Toute la mémoire du monde : le passé est un présent pour demain
Moment privilégié de réflexion, d’échange et de partage qui met l’accent sur les grandes questions techniques et éthiques qui préoccupent cinémathèques et archives mais aussi, bien évidemment (on l’espère encore !), laboratoires techniques, éditeurs, distributeurs, exploitants et cinéphiles, le festival Toute la mémoire du monde, né dans le contexte de basculement du cinéma dans l’ère du numérique, a une fois de plus, cette année encore, proposé une programmation exceptionnelle en donnant à voir aux spectateurs les chefs d’œuvre comme les œuvres moins connues (curiosités, raretés et autres incunables) du patrimoine du cinéma. Avec un élargissement dans Paris et en régions, pour sa sixième édition, le Festival International du film restauré Toute la mémoire du monde s’affirme comme étant LE grand rendez-vous dédié à la célébration et à la découverte du patrimoine cinématographique mondial.
Créé par La Cinémathèque française en partenariat avec le Fonds Culturel Franco-Américain et Kodak, et avec le soutien de ses partenaires institutionnels et les ayants droit essentiels aux questions de patrimoine, ce festival est incontournable pour les cinéphiles passionnés, les amoureux du patrimoine cinématographique, les archivistes, les historiens, les chercheurs et autres curieux. En proposant un panorama des plus belles restaurations réalisées à travers le monde, il salue non seulement le travail quotidien des équipes des différentes institutions, mais nous fait aussi prendre toute la mesure de la richesse incommensurable de cet Art qui n’a de cesse de témoigner tout en se réinventant tout le temps.
Succédant aux grands Francis Ford Coppola, William Friedkin, Paul Verhoeven et Joe Dante l’année dernière, cinéaste important dans l’histoire du cinéma allemand, européen et mondial, cinéphile inspiré et inspirant, c’est à l’occasion de la restauration de l’un de ses films les plus emblématiques, Les Ailes Du Désir (Der Himmel Über Berlin, 1987), que s’est aussi idéalement que naturellement imposé cette année l’immense Wim Wenders comme parrain du Festival. Cette édition lui a rendu hommage en présentant non seulement certains de ses films, dont, en ouverture, l’incontournable Les Ailes Du Désir avec Bruno Ganz, Solveig Dommartin, Otto Sander, Curt Bois et Peter Falk, restauré en 4K à partir du négatif original 35 mm par la Fondation Wim Wenders à l’occasion des trente ans de la sortie du film en avant-première de sa ressortie en salles le 25 avril prochain par Tamasa, mais aussi, en lui offrant une carte blanche dans laquelle il rend hommage à ses « anges gardiens », ou encore, en proposant une rencontre avec le réalisateur, une Master Class, avant la projection de son film L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty (Die Angst Des Tormanns Beim Elfmeter, 1971) durant laquelle ce dernier est revenu sur sa carrière autant que sur sa vision du cinéma aujourd’hui.
Mais cette sixième édition était cette année d’autant plus prestigieuse qu’elle honorait également, en sa présence, une icône internationale du cinéma italien, la très grande actrice Stefania Sandrelli en proposant aux spectateurs de (re)voir sur grand écran pas moins de sept de ses films : 1900 (Novecento, 1974) de Bernardo Bertolucci, Christine Cristina (2009) de Stefania Sandrelli, La Clé (La Chiave, 1983) de Tinto Brass, Le Conformiste (Il Conformista, 1970) de Bernardo Bertolucci, Je la connaissais bien (Io La Conoscevo Bene, 1965) d’Antonio Pietrangeli, Nous nous sommes tant aimés (C’Eravamo Tanto Amati, 1974) d’Ettore Scola et Séduite et abandonnée (Sedotta E Abbandonata, 1963) de Pietro Germi. A l’instar de Wim Wenders, une Master Class au cours de laquelle la comédienne est revenue sur l’ensemble de sa carrière lui a été consacrée à l’issue de la projection de Nous nous sommes tant aimés. Nous reviendrons plus en détail par la suite sur ces deux grandes personnalités qui, chacune dans son genre, ont significativement marqué l’histoire du cinéma ainsi que sur les hommages qui leur ont été consacrés lors du festival.
En plus d’une journée de rencontres et d’études internationales, pour tout savoir de l’actualité des questions brûlantes que posent la restauration, la conservation, la collecte et la diffusion des œuvres, l’excellente programmation du festival proposait entre autres cette année, des débats, des rencontres, des conférences, des séances ciné-concerts et des tables rondes sur des sujets aussi divers et variés que : La vie passée, repenser la « restauration » des films, La restauration de la couleur. Étude de cas : La Terre qui meurt (1936), un film en procédé Francita, Les enjeux de la restauration filmique dans un contexte muséal: films d’avant-garde et films d’artistes, La zone grise : interpréter les couleurs du pré-cinéma, Napoléon d’Abel Gance: la lumière retrouvée…?, Étapes juridiques de la restauration d’un film, Représenter les auteurs dans leurs démarches de restauration et de valorisation de leurs films, Monter un projet de restauration : partenariats et financements, Pourquoi créer la Fondation Wim Wenders ?,… Autant de thématiques et de questions posées qui sont au cœur des préoccupations professionnelles : Entre faire renaître, restaurer, et préserver, plus qu’un travail, un défi, une gageure d’équilibriste. Comment parvenir à un juste équilibre entre préservation et restauration ? Comment parvenir à un juste équilibre entre l’Art et la Technique ? Comment la Technique peut-elle venir en aide à l’Art sans le dénaturer ?
Plus largement, ce sont les travaux de recherche, de collecte, de restauration et de sauvegarde qui sont mis en lumière ici et dont les questions sont au cœur même des enjeux de la « mémoire ». « Mémoire » qui, inévitablement, pose la question de la transmission du patrimoine cinématographique au public. Le cinéma possède et permet d’offrir à l’Homme une « mémoire » du monde, une « mémoire » de son histoire. Comment la préserver et la diffuser ?… Le Cinéma est un témoin de l’Histoire. Le patrimoine est précieux. Nous nous devons de le préserver afin de préparer l’avenir. Ces « actions » sont donc essentielles. Elles permettent aux spectateurs de découvrir quelques-uns des secrets des évolutions de la fabrication des films dans le temps mais évidemment aussi ceux des techniques de restauration. Ce sont ces actions qui permettent de favoriser le lien entre les œuvres qui fondent notre « mémoire » et les cinéphiles. Le festival permet au public de découvrir ou de redécouvrir sur grand écran de nombreux films restaurés, des trésors historiques. La technologie au service de la mémoire cinématographique permet au spectateur d’assister à des projections sublimes d’œuvres exceptionnelles et rares. A l’image de dispositifs tels que « Collège au Cinéma », « École et cinéma » ou « Lycéens et apprentis au cinéma », destinés au jeune public, le rôle d’une telle manifestation relève du travail de l’éducation à l’image. Chacun doit pouvoir avoir accès à une culture cinématographique, essentielle à la culture mondiale au sens le plus large du terme. Il faut connaître notre passé car notre patrimoine nous aide à comprendre notre présent. Rien ne se crée d’intelligent aujourd’hui et rien ne se créera d’intelligent demain sans l’héritage d’hier. Bien plus qu’une « simple » question de mémoire, la connaissance du cinéma et de son histoire protège l’avenir de notre civilisation. Comme pour l’Histoire, le « passé » du cinéma doit être présent dans nos mémoires car il féconde son propre avenir et donc le nôtre. Le Cinéma et son histoire sont l’affaire de tous. Il en va de notre responsabilité que cette mémoire collective accompagne les générations futures d’une éducation à l’image et au cinéma afin qu’elles apprennent à lire, comprendre et apprécier toute la richesse et l’intelligence que propose cet Art, témoin, primordial à la connaissance du monde. C’est par la connaissance que l’on développe, affine et aiguise sa culture, ses goûts, son esprit critique et son jugement. L’Art en général et le cinéma en particulier nous « élève »; dans tous les sens du terme. Il nous instruit et il nous éduque. Il nous emmène au-delà de notre propre condition.
La finalité de l’art est le plaisir esthétique qui va toucher la sensibilité, les sensibilités et l’intelligence. Ni superficiel, ni illusoire, l’art est une inépuisable sphère riche de sens de l’activité humaine et assure l’éducation esthétique de l’homme. Le cinéma transcende la réalité immédiate et révèle par la même la nature essentielle des choses. Sans se contenter d’appliquer mécaniquement des recettes toutes faites d’après des règles quelconques, le cinéma (le vrai) a pour rôle entre autre de nous apprendre à observer le monde, la nature, l’Histoire, l’homme, la vie. Le cinéma nous sensibilise autant à leurs beautés qu’à leurs horreurs. Le cinéma dépasse sa condition première pour devenir utile. Il a une « beauté libre » (naturelle) et possède également une « beauté adhérente » (enrichissante et utile) – Emmanuel Kant. Il répond à un besoin de l’esprit. D’une richesse et d’une utilité insoupçonnée, en « montrant » les choses, le cinéma prévient la maturation naturelle des troubles de la société et des individus. Indice frappant des dangers qui menacent l’humanité du fond des pulsions refoulées par la civilisation actuelle, par ses expositions et ses représentations, le cinéma permet l’explosion salutaire des psychoses, névroses et perversions collectives. C’est donc par sa protection, sa restauration et sa diffusion au plus grand nombre que passe, autant que la nôtre, la sauvegarde du cinéma, que passe la sauvegarde de son histoire, de sa mémoire et de son avenir.
En ces temps très préoccupants d’hystérie collective et de pression sociale où, confondant tout, regroupés par le biais des réseaux sociaux et confortés par leurs « succès » aussi bien dans les faits que dans les médias, tel un tribunal populaire, des personnes « intellectuellement incompétentes », des obscurantistes, encouragés, manipulés et instrumentalisés par les tout aussi incompétents parvenus, veules et nuisibles qui occupent par opportunisme les postes de pouvoir et de décision des entreprises et des institutions, mettent tout et n’importe quoi au même niveau et provoquent des excès de censure qui font froid dans le dos, et où on assiste à une effrayante et dangereuse « révision » de l’Art, de l’Histoire et de la Culture, Toute la mémoire du monde fait acte de résistance et devient tout simplement indispensable.
Cinq jours durant, le festival a donc proposé cette année plus d’une centaine de séances de films rares ou restaurés répartis en différentes sections : Restaurations et Incunables, Cinerama, Le Film Noir Mexicain, Hollywood ou le temps d’un retour (en arrière), Perles rares du cinéma Hongrois, Peter Nestler, Londres au temps du cinéma muet.
Cette année encore, en association avec l’Association Française des Cinémas d’Art et d’Essai (AFCAE) et l’Agence pour le Développement Régional du Cinéma (ADRC), du 7 au 27 mars, le Festival a offert aux spectateurs la possibilité d’assister à des projections « Hors les murs » de la Cinémathèque, dans près de trente cinémas Art et Essai de France. Cette année encore, à Paris, le festival était ouvert à l’extérieur. Quatre salles au total (L’Auditorium du Musée du Louvre, Le Christine 21, La Fondation Jérôme Seydoux-Pathé et La Filmothèque) sont venues s’ajouter aux trois salles de la Cinémathèque. Ce partenariat a permis de proposer aux spectateurs plus d’une centaine de séances en cinq jours.
En poursuivant son extension dans Paris et en régions ainsi qu’en s’ouvrant à une plus grande diversité cinématographique, avec plus de 11 000 spectateurs en cinq jours, cette sixième édition du Festival Toute la mémoire du monde a encore été un succès. Un succès qui ravit ! Parions une fois de plus que les spectateurs cinéphiles, enchantés par cet évènement répondront encore plus nombreux présent à l’appel de la prochaine édition.
Steve Le Nedelec