Christian est un père divorcé qui aime consacrer du temps à ses deux enfants. Conservateur apprécié d’un musée d’art contemporain à Stockholm, il fait aussi partie de ces gens qui roulent en voiture électrique et soutiennent les grandes causes humanitaires. Il prépare sa prochaine exposition, intitulée « The Square », autour d’une installation incitant les visiteurs à l’altruisme et leur rappelant leur devoir à l’égard de leurs prochains. Mais il est parfois difficile de vivre en accord avec ses valeurs : quand Christian se fait voler son portefeuille et son téléphone portable, sa réaction pour récupérer son bien ne l’honore guère… Au même moment, l’agence de communication du musée lance une campagne surprenante pour « The Square » : l’accueil est totalement inattendu et plonge Christian dans une crise existentielle.
« Le Carré est un sanctuaire de confiance et de bienveillance. En son sein, nous avons tous les mêmes droits et les mêmes devoirs. » est l’inscription que l’on peut lire sur l’œuvre d’art « The Square ».
Tout comme l’était déjà Snow Therapy (2014), le précédent film du cinéaste suédois Ruben Östlund qui fustigeait la cohésion familiale et qui l’a véritablement fait connaître du public en France, The Square est un film dramatique et satirique qui rappelle, entre autre par sa satire de la bourgeoisie, les œuvres de cinéastes comme Luis Buñuel ou encore Michael Haneke. Mais, conjuguant dénonciation et sympathie, humour et perplexité, le cinéma d’Östlund possède une palette émotionnelle plus riche et reste plus ambiguë. Elégant dans sa forme réfléchie et maîtrisée, le film dérange autant qu’il divertit. Le scénario audacieux, le cadre précis, les angles de prises de vue singuliers, la maîtrise de l’espace, l’ingéniosité du montage et l’impressionnante et rigoureuse mise en scène incisive qui juxtapose de longues scènes (séquences) jouant sur le champ et le hors-champ, sont constitutifs de son cinéma. D’une grande richesse thématique, en plus de la violence des rapports de classes, le film aborde différents sujets, comme la responsabilité et la confiance, la richesse et la pauvreté, la lâcheté et la cruauté, la frontière entre l’Art et le marketing, les diktats des médias et des réseaux sociaux, ou encore le pouvoir et l’impuissance. En plus de démontrer le rapport aliénant du groupe sur l’individu, The Square met également l’accent sur l’importance croissante que l’on accorde à l’individu par opposition à la désaffection vis-à-vis de la communauté ou encore sur la méfiance à l’égard des autres et à l’égard de l’État en matière de création artistique ou de médias.
Le projet du film est né en 2008 avec l’apparition du premier « quartier fermé » de Suède, un lotissement sécurisé auquel seuls les propriétaires en ayant l’autorisation peuvent accéder, qui témoigne parfaitement du fait que les classes privilégiées s’isolent du monde qui les entoure et met en lumière l’individualisme grandissant de nos sociétés occidentales dans lesquelles le clivage entre riches et pauvres ne cesse de se creuser depuis une trentaine d’années. The Square met en lumière le chômage croissant qui pousse les gens à se méfier les uns des autres et à se détourner de la société de peur de voir son statut social décliner. L’impuissance politique nous a fait perdre confiance en l’État et en la société. Celle-ci nous a poussés à nous replier sur nous-mêmes et à modifier nos comportements sociaux de façon alarmante au point de créer un climat social malsain et néfaste. En effet, de nombreuses expériences en psychologie sociale viennent par exemple démontrer notre incapacité à offrir notre aide dans les lieux publics et dévoiler notre indifférence collective, notre inhibition que l’on appelle scientifiquement « effet du spectateur » ou « apathie des témoins ». Le film alerte sur l’urgence que nous avons à revoir nos valeurs sociales actuelles si nous ne voulons pas courir à la catastrophe.
L’exposition artistique intitulée « The Square » qui a été montée par Ruben Östlund et exposée au Vandalorum Museum dans le sud de la Suède en 2015 est à l’origine du film. Comme le film, celle-ci s’inspirait de l’expérience « du bon Samaritain » menée à l’université de Princeton en 1973 et questionnait le visiteur sur son rapport aux autres et à ses valeurs. Centré sur la confiance et l’aide à autrui, le projet de l’exposition « The Square » jouait sur l’idée que l’harmonie sociale dépend d’un simple choix fait par tout un chacun au quotidien. The Square reprend donc cette exposition-expérience et ses observations avec par exemple son entrée qui proposait aux visiteurs deux portes distinctes marquées comme suit, « J’ai confiance en la société » ou « je me méfie de la société », et révélait que bien que la majorité des gens choisissait « la confiance », ces derniers accusaient des réticences et agissaient de façon contradictoire avec leurs principes lorsqu’on leur demandait par la suite de déposer leur portable et leur portefeuille sur le sol du musée. Cette exposition qui illustrait l’idéal de consensus censé gouverner la société dans son ensemble, pour le bien de tous, est devenue une installation permanente sur la place centrale de la ville de Värnamo. Si l’on se trouve à l’emplacement du Carré, il est de son devoir d’agir – et de réagir – si quiconque a besoin d’aide. Ce dernier est une matérialisation dans l’espace social de comment nous devrions tous nous comporter et Être partout dans le monde. Tel un sanctuaire humanitaire, le Carré, devenu un concept en Suède mais aussi en Norvège, est un espace qui évoque les valeurs altruistes fondées selon l’éthique de réciprocité commune aux religions et la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. C’est donc cette exposition artistique qui pose les contours, les enjeux et la dramaturgie du film et c’est sa thématique qui en définit l’encadrement moral et philosophique.
En démontrant que nous agissons souvent en désaccord avec les valeurs que nous pensons être les nôtres, The Square gratte le vernis de notre respectabilité et nous met face à nos contradictions et à nos faiblesses qui sont malheureusement devenues propres à la nature humaine.
Remarquablement interprété par le comédien danois Claes Bang, qui joue ici dans un registre à la fois réaliste et intimiste, Christian, le personnage principal du film, a de nombreuses facettes. Divorcé et père de deux enfants, Christian occupe un poste important dans le secteur culturel. Attaché aux questions existentielles et sociales, défendant la liberté d’expression et l’humanisme, ce dernier tient des propos idéalistes et se consacre pleinement à l’exposition « The Square » en laquelle il croit beaucoup. Au début du film, nous sommes témoin d’une mise en scène orchestrée par des pickpockets qui volent le téléphone et le portefeuille de Christian qui nous est alors présenté comme une victime. Trompé et volé, sa confiance est trahie. Incapable de relativiser sa situation, Christian est blessé et décide pour récupérer son bien de transgresser les lois morales qu’il prétend avoir. Ne connaissant pas l’identité de son voleur, il suspecte tous les habitants de l’immeuble où son portable a été localisé et dépose une lettre d’accusation anonyme dans chaque boîte aux lettres. La durée de la scène et sa répétition étage par étage créent une tension et soulignent la vilenie de son acte. Mais son stratagème se retourne contre lui quand, après avoir récupéré son bien et s’être donc fait justice lui-même, un jeune garçon d’une dizaine d’année, campé par le stupéfiant Elijandro Edouard, blessé dans sa dignité et discrédité aux yeux de ses parents qui le soupçonnent d’être l’auteur du vol, vient le trouver et lui tenir tête lui demandant réparation et excuses. L’enfant humilié et sa colère justifiée deviennent un poids sur la conscience de Christian car ils le démasquent et lui ouvrent les yeux en le mettant face à ses contradictions. L’enfant va lui faire avoir honte de sa conduite, honte de son comportement, honte de lui-même.
Christian est un manipulateur, un individualiste et un être narcissique qui s’auto-persuade d’être quelqu’un de bien par son propre discours. En fait, en dépit des grands principes qu’il défend, ce dernier agit en cynique et n’est en réalité qu’un vrai caméléon sur le plan social. La scène très drôle du « préservatif » vient elle aussi attester du fait qu’il se confronte aux mêmes questions que tout un chacun, à savoir : la prise de responsabilités, la confiance en l’autre, la fiabilité, ainsi que la conduite morale sur le plan individuel. Mais, lorsqu’il se trouve face à un dilemme, ses actes sont en opposition avec ses valeurs morales. Jamais honnête ni sincère, ni avec les autres, ni avec lui-même, Christian se révèle être quelqu’un de faux et superficiel. Les lignes de son « sanctuaire de bienveillance et de confiance » personnel volent en éclats… Christian incarne un véritable paradoxe, comme la plupart d’entre nous. Obnubilé par ce qui lui arrive, la campagne de promotion de son exposition lui échappe et lui révèle en fait que c’est toute sa vie qui lui échappe. Le parcours du personnage de Christian illustre dans le même temps le contrat social, la responsabilité collective, et l’éthique individuelle. En pleine prise de conscience de ses contradictions, le héros donne le sentiment d’être le cobaye d’une expérience sociologique sur le comportement et les valeurs éthiques. Comme nous tous, le personnage de Christian est coupable et culpabilisé de l’être.
La justice est le respect des lois pour autant que les autres s’y soumettent aussi, mais au-delà, elle témoigne d’un esprit en accord et en harmonie avec lui-même, en accord avec ses valeurs, ses principes, mais aussi ses actes. Un homme juste est-il donc nécessairement un homme heureux ? Bien se comporter et agir « comme il faut » peuvent-ils véritablement faire le bonheur ? Notons également que les filles de Christian sont pom-pom girls et appartiennent à un groupe. Cette image qui renvoie à l’esprit d’équipe et donc au rôle de la confiance en l’autre, vient brillamment illustrer une meilleure facette de la société d’aujourd’hui.
Si chaque scène vient servir et appuyer le propos du cinéaste en soufflant le chaud (l’humanisme) et le froid (le cynisme), la séquence la plus emblématique et époustouflante du film et de son message critique reste immanquablement celle qui se déroule lors d’un dîner mondain. La scène qui répond parfaitement au concept des valeurs humanistes que met en avant l’exposition, est stupéfiante par son inconvenance, sa violence graphique et l’interprétation remarquable de son comédien Terry Notary, habitué, depuis ses débuts au Cirque du Soleil, à incarner des créatures et des animaux au cinéma. Parmi ses nombreuses prestations on a entre autres pu voir son talent dans L’Incroyable Hulk (The Incredible Hulk, 2008) de Louis Leterrier, Avatar (2009) de James Cameron, La Planète des Singes : Les Origines (Rise of the Planet of the Apes, 2011) de Rupert Wyatt, La Planète des Singes : L’Affrontement (Dawn of the Planet of the Apes, 2014) de Matt Reeves, ou encore dans la trilogie du Hobbit de Peter Jackson.
En créant le malaise, cette scène dévoile et met en lumière de façon aussi magistrale que dérangeante le retour du refoulé et invite le spectateur à s’interroger sur ses propres valeurs et sa propre lâcheté. Dans une sublime salle de réception, des dizaines de notables en tenue de gala, sont assis à table dans l’attente d’un banquet organisé en leur honneur. Détenteurs du pouvoir et censés être les garants des valeurs (sociales, morales, culturelles…), ils sont les généreux donateurs du musée d’art contemporain que gère Christian, et de l’exposition « The Square » qui y est organisée. Un homme menaçant se tient seul debout, torse nu, musclé et l’œil mauvais. Pour les convives, la présence de l’individu en ce lieu est déplacée. Cette « bête humaine », ce monstre dérange. Tous les invités baissent les yeux ou lui tournent le dos. Mal à l’aise, choqués et horrifiés par cet acteur qui ne fait qu’effectuer un « happening », une performance consistant à imiter et jouer le gorille, ils préfèrent l’ignorer et se réfugier dans le silence, dans une sorte de déni ou de quant-à-soi pathétique et lâche. Pour eux, cet homme-singe est hideux, indécent, grossier et brutal, mais surtout différent. Marqué par trop de différences (sociales, morales, culturelles…), le personnage les gêne. C’est un trouble-fête, un « trouble-vie ». L’acteur bouscule le petit confort et les certitudes hypocrites des invités qui ne peuvent ni ne veulent le voir. Alors qu’ils prônent l’altruisme, la bienveillance, le respect et la confiance, cette scène fait tomber les masques et leurs signifie qu’ils n’incarnent en fait aucune de ces valeurs. Tel un miroir, ce spectacle leur renvoie leur mépris de classe, leurs fausses valeurs et leur soit disant bonne conscience.
Dans le même temps qu’elle dévoile, tel un bûcher des vanités, les faux-semblants de certaines classes sociales, toute cette séquence illustre avec justesse les expériences conduites en psychologie sociale dont on a nommé les résultats : « effet du spectateur » ou « apathie des témoins », et témoigne d’une réelle et alarmante déshumanisation de l’individu dans la société qui, derrière les civilités de façade, n’évolue que dans sa sphère sans se soucier de l’Autre et se révèle être froid, égoïste et cruel. Il n’y a guère ici que la façade de brillante.
Film satirique et on ne peut plus contemporain, The Square exacerbe les pires tendances de notre époque, comme la façon dont les médias n’assument pas leur responsabilité lorsqu’ils reproduisent les problèmes mêmes dont ils se font l’écho. Dès la scène d’ouverture du film, le réalisateur fait le choix de nous montrer avec ironie une journaliste américaine, interprétée par la comédienne Elisabeth Moss, interviewant Christian et qui ne comprend manifestement rien à la démarche de l’exposition ni à ses enjeux. Trop affairé aujourd’hui à vouloir faire le buzz à tout prix, les médias se et nous pervertissent. Dans le film, le musée engage deux ridicules golden boys « experts » en marketing pour que l’exposition et le concept du Carré bénéficient d’une importante couverture médiatique. Avec sérieux, ils déclarent que l’idée du carré est trop « sympa » pour intéresser qui que ce soit car le concept est consensuel. Pour donner envie aux journalistes d’y consacrer un article, il faut susciter la polémique mais pour eux ce projet manque de mordant et de controverse. Une des répliques significatives des « experts » dans le film est la suivante : «– Le plus grand défi dans notre cas, c’est de réussir à se faire entendre dans le vacarme médiatique assourdissant. Vos concurrents ne sont pas les autres musées mais les catastrophes naturelles et les menaces d’attentat. ».
« Dans le film, les deux experts en marketing se reconnaissent dans le concept de l’exposition et ses valeurs humanistes, et il est ironique qu’ils tentent d’en communiquer le contenu dans les médias comme ils le font. Mon film cherche à brosser une satire du fonctionnement actuel des médias. Le problème, c’est qu’attirer l’attention est un véritable champ de bataille. » Ruben Östlund.
Le film ironise donc également sur la véritable tragédie que représentent les médias et réseaux sociaux dans l’hystérie médiatique actuelle devenue trop agressive. Aujourd’hui on montre des images choquantes, équivoques et manipulatrices sans que viennent se poser la moindre question éthique ni même la moindre vérification de véracité. C’est devenu la norme. Sans aucun scrupule ni aucune déontologie, les médias n’ont plus recours qu’au sensationnalisme et n’hésitent pas à utiliser des images racoleuses. C’est la course effrénée au Buzz. C’est la quête du « clic ». Il n’y a plus de déontologie journalistique. Le film aborde ce sujet d’une terrible actualité avec légèreté et en ayant recours à l’absurde. Par exemple, la vidéo YouTube, manifestement truquée et créée par les deux idiots experts en marketing et communication pour assurer la promotion des valeurs morales de l’exposition, illustre parfaitement combien les médias influencent notre perception du monde et nous poussent à mal le comprendre. On peut faire un parallèle avec le pauvre et triste traitement de la politique par les médias qui, en Suède comme ailleurs, grâce à des débats sur des thèmes fédérateurs et polémiques, attirent l’attention du public et favorise la montée des partis extrémistes qui n’hésitent pas à profiter de la situation.
« Je trouve essentiel d’en analyser les effets, car je suis convaincu que l’image vidéo est le moyen d’expression le plus efficace que nous ayons jamais eu, et par conséquent le plus dangereux. » Ruben Östlund.
Notons enfin l’idée que le cadre de l’écran de cinéma délimitant les bords de l’image représente en quelque sorte lui aussi le « Carré » de l’exposition au sein duquel on retrouve les mêmes idées, les mêmes envies et les mêmes enjeux. La forme talentueuse et la rigueur esthétique du film épouse brillamment son discours. Dans son histoire, le film se fond donc de façon remarquable avec le projet artistique de l’exposition. The Square met ainsi en abîme le fait que le cinéma soit un accès privilégié au monde qui nous incite à penser de manière critique les conventions et ce que nous prenons pour argent comptant.
Avec The Square, satire féroce, car lucide, efficace et enlevée, Ruben Östlund invite subtilement à la réflexion et dénonce habilement l’hypocrisie, le cynisme et les travers de son « beau et paisible » pays autant que ceux de nos sociétés occidentales devenues égoïstes. Le cinéaste pose ici de nombreuses questions, à la fois philosophiques et psychologiques, sur la société et les individus qui la composent et tend un miroir à la conscience du spectateur qui en ressort bousculé.
Steve Le Nedelec
The Square un film de Ruben Östlund avec Claes Bang, Elisabeth Moss, Dominic West, Terry Notary, Christopher Laesso, Marina Schiptjenko, Elijandro Edouard, Daniel Hallberg, Martin Sööder… Scénario : Ruben Östlund. Directeur de la photographie : Fredrik Wenzel. Direction artistique : Josefin Asberg. SCostumes : Sofie Krunegard. Son : Andreas Franck. Mixage : Andreas Franck et Bent Holm. Montage : Ruben Östlund, Jacob Secher Schulsinger. Producteurs : Erik Hemmendorff et Philippe Bober. Production : Plattform Produktion AB – Essential Films – Parisienne – Coproduction Office – Film I Väst – Sveriges Television, Imperative Entertainment, ARTE France Cinéma, ZDF Arte. Distribution (France) : BAC Films (Sortie le 18 octobre 2017). Suède – Allemagne – France – Danemark. 2017. 145 minutes. Couleur. Ratio image : 1.85 :1. Dolby Digital. Palme d’Or, Festival de Cannes, 2017. Prix Jean Renoir des lycéens.