Lewis Venable (Robert Cummings) est un éditeur américain, il se rend en Italie, et plus précisément à Venise, sous une fausse identité celle d’un écrivain, William Burton, pour obtenir les lettres d’amour échangées entre le poète Jeffrey Aspern et Juliana Bordereau (Agnes Moorehead). Le poète est mort depuis longtemps, mais la destinataire de ces lettres est par contre belle et bien vivante. Agée de 105 ans, elle vit avec sa nièce, Tina (Susan Hayward), une gouvernante et une bonne à tout faire dans un somptueux palais. Sur place, l’éditeur signe un onéreux contrat de location pour un appartement dans le vieux palais avec l’étrange et belle Tina. Elles ont besoin d’argent. Un étrange jeu se met en place entre la vieille dame, Tina et l’éditeur. Petit à petit, Venable / Burton tombe sous le charme de Tina.
The Lost Moment est l’adaptation, fidèle dans l’esprit, de l’une des nouvelles d’Henry James, Les Papiers d’Aspern, qu’il considère comme l’une de ses meilleures.
Il émane de The Lost Moment un indicible charme teinté d’une douce perversité. Le film nous égare dans les méandres non seulement de l’immense palais vénitien (reconstitué en studio) mais surtout dans l’esprit des protagonistes. The Lost Moment se déroule comme un songe. Un rêve à multiples entrées. Nous sommes tout autant dans celui de l’éditeur, que dans celui de Tina ou de la vieille Juliana. Ces rêves s’associent les uns aux autres en bloc nous faisant ainsi pénétrer dans la psyché des personnages. Un vertige nous prend devant les perspectives qu’offrent le film de Martin Gabel et le très habile scénario de Leonardo Bercovici. A la double identité de l’éditeur répond celle de Tina. Tous deux sont motivés par leur obsession pour les lettres d’amour du poète disparu. Tina les a lues et vit dans le fantasme de cette relation passionnelle, fusionnelle et amoureuse, elle vampire la jeunesse de la vieille Juliana pour la faire sienne. L’éditeur dans un premier temps est dans un fantasme d’argent, l’édition des lettres et le succès qui devraient en découler, mais une fois à Venise, ce fantasme se transforme en un puissant désir érotique envers Tina qu’il identifie comme une « nouvelle » Juliana. Venable / Burton et Tina s’abandonnent la nuit venue à des sentiments troubles et malades. Une musique lointaine, un chat comme guide et une porte au bout d’un long cheminement s’ouvre sur une autre dimension, celle de la satisfaction des désirs, de l’abandon des sens et de la fusion des corps. Monde nocturne en opposition aux jours marqués du sceau de la frustration, de la froideur et du refoulement. L’univers de frustration et de perversité de l’auteur du Tour d’écrou est bien présent entre les murs The Lost Moment.
Unique réalisation du comédien Martin Gabel, The Lost Moment est une véritable découverte. Acteur de la troupe du Mercury Theater d’Orson Welles, il est un second rôle de choix du cinéma américain. Sa carrière s’étend sur trois décennies. Il débute au cinéma au début des années 50 dans la relecture de M le maudit de Fritz Lang par Joseph Losey (M), on le retrouve chez Richard Brooks (Bas les masques), Alfred Hitchcock (Marnie), Gordon Douglas (La Femme en ciment), Joseph L. Mankiewicz (Le reptile), Billy Wilder (Spéciale Première) et dans un nombre incalculable de séries TV. C’est le grand producteur indépendant Walter Wanger qui lui permet son passage à la réalisation. Les deux hommes se connaissent. Martin Gabel et Walter Wanger venaient de produire le mélodrame de Stuart Heisler, Une vie perdue (Smash-Up, The Story of a Woman !), l’adaptation de Dorothy Parker, sorte de A Star is Born avant l’heure avec déjà Susan Hayward.
L’actrice, sous-employée à la Paramount, avait signé un contrat de sept ans avec Walter Wanger. Hayward personnifie à merveille les contradictions enfouies dans la hautaine, froide et vierge Tina. Aussi élégante dans sa longue robe noire dissimulant son corps que dans sa robe de soirée au décolleté plongeant, elle se consume d’un amour romantique sans « objet » physique depuis des années. On retrouve au générique dans le rôle ingrat de la vieille Juliana, Agnes Moorehead, formidable actrice, camarade de jeu de Mabel au Mercury Theater et futur Endora, la mère de Samantha dans la série populaire Ma sorcière bien-aimée.
The Lost Moment atteint les hautes cimes du cinéma fantastico-romantique. Il suit cette longue tradition anglo-saxonne qui relie Venise à cette dimension que l’on retrouve aussi bien en littérature qu’au cinéma. Rappelons-nous l’admirable Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg avec Julie Christie et Donald Sutherland.
The Lost Moment est une magnifique perle noire à découvrir en DVD dans la collection Classique-Perles noires chez Sidonis/Calysta. En bonus deux analyses complémentaires et passionnantes, l’une par Patrick Brion, l’homme du Cinéma de minuit sur France 3, qui revient sur le réalisateur et son producteur, l’autre par François Guérif, directeur de collection et grand spécialiste du polar, sur le rapport entre le film et le roman. Le film est présenté dans un très beau noir et blanc restauré.
Fernand Garcia
The Lost Moment, un film de Martin Gabel avec Robert Cummings, Susan Hayward, Agnes Moorehead, Joan Lorring, Eduardo Ciannelli, John Archer, Frank Puglia, Minerva Uregal, William Edmunds. Scénario : Leonardo Bercovici d’après The Aspern Papers d’Henry James. Directeur de la photo : Hal Mohr. Décors : Alexander Golitzen. Montage : Milton Carruth. Musique : Daniele Amfitheatrof. Producteur : Walter Wanger. Production : Walter Wanger Pictures, Inc. – Universal Pictures Company – NTA Pictures, Inc. USA. 1947. Noir et blanc. 89 mn. Format image : 1,33 Ratio 16/9.
Une réflexion au sujet de « The Lost Moment – Martin Gabel »
Les commentaires sont fermés