Expérience. Une seringue pénètre un jaune d’œuf et y injecte une substance, verte fluo, mystérieuse. Un second jaune d’œuf, plus petit mais à la texture plus dense et plus jeune, émerge du premier. Sur Hollywood Boulevard, des ouvriers préparent une dalle sur le Walk of Fame pour y incruster l’étoile d’Elisabeth Sparke. Elle est au sommet de sa gloire, et les flashs crépitent autour d’elle (Demi Moore). Le temps passe, et les fans se font rares autour de son étoile. Le temps est implacable. Un jeune homme laisse tomber son hamburger par inadvertance sur l’étoile, signe de l’oubli qui l’entoure. Elisabeth Sparke, autrefois une grande star, est désormais inconnue des nouvelles générations. Ancienne gloire d’Hollywood, elle anime des cours d’aérobic sur une chaîne de télévision. Son programme « Sparkle Your Life » est en péril. Harvey (Dennis Quaid), le patron de la chaîne, décide de la remplacer par une danseuse plus jeune et plus sexy. Le peu de reconnaissance qui lui restait s’effondre…
Elisabeth Sparke n’est plus un corps désirable selon les critères que les autres lui imposent, mais aussi ceux qu’elle s’impose à elle-même. Dans l’industrie du rêve, elle a fait son temps. Devant son miroir, une question résonne : « Qui est la plus belle ? » Grâce à une simple carte transmise par un infirmier, elle participe à une expérience renouvelée chaque semaine. The Substance est un sérum qui extrait des entrailles d’Elisabeth une autre version d’elle-même, Sue, conforme aux désirs du monde moderne. Pendant que Sparke reste inanimée et sous perfusion sur le sol de la salle de bain, Sue vit pleinement sa nouvelle gloire, le temps d’une semaine. Les deux corps fonctionnent en alternance, une semaine pour chacune. Cependant, l’indépendance croissante que Sue revendique finit par mener à une catastrophe.
Ce dédoublement d’Elisabeth Sparke fonctionne comme la fusion de Margo Channing et Eve Harrington, la star vieillissante et la jeune ambitieuse dans Eve (All About Eve, Joseph L. Mankiewicz,1950), ou encore comme celui de la Sorcière et de la Belle dans les contes de fées. Coralie Fargeat adopte un style tape-à-l’œil des plus jubilatoires, n’hésitant pas à filmer les corps nus d’Elisabeth et de Sue. Aux fesses plates et flasques d’Elisabeth répondent celles, rebondies et fermes, de Sue. Le film se déroule à un rythme aussi trépidant que l’émission d’aérobic. Fargeat en fait parfois trop, abusant des grands angles, et échoue notamment dans une scène avec un producteur de télévision engloutissant des crevettes. Toutefois, sa véritable réussite réside dans la création d’un univers totalement refermé sur lui-même. Elle y parvient en s’appropriant, jusqu’à l’excès, une imagerie puissante inspirée des films de Stanley Kubrick, David Cronenberg, Alfred Hitchcock, David Lynch, et Brian De Palma, tout en puisant également dans le cinéma bis, en marge, avec des œuvres signées Brian Yuzna, Stuart Gordon, Frank Henenlotter, et même Jim Muro, réalisateur du culte Street Trash (1987). Ce foisonnement de références donne sa substance au film. Les visions éclatent, passant du voyage psychédélique de 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) à un final qui doit autant à Phantom of the Paradise (1974) qu’à Carrie (1976).
The Substance propose un discours de note d’intention assez simpliste : l’homme a créé des critères de beauté auxquels les femmes doivent se conformer. Fargeat s’inspire de films qui étaient d’abord des spectacles, et il est vrai qu’en grattant la surface, on peut découvrir des sous-textes parfois subversifs. Le tapis de Shining cachait le génocide des Amérindiens, et le sang jaillissant des portes de l’ascenseur symbolisait cette violence. Cependant, la reprise de Fargeat manque un peu de profondeur. Hollywood n’a pas commis de génocide d’actrices, mais dans son final, elle asperge littéralement le public de sang, le rendant complice de la monstruosité et de la souffrance d’Elisabeth (représentant toutes ces actrices sacrifiées), atteignant le point ultime de sa mutation. C’est une vision critiquable, car le cinéma a toujours eu une dimension compassionnelle. Les monstres ont souvent suscité une grande empathie du public, du monstre de Frankenstein au scientifique transformé en mouche (La Mouche, David Cronenberg, 1986). Le film utilise des ficelles un peu grossières pour marteler son message, mais finalement, cela importe peu. Ce qui compte vraiment, c’est le déroulement de l’intrigue, ses rebondissements et ses effets chocs. Le meilleur de The Substance réside dans son formidable désir de cinéma. En fin de compte, Coralie Fargeat manipule ses actrices à la manière du grand Alfred Hitchcock, dont elle reprend d’ailleurs la musique de Sueurs froides (Vertigo, 1958) une autre histoire de dédoublement.
Le film marque également le retour au premier plan de Demi Moore. Le succès planétaire de Ghost (1990) la propulse, à 28 ans, au sommet d’Hollywood pendant près d’une décennie. Trois films cimentent définitivement son statut de star : Des hommes d’honneur (A Few Good Men, 1992) de Rob Reiner, aux côtés de Tom Cruise et Jack Nicholson, puis surtout Proposition indécente (Indecent Proposal, 1993) d’Adrian Lyne, où elle partage l’affiche avec Robert Redford et Woody Harrelson, et Harcèlement (Disclosure, 1994) de Barry Levinson, avec Michael Douglas. Cependant, une série de mauvais choix ternit son étoile, accentuée par la catastrophe absolue de Striptease (1996), un échec retentissant dont ni elle ni Burt Reynolds n’ont vraiment réussi à se relever. Malgré un léger sursaut avec À armes égales (G.I. Jane, 1997) de Ridley Scott, un film destiné à promouvoir l’engagement des femmes dans l’armée, et un bon second rôle dans Harry dans tous ses états (Deconstructing Harry, 1997) de Woody Allen, la carrière de Demi Moore semble stagner. Ses nombreuses apparitions au cinéma passent inaperçues, et elle occupe davantage la presse people avec ses relations, notamment avec Bruce Willis, sa famille, et ses interventions chirurgicales.
Cependant, depuis quelques années, Demi Moore amorce un retour réussi avec des rôles récurrents dans des séries télévisées telles que Empire, Animals, Brave New World, Dirty Diana, et Feud. The Substance marque un magnifique come-back, prouvant qu’une bonne actrice conserve son talent malgré le passage du temps. Espérons qu’elle ne se fasse pas éclipser par Margaret Qualley, son « avatar » à l’écran. Fille d’Andie MacDowell, Margaret Qualley s’est fait remarquer dans la série The Leftovers (2014-2017). Sa performance dans Once Upon a Time… in Hollywood (2019) de Quentin Tarantino l’a propulsée au rang d’actrice en vue. Cependant, la suite de sa carrière a été plus discrète, malgré un premier rôle dans Stars at Noon (2022) de Claire Denis, qui a remporté un Grand Prix à Cannes largement discuté mais passé inaperçu. Avec Poor Things (2023) et Kinds of Kindness (2024) de Yórgos Lánthimos, ainsi que The Substance, de nouvelles opportunités s’ouvrent à elle, la plaçant sur une voie royale.
Sept ans après Revenge, Coralie Fargeat poursuit sa course dans une relecture du cinéma de genre matinée de préoccupations féministes. Comme mentionné plus haut, l’intérêt du film ne réside pas tant dans son discours, qui reste conventionnel et dans l’air du temps, mais plutôt dans le plaisir qu’il procure en explorant un cinéma des marges, impur et provocateur. The Substance, bien que parfois trop maîtrisé, devient véritablement fascinant lorsqu’il se libère de ses contraintes et se laisse aller à sa simple monstrueuse beauté.
Fernand Garcia
The Substance un film de Coralie Fargeat avec Demi Moore, Margaret Qualley, Dennis Quaid, Edward Hamilton-Clark, Gore Abrams, Oscar Lesage, Christian Erickson… Scénario : Coralie Fargeat. Image : Benjamin Kracun. Décors : Stanislas Reydellet. Costumes : Emmanuelle Youchnovski. FX maquillage : Olivier Afonso. Montage : Coralie Fargeat, Jérôme Eltabet, Valentin Féron. Musique : Raffertie. Producteurs : Coralie Fargeat, Tim Bevan et Eric Fellner. Production : Working Title – BlackSmith – Universal Studios. Distribution (France) : Metropolitan FilmExport (sortie le 6 novembre 2024). Etats-Unis – Royaume-Uni. 2024. 2h21. Couleur. Format image : 2.39:1. Dolby Digital. Prix du meilleur scénario, Festival de Cannes, 2024. interdit aux moins de 12 ans avec avertissement.