ça commence comme un polar de Raymond Chandler: atmosphère moite, nuit éclairée au néon, voix off suave, cassée par le remords. Lou Hongwu (Huang Jue) sort de sa léthargie, se lève, quitte une femme de rencontre. Lou a rêvé d’une femme disparue, une femme aimée dont il ignore le vrai nom et son âge et le moindre détail de son passé. Comme un détective privé, il va partir dans Kaili à sa recherche. Jamais, il ne serait revenu si son père n’était pas mort. Disparition qui se télescope avec celle d’un ami, Le Chat, mort lui aussi, et dont le dernier souvenir qui lui reste est une nuit à transporter des pommes. Son cadavre avait été retrouvé dans un puits de mine. Dans le tas de pommes, il trouve un pistolet, de là son attirance pour le danger…
L’enquête débute et comme son héros nous nous perdons, nous saisissons des bribes de dialogue, des échanges avec une femme, est-elle celle du souvenir ou une autre ? Horloges cassées, temps suspendu, c’est dans les dédales de sa mémoire que lui revient le souvenir indicible d’un amour perdu avec un nom, Wan Qiwen, image floue d’un visage en aller, disparu. Le spectateur est placé dans la même position que Lou, de manière «réaliste», puis bifurque vers une errance mentale.
Bi Gan met à contribution toute l’esthétique du film noir: chambre, ruelle, caves, pluie, éclairage trouant la nuit, salle de billard… le jazz est remplacé par la chanson populaire chinoise… Bi Gan en appelle à ses souvenirs cinématographiques où s’entremêlent le classicisme et la modernité, Hawks, Tarkovski, Lynch, Hou Hsiao-hsien… Son film se divise en deux: versant réaliste, puis descente vers un long voyage où se croisent les vivants et les morts.
La première partie, puisqu’il faut bien diviser le film, s’achève dans une salle de cinéma. Dernier refuge des déceptions amoureuses dans le noir protecteur de la salle… Lou chausse ses lunettes 3D, comme si la fiction offrait une réalité augmentée. Le titre claque enfin sur l’écran Un grand voyage vers la nuit. Et le vécu se mélange à la fiction dans un état de demi-sommeil, de rêve éveillé, voyage au pays des sombres merveilles. Le fil est perdu comme distendu, le temps n’est plus celui de la projection mais un espace-temps différent, qu’importe l’issue du voyage.
La deuxième partie est un morceau de cinéma, un immense plan-séquence, vertigineux et hypnotique, où le signifiant est dans le signifié, la voix off du début devient image et une autre réalité se révèle. Labyrinthe joycien qui s’arrête dans les coulisses, devant un miroir ne reflétant que le souvenir d’âmes en aller. Ce grand voyage vers la nuit est un magnifique bloc de mélancolie.
Fernand Garcia
Un grand voyage vers la nuit (Di qiu zui hou de ye wan) un film de Bi Gan avec Tang Wei, Huang Jue, Sylvia Chang, Hong-Chi Lee… Scénario : Bi Gan. Directeurs de la photographie : Yao Hung-i, Dong Jinsong, David Chizallet. Décors : Liu Qiang. Montage : Qin Yanan. Costumes : Yeh Chu-chen & Li Hua. Musique : Lim Gioong & Point Hsu. Producteur : Shan Zuolong. Production : Zhejiang Huace Film & TV Co., Ltd – Dangmai Films Shanghaï Co. Ltd. – CG Cinéma – PMF Pictures – Wild Bunch – Aide aux cinémas du monde – Institut Français. Distribution (France) : BAC Films (sortie France : 30 janvier 2019). Distribution DVD-Blu-ray : ESC éditions. Chine – France. 2018. 138 minutes. Couleur. 2D & 3D. Format image : 1.85 :1. 16/9e compatible 4/3. Son VOSTF. 5.1. Dolby Atmos. Tous Publics. Sélection Un Certain Regard – Festival de Cannes, 2018.