Juan Sayago sort de prison. Il retourne dans son village 18 ans après avoir tué Raul Trueba, un vendeur de chevaux. Julian, le fils ainé de Raul, n’a qu’un unique but dans la vie: venger son père. Quant à Juan, il n’aspire qu’à une vie tranquille…
Œuvre âpre, profonde, sauvage et immensément mélancolique, Tiempo de Morir est un magnifique western mexicain. Ce qui saute immédiatement aux yeux, c’est les noms des auteurs du scénario, Gabriel García Márquez et Carlos Fuentes, rien de moins que deux géants de la littérature mondiale. Le récit est la main de Gabriel García Márquez; ceux qui connaissent son œuvre y reconnaîtront sans peine son univers. La dimension tragique du destin avec sa fin annoncée, le temps qui avance tout en donnant l’impression de s’être arrêté, villes endormies où les fantômes du passé côtoient les vivants et puis le machisme, le mensonge, la vengeance pour l’honneur et son processus de violence et les amours perdus. Gabriel García Márquez adapte son récit et le dialogue avec Carlos Fuentes, le résultat est de tout premier ordre.
A première vue, Tiempo de Morir est un western ordinaire, classique, mais insidieusement Gabriel García Márquez et Carlos Fuentes prennent le contre-pied du western américain et livrent une récit original, surprenant et attachant. Juan Sayago (Jorge Martínez de Hoyos)n’est pas le héros standardisé du genre, il n’est ni un solitaire, ni un renégat qui revient dans une ville qui le rejette. C’est exactement l’inverse. « Sortir de prison pour entrer au cimetière » telle absurdité entend-il dire de la bouche d’un vieil ami.
Juan Sayago a tué Raul Trueba, mais la faute en incombe entièrement à Raul et à son ego surdimensionné. La vérité est connue de tous, mais ses enfants vivent dans la mythologie du père disparu. Julian, l’ainé, se doit être un homme comme son père. Elevé dans le culte de la vengeance, Julian ne vit que pour l’instant où il sera enfin confronté à l’assassin de son père. Il doit laver dans le sang l’honneur de la famille. « N’être jamais moins homme que leur père » conseille-t-il à Pedro, son frère cadet. Mais bien vite, Pedro se rend compte de l’impasse dans laquelle ils sont plongés. Il sympathise même avec Juan et découvre un homme bien différent du portrait qu’en a fait sa famille. Pedro s’oppose à son frère mais il n’a pas les épaules assez larges pour supporter le poids de traditions aussi destructrices et puériles. Comme son frère il est dans une spirale infernale de violence.
Au village, Juan retrouve son amour de toujours Mariana (Marga López, magnifique brune vue dans Nazarin de Buñuel), veuve et mère d’un enfant. Sa profonde solitude a engendré en elle une forme d’amertume. Quant à Juan, sa vie s’en est allée lentement, inexorablement. Ce qui nous vaut de magnifiques scènes de retrouvailles où entre les interstices de la gêne se dessine les fantômes de leurs jeunesses disparues. Encore une fois, Gabriel García Márquez et Carlos Fuentes inversent les rôles. Juan a appris à tricoter en prison en attendant les lettres de Mariana. Humour surréaliste qui met à mal le machisme dominant.
Arturo Ripstein a vingt et un ans quand il réalise Tiempo de Morir, son premier film. Il recrute l’un des plus grands chefs opérateur du cinéma mexicain Alex Phillips pour transcrire à l’écran toutes les subtilités du scénario. A ce titre le premier plan est un modèle d’intelligence. Une porte s’ouvre sur le désert, référence directe à John Ford mais qui s’arrête aussitôt, Juan sort vers la liberté, et pourtant la porte se referme et c’est à partir de sa fenêtre à barreaux que nous voyons Juan s’éloigner. La suite du récit donnera tout son sens à ce premier plan admirable.
La mise en scène de Ripstein est d’une grande rigueur. De superbes mouvements d’appareil accompagnent les personnages. Ripstein surprend par son utilisation de la durée. Ainsi, ce plan où Juan Sayago se retrouve dès sa première journée de liberté en cellule. Long plan où le temps bégaye. Ces longueurs parfaitement gérées ajoutent une grande tension dramatique à l’histoire. Les fulgurances de violence n’en deviennent alors que plus douloureuses comme les rencontres de Julian et de Juan. Et surtout l’altercation entre les deux frères qui se termine à coup de ceinturon. Encore une fois c’est remarquablement filmé, caméra à l’épaule dans des rues quasi désertes écrasées par la lumière du soleil.
Le final est vraiment admirable. Sens du détail, les lunettes de Juan, et l’utilisation grandiose du décor. Ripstein a, semble-t-il, renié le film certainement à cause du poids écrasant de ses deux scénaristes. Il a bien tort. Tiempo de Morir s’enrichit à chaque vision d’une dimension supplémentaire, ce qui n’est pas si fréquent. Tiempo de Morir est la preuve que de grands auteurs comme Gabriel García Márquez, qui adorait le cinéma, peuvent apporter énormément au cinéma. Il est dommage que notre connaissance du cinéma d’Arturo Ripstein soit limitée à une dizaine de films sur la quarantaine qu’il a réalisés. Profitons de l’occasion pour découvrir ce magnifique Tiempo de Morir.
Fernand Garcia
Tiempo de Morir est édité pour la première fois en Blu-ray et DVD dans une magnifique édition collector limitée par Sydonis / Calysta. L’image et le son superbement restaurés en HD. Cette édition inclus un document précieux, un fac-similé du scénario original de Gabriel García Márquez. En compléments : deux instructives présentations du film. La première par François Guérif sur les grandes qualités du scénario et de la réalisation (14 minutes). La seconde par Bertrand Tavernier, évoque l’œuvre méconnue et la manière de travailler d’Arturo Ripstein (31 minutes). Un très court document mexicain sur le cinéaste, 12 confessions d’Arturo Ripstein (3 minutes) où il rappelle, non sans humour, que contrairement à la légende, il n’a jamais été l’assistant de Luis Buñuel ! Enfin la bande-annonce mexicaine du film complète cette édition.
Tiempo de Morir, un film d’Arturo Ripstein avec Jorge Martínez de Hoyos, Marga López, Enrique Rocha, Alfredo Leal, Blanca Sánchez, Tito Junco, Miguel Macia, Carlos Jordan… Scénario : Gabriel García Márquez Adaptation et dialogue : Gabriel García Márquez et Carlos Fuentes. Directeur de la photographie : Alex Phillips. Décors : Salvador Lozano Mena. Montage : Carlos Savage. Musique : Carlos Jiménez Mabarak. Producteurs : Alfredo Ripstein hijo – César Santos Galindo. Production : Alameda Films. Distribution (France) : Tamasa Distribution (sortie en salles le 4 janvier 2017). Mexique. 1966. 90 minutes. Noir et blanc. 35 mm. Format image : 1,37 :1. DCP. Son : VOSTF. Tous Publics. Sélection Cannes Classics, Festival de Cannes 2016. Lumière 2016, Grand Lyon Film Festival.