Charles Dobbs, employé des services secrets, s’entretient avec Samuel Fennan à Saint James’s Park au cœur de Londres. Dobbs enquête sur ce fonctionnaire du ministère des affaires étrangères à la suite d’une dénonciation par lettre anonyme. Fennan reconnaît avoir eu des sympathies communistes dans sa jeunesse comme tous les étudiants idéalistes d’Oxford. La conversation est des plus cordiales et les deux hommes se quittent en bonne entente. Le lendemain matin, Dobbs apprend que Fennen s’est suicidé…
The Deadly Affair, titre que nous préférons à l’absurde M.15 demande protection, est un film passionnant. Il s’inscrit dans ce que nous pourrions classifier comme période anglaise de Sidney Lumet. Le film est la deuxième adaptation à l’écran d’un roman de John le Carré. On retrouve dans The Deadly Affair les mêmes personnages que dans L’Espion qui venait du froid, mais pour des raisons de droits cinématographiques, ceux-ci ont des noms différents. Smiley / Dobbs est le même personnage, incarné dans le film de Martin Ritt par Rupert Davis et ici incarné par James Mason. Deux excellents choix mais Mason l’emporte. Il pousse son personnage vers une sorte de paranoïa qui grandit au fur et à mesure que son enquête progresse.
John le Carré décrit Smiley comme petit, rondouillard, dont le physique évoque un crapaud à grosses lunettes. Ce qui caractérise vraiment Smiley, c’est sa redoutable intelligence, son sens de la déduction et un incomparable don d’observation. Caractéristiques que l’on retrouve dans l’interprétation de Mason et que Lumet utilise dans sa mise en scène et que Mason intègre dans son jeu. Il suffit pour s’en convaincre de voir comment Dobbs découvre que sa femme le trompe uniquement par son sens de l’observation et sa connaissance de la nature humaine. On ressent physiquement toute la paranoïa qui s’empare de Dobbs au fur et à mesure que son enquête progresse. L’intime et le professionnel ne faisant plus qu’un seul et même espace, un chaos où domine la fin des illusions sur la nature humaine. Le monde de Smiley est fait de trahison, de mensonge, d’ombres inquiétantes, d’individus ambigus.
L’Espion qui venait du froid et The Deadly Affair ont en commun d’être adaptés à l’écran par Paul Dehn. Ce très bon scénariste est passé de Ian Fleming avec Goldfinger à John le Carré, incroyable tant James Bond et Smiley / Dobbs sont aux antipodes l’un de l’autre. C’est dire la souplesse d’esprit et la facilité d’écriture de Dehn. The Deadly Affair est l’adaptation du roman L’Appel du mort (titre de tournage du Lumet). Il précède dans l’œuvre de John le Carré L’Espion qui venait du froid, L’appel du mort est le premier roman où apparaît Smiley. Outre Mason, Alec Guinness incarna Smiley dans une première adaptation TV de La Taupe (1979) et des Gens de Smiley (1982), Denholm Elliott dans celle de Chandelles noires (1991) et dernièrement, Gary Oldman dans la version cinéma de La Taupe (2011). Paul Dehn fut l’un des scénaristes attitrés de la première série de La Planète des singes pour Le Secret (1970), Les évadés (1971) et La Conquête (1971). Sidney Lumet et Paul Dehn se retrouveront pour Le Crime de l’Orient-Express, formidable adaptation d’Agatha Christie, gros succès de 1974.
The Deadly Affair adopte un style quasi-documentaire pour décrire un monde noir, glauque, d’où les illusions s’évanouissent avec les idéaux de jeunesse. L’espionnage est un métier comme un autre sans aucune dimension héroïque. Dobbs ne rencontre ni de belles espionnes, ni se déplace dans des lieux paradisiaques, pas de gadgets, ni de grosses cylindrées non plus. C’est dans un Londres poisseux, de rues mal éclairées, de pub minable, des carrosseries de Xème zone, etc. que Dobbs mène son enquête. Sidney Lumet, brillamment servi par la photo de Freddie Young, travaille sur une gamme chromatique d’où toutes les couleurs vives sont absentes, c’est absolument remarquable. Ils n’utilisent des couleurs chaudes que de manière ironique, uniquement sur scène, pour deux extraits de Shakespeare : Macbeth et Edward II. Texte, surtout le deuxième, fait écho à l’action du film. Lumet n’hésita pas à suivre ses personnages caméra à l’épaule donnant ainsi un effet de reportage, d’action prise sur le vif. Cette liberté de mouvement donné aux acteurs ajoute un sentiment de réalisme à l’ensemble. La mise en scène de Lumet joue sur plusieurs niveaux et mélange les genres, il oscille entre classicisme et expérimentation. Lumet ose des choses assez étonnantes car surprenantes dans un film d’espionnage comme cette admirable séquence sur les quais, la nuit sous la pluie, très grand moment de cinéma, qui par son découpage et sa photo renvoie aux plus grandes heures du film noir.
On a reproché à Lumet la lourdeur des scènes entre Dobbs (James Mason) et Ann (Harriet Andersson). Je suis d’un avis contraire tant ces scènes expriment un mal-être qui s’est installé au sein du couple. La trahison d’Ann rend encore plus tragique ce que va découvrir Dobbs. Harriet Andersson hérite d’un rôle difficile qu’elle réussit à rendre touchant loin de toute condamnation morale. Ce n’est pas le moindre mérite du film. C’est cette approche intime qui enrichit le personnage de Dobbs. On peut mettre au crédit du film l’apport d’acteurs de différentes nationalités. On croise ainsi une actrice suédoise Harriet Andersson (la sublime Monika d’Ingmar Bergman), un allemand Maximilian Schell et la française Simone Signoret. Les accents de chacun participent à rendre compte de ce monde de l’espionnage, transnational, alors que tout le film se découle sur un périmètre assez réduit de Londres. Signalons aux côtés de James Mason, l’excellent, l’épatant Harry Andrews. Il donne une composition savoureuse d’un flic semi-retraité au service de Dobbs. Enfin les spectateurs attentifs reconnaîtront David Warner sur la scène de la Royal Shakespeare Company. James Mason, Simone Signoret, Harry Andrews et David Warner retrouveront Sidney Lumet pour son adaptation de la pièce de Tchekhov La Mouette en 1968.
The Deadly Affair est un bel exemple de la maîtrise et de l’art de la mise en scène de Sidney Lumet et modestement l’un des plus grands films d’espionnage du siècle dernier.
Fernand Garcia
The Deadly Affair – M15 demande protection est édité dans la collection Film Noir par Sidonis / Calysta en DVD et Blu-ray. Le report proposé est impeccable (image et son restaurés, master HD). En complément trois analyses du film. Bertrand Tavernier aborde plusieurs aspects de Deadly Affair de la photographie de Freddie Young à la mise en scène de Sidney Lumet en passant par le travail d’adaptation (25 minutes). François Guérif regrette une distribution internationale qui déséquilibre le film mais qui reste intéressant à plus d’un degré et même assez excitant (6 minutes). Patrick Brion – sur différentes qualités du film, l’esthétique proche du noir et blanc, qui donne le sentiment d’une Angleterre glauque, de lieux sordides, et des qualités de jeu. Brion, contrairement à Guérif, trouve la distribution remarquable avec des acteurs d’univers différents (9 minutes). Enfin la bande-annonce et une galerie photos (et d’affiches) complètent cette très belle édition.
The Deadly Affair (M15 demande protection) un film de Sidney Lumet avec James Mason, Maximilian Schell, Harriet Andersson, Harry Andrews, Simone Signoret, Kenneth Haigh, Roy Kinnear, Lynn Redgrave, Max Adrian, The Royal Shakespeare Company… Scénario : Paul Dehn d’après le roman de John le Carré. Directeur de la photographie : Freddie Young. Décors : John Howell. Costumes : Cynthia Tingey. Montage : Telma Connell. Musique : Quincy Jones. Producteur : Sidney Lumet. Production : Sidney Lumet Film Productions Limited – Columbia Pictures. Grande-Bretagne. 1966. 107 minutes. Couleur (Technicolor). Ratio image : 1,85 :1. Son : VOST et VF. Tous Publics.