Trains étroitement surveillés – Jiří Menzel

 Rire innocent

A l’époque de la réalisation de ce film, la Tchécoslovaquie vit une période de libéralisation politique, et le Printemps de Prague est une tentative visant à instaurer « le socialisme à visage humain » pour démocratiser un système totalitaire du régime communiste. Les premiers à critiquer la politique bolchevique sont les écrivains utilisant des chemins détournés pour éviter la censure. Bohumil Hrabal, l’écrivain de Trains étroitement surveillés,  échappe à ces censeurs par la dérision avec un style unique et poétique de l’absurde et du grotesque. Le film de Jiří Menzel est la transposition de son univers.

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Dans le contexte  soviétique, on ne parle pas de la sexualité et de ses problèmes, les images de la nudité sont interdites (sauf celle de la peinture et encore), la modestie sexuelle est inscrite dans le manuel des bonnes manières (comme par exemple dans  Les amours d’une blonde de Miloš Forman). Il n’est pas étonnant qu’avec l’ouverture des frontières, on assiste à la surenchère de l’érotisme et l’omniscience sur la sexologie. A l’époque de tout interdit, Trains étroitement surveillés témoigne d‘une vraie liberté d’expression même pour aujourd’hui. L’image est tellement crue et impudique en suggestion, sans être lubrique, qu’elle n’empêche pas le sourire, car c’est un film pour ceux qui savent « tout » mais qui ne veulent rien voir. L’érotisme du film est fort et omniprésent mais c’est l’humour qui nous empêche d’en jouir.

L’histoire du jeune Miloš Hrma, un apprenti cheminot, se déroule à la fin de la deuxième guerre mondiale, dans une petite gare tchèque par où passent des transports militaires à destination du front. Miloš Hrma est présenté comme un pantin devant la caméra. Il est un rien qui devient quelqu’un quand on lui apporte sa couronne (on dit en russe: « sans documents t’es rien et avec les documents t’es un humain ») – la casquette d’ouvrier de la gare, qui signifie un rang dans la société, car il a la garantie à vie d’un emploi où on passe du bon temps sans trop de travail. C’est un adolescent dans la peau déjà d’un adulte qui est un néophyte dans le monde d’adulte. Il en sait suffisamment : il faut travailler le moins possible – quand il raconte l’histoire de son grand-père et son père semble en être fier. Effectivement dans la bureaucratie soviétique, la valeur de travail tellement louée que la paresse est un défaut énorme et tout être sans emploi est considéré comme parasite de la société. Néanmoins ce n’est qu’une apparence : on désignait plusieurs personnes pour un seul poste. Il faut apprendre à ne rien faire sous apparence d’un gros travail.

TrainsLa critique de Hrabal est tout à fait juste. On rit de nous même, c’est un miroir tourné envers nous. Le quotidien est montré en détail avec une telle simplicité qu’on y croit et c’est de là que vient notre rire : on s’y reconnaît, on s’imagine la situation, peut-être même qu’on a été le témoin d’une telle situation car c’est assez archétypique, l’initiation d’un jeune dans le monde des adultes, et celui des femmes.

L’humour de Menzel est acerbe, il puise sa source dans le réalisme jusqu’à l’absurde qu’il devient surréaliste et finalement se plonge dans une rêverie – on ne sait plus où est la limite entre le réel et le fantasmé : le wagon des infirmières ressemble au wagon des prostituées ; l’explosion de la maison de l’oncle de Máša avec l’oncle qui se réveille avec un rire hystérique. C’est une histoire des gens sans conscience, sans autocritique, ce sont les gens qui jouissent de la vie, ce qu’elle leur apporte – l’absence de jouissance est difficile à supporter.  Voilà pourquoi le jeune homme a envie de se suicider, car « la vie est tellement compliquée » – tout ça parce qu’il n’arrive pas à faire l’amour à la fille qu’il aime, c’est là que la comédie tourne en tragédie, mais pas pour longtemps.

Ses valeurs personnelles du moi comptent plus que le bonheur de la collectivité – il se soucie de sa sexualité. Le personnage du Miloš est un instinctif. Il agit comme un animal qui suit son instinct adolescent en découvrant le monde. Les valeurs de volonté et maîtrise de soi lui sont étrangères, comme à tous les personnages d’ailleurs. Les valeurs militaires – mourir pour l’Allemagne, se battre pour l’avenir heureux leur semblent incompréhensibles. C’est pour ces raisons-là qu’on pose tous les « pourquoi » innocents au chef commandant nazi, c‘est pour ceci aussi que Hubička abandonne son poste quand le train des allemands entre en gare. D’ailleurs le commandant allemand appelle les tchèques « animaux bouffons ». C’est un monde hédoniste, qui n’est nullement condamné, au contraire il est sanctifié : après l’acte Hubička paraît avec une auréole simulée à l’écran. Le but de Miloš est de faire jouir une femme et quand c’est fait il devient un héros – la musique du film solennelle et victorieuse en témoigne.

Sans tomber dans le pathétique, Menzel décrit la solitude du jeune homme face à la découverte de la sexualité. L’histoire est racontée d’un point de vue assez pittoresque avec bien sûr des suggestions et des non-dits de l’auteur.  C’est du non-dit de tradition, car comme j’avais déjà invoqué, on ne parle pas des rapports sexuels dans les pays des soviets – les rapports sexuels sont devinés, on ne les apprend pas à l’école, ni par les parents, mais plutôt par des ouï-dire, ce qui crée un mystère et rend l’acte encore plus monstrueux et repoussant (d’ailleurs dans le film on appelle le problème du jeune homme en appellation latine ejaculatio precox comme si on avait peur de le dire en tchèque).

On paraît seul à ne pas savoir ce que tout le monde sait et comme on ne veut pas paraître idiot on ne le demande pas. Une jolie métaphore : la femme du chef de la gare prétend ne pas savoir de quoi lui parle Miloš quand il lui évoque son problème alors qu’elle est en train de gaver une oie – allusion parfaite au phallus. L’être est très fort à ne pas voir les choses, on rit de quelque chose qu‘on sait obscène mais le rire détend, on se sent visé et critiqué, et le bannissement, l’interdit n’a plus de sens. Rire – on se libère du manque de puissance et on prend cette puissance-là en rigolant.

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Les personnages du film sont de véritables antihéros, non antipathiques d’ailleurs.  Le chef de la gare est ridiculisé depuis le début du film. Il est présenté avec une veste couverte d’excréments de pigeons, on voit des pièces non cousues de son nouvel uniforme jamais terminé – même à la fin du film lors d’une cérémonie officielle il porte sa veste habituelle. Ses ouvriers se moquent de lui en forniquant sur son précieux divan  jusqu’à le déchirer; Miloš demande l’autorisation de coucher avec sa propre femme. C’est l’irrespect ultime, car le chef se doit de donner l’exemple, il inspire la peur et la considération.

Le personnage de la fille que sa mère amène partout dans les tribunaux est totalement exhibitionniste. Elle obéit à sa mère qui est beaucoup plus faible qu’elle-même et avoue avec une certaine jouissance que c’est un ouvrier de la gare qui a mit le tampon sur ses fesses. Sa mère est grotesque dans le rôle de sauveuse de l’honneur de sa fille, telle une petite vieille qui apporte une bûche au feu déjà grand d’une soi-disant sorcière. « Une sainte innocente ! ».

Le régime nazi ressemble bizarrement à celui des soviétique (on ne parle pas des juifs et leur extermination) : les actes de délations, l’aspiration d’accéder à la chefferie, l’appellation à la morale. Le pays semble être envahi par une épidémie de débauche. Le communisme doit fleurir et naître du ventre d’une vierge immaculée.

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Absurde contradiction des élément suscite en nous un  fou-rire – le chef de gare parle de Sodome et Gomorrhe alors qu’il aimerait bien être lui-même à la place de son employé en train de tripoter une fille, le militant nazi parle de honneur d’offrir son sang pour l’avenir heureux de son pays alors qu’il passe des heures à analyser la pauvre affaire du cachet sur les fesses d’une jeune fille et ne remarque même pas Miloš qui est en train de prendre l’explosif devant ses yeux.

Le délire débridé du film amène au cœur immédiat des sensations, au plus proche des gens, aux portes du bizarre qui s’entrouvrent dans le quotidien. L’histoire avance sans patauger en évolution avec chaque personnage, en montrant les failles d’un système stérile et déshumanisé.

Rita Bukauskaite

DVD disponible aux Editions Malavida avec en bonus une excellente analyse de Romain le Vern et un livret Le miracle du renouveau de Galina Kopanenova ; La cinematographie tchèque, littérature et cinéma de Zdena Skapova (extraits de Le cinema tcheque et slovaque, Editions du Centre Pompidou).

DVD

Trains étroitement surveillés (Ostře sledované vlaky), un film de Jiří Menzel, avec Václav Neckář, Josef Somr, Vlastimil Brodský, Vladimír Valenta, Alois Vachek, Ferdinand Krůta, Jitka Bendová, Jitka Zelenohorská, Nada Urbánková, Libuše Havelková, Květa Fialová. Scénario :  Bohumil Hrabal et Jiří Menzel d’après le roman de Bohumil Hrabal. Directeur de la photographie : Jaromír Sofr. Décors : Oldrich Bosák. Musique : Jirí Sust. Montage : Jirina Lukesová. Producteur : Zdenek Oves. Production : Filmové studio Barrandov. Distribution (France) : Malavida. Ex-Tchécoslovaquie, Noir et blanc, 1966, 92 mn. Format image : 1,33 :1. Grand prix du Festival International de Mannheim-Heidelberg, 1966. Oscar du meilleur film étranger, 1968.