Durant de nombreuses années, Robert Aldrich a développé Taras Bulba, l’un de ses projets qui lui tenait particulièrement à cœur, allant jusqu’à dire « Taras Bulba, c’est moi ! » (Cahiers du cinéma, n°82, avril 1958). Des problèmes financiers au sein de sa société de production, le contraignent à vendre le script à Harold Hecht, producteur de Vera Cruz. Aldrich pensait à Anthony Quinn ou à Burt Lancaster pour incarner Taras Bulba redoutant que le script ne finisse entre les mains de Yul Brynner qu’il n’aimait pas. Pourtant, c’est fort logiquement que Yul Brynner se voit confier le rôle principal. Le roman de Gogol réunit tous les ingrédients pour un grand spectacle épique tel que Hollywood en raffole au début des années 60. Le film de J. Lee Thompson reprend la substance de l’œuvre de Nicolas Gogol tout en développant des scènes absentes du livre et en réduisant la porter de certains personnages.
Les éléments historiques du film situant l’action au début du film sont exacts. A l’aube du XVIe siècle, L’Ukraine n’est qu’un petit pays, la majorité de ce qui constitue aujourd’hui son territoire appartient au royaume de Pologne et au grand-duché de Lituanie. Les cosaques sont un peuple des steppes, profondément orthodoxe et considéré par les Polonais comme barbares et arriérés. Au gré des associations d’intérêt, les Polonais et les cosaques font cause commune contre le sultan de Turquie dont l’Empire Ottoman s’étand d’un bout à l’autre de la Méditerranée jusqu’en Asie Mineure et au nord d’un bout à l’autre de la Crimée. Le sort de l’Europe se joue sur ces vastes plaines fertiles, les steppes. Au cours d’un combat acharné, les cosaques parviennent à mettre en déroute l’armée ottomane. Les Polonais n’ont aucune envie de laisser l’Ukraine. Ils proposent aux cosaques d’intégrer l’armée polonaise, ils refusent, mais sont à leur tour vaincu. Dans ce tissu historique, Gogol tire son œuvre la plus célèbre et l’un des grands classiques de la littérature russe. Gogol, professeur d’histoire de Kiev, consacre de nombreuses années à l’écriture de Taras Bulba, une première version en 1835 puis une deuxième, qu’il augmente grandement sort en 1843 (la version définitive).
Une grande partie du roman se retrouve dans le film de J. Lee Thompson, mais celui-ci développe une romance totalement absente du roman, ajoute un début et termine avant la fin du livre. La grande qualité du film est de saisir la mentalité des cosaques zaporogues, cette masculinité des steppes, des traditions et rites de passage. Un peuple de guerriers dont le combat est l’affirmation d’une identité façonnée avec un code d’honneur né de l’eau (Taras Bulba donne la vie à son fils en le plongeant dans l’eau de la rivière) et de cette terre si fertile de l’Ukraine. Taras Bulba est le descendant d’une tradition ancestrale. Il vit dans l’attente d’un soulèvement contre les Polonais. Afin de mieux les connaître et de faire de ses enfants, Andreï (Tony Curtis) et Ostap (Perry Lopez), des lettrés, Taras Bulba les envoie à Kiev.
Andreï et Ostap, à l’université, sont confrontés à la xénophobie des Polonais. Les brimades et les insultes tombent sur les deux frères. Mais une belle princesse polonaise aperçus dans les rues de la ville, a raison des sentiments d’Andreï. Subjugué par la beauté de Natalia (Christine Kaufmann), il en tombe amoureux. Amour impossible entre un cosaque et une Polonaise, mais réciproque. L’histoire d’amour entre Andreï et Natalia fonctionne comme une transgression qui rapproche deux êtres de culture et de famille différentes, on est plus proche de Romeo et Juliette que de Gogol. Cette relation n’existe pas dans le roman. La mise en scène de J. Lee Thompson accentue l’approche romantique. Il utilise des effets photographiques, comme les plans à la truca sur les visages des amoureux, rendant flou le reste de l’image, procédés que l’on retrouve dans West Side Story (1961) de Robert Wise, qui lui est une véritable variation autour de l’œuvre de William Shakespeare.
L’habileté des scénaristes et d’amener l’histoire à un aboutissement tragique entre le père et le fils parfaitement structuré autour de cet aspect romanesque. La scène finale entre Taras Bulba et Andreï est au-delà d’une simple confrontation et s’apparente à un sacrifice logique dans la perception cosaque. Andreï est conscient d’avoir par son amour pour une Polonaise, pactisé avec l’ennemi, trahi la confrérie cosaque. Il accepte le châtiment sans un mot dans une séquence très bien écrite. J. Lee Thompson termine sur une image forte, Taras Bulba, Natalia et Ostap autour du cadavre d’Andreï. Scène totalement inconcevable dans l’œuvre de Gogol, mais tout à fait plausible dans la continuité romanesque adoptée par J. Lee Thompson et ses scénaristes. Une autre différence notable entre le livre et le film est le rôle d’Ostap, qui de frère aîné devient le cadet, est son personnage totalement minimisé dans cette version jusqu’à en devenir incolore et falot. Certainement une contrainte due au statut de star de Tony Curtis, résultat Ostap est interprété par Perry Lopez qui a bien du mal à exister.
Le scénario est de Karl Tunberg et Waldo Salt. Karl Tunberg est avant tout connu pour le Ben-Hur de William Wyler. Malgré les problèmes liés à la paternité de l’adaptation du roman de Lew Wallace, le syndicat de scénaristes la WGA reconnaît Tunberg comme le plus important contributeur au film. Polémique qui lui coute son Oscar de la meilleure adaptation au profit de Neil Paterson pour Les chemins de la haute ville. Karl Tunberg a derrière lui une longue expérience de films hollywoodiens tout d’abord pour la Fox puis pour la Paramount. Il est réputé pour ses comédies musicales. Waldo Salt, autre scénariste de talent, refuse de témoigner devant la commission des activités antiaméricaine du sinistre sénateur McCarthy. Evidemment, Salt se retrouve inscrit sur la liste noire et pour survivre écrit sous divers pseudonymes pour la télévision. Il est crédité au générique de Taras Bulba sous son nom. Waldo Salt connaît une période faste de 69 à 79, en dix ans, il aligne les scénarii de Macadam Cowboy (Midnight Cowboy, 1969) pour John Schlesinger, Serpico (1973) pour Sidney Lumet, Le Jour du fléau (The Day of Locust, 1975) de nouveau pour John Schlesinger et Retour (Coming Home, 1978) pour Hal Hasby. Contrairement à Tunberg, Salt récolte deux Oscars de la meilleure adaptation, l’un pour Macadam Cowboy etl’autre pour Retour.
J. Lee Thompson réalise avec une certaine fougue ce Taras Bulba, il réussit avec une évidente virtuosité ses grandes séquences en extérieur. Une très bonne gestion de l’espace conforme aux descriptions et l’ampleur métaphorique qu’attribue Gogol à la steppe. Le film n’est pas tourné en Ukraine, certainement à cause de difficultés d’ordre politique, mais en Argentine. Des grands espaces, sauvages, qui participent à la création de la terre des cosaques. J. Lee Thompson est dans une bonne passe puisqu’il vient de signer Les Canons de Navarone (The Guns of Navarone, 1961) et Les nerfs à vif (Cape Fear, 1962), certainement son chef-d’œuvre.
Taras Bulba est le dernier film coproduit par la société de Tony Curtis et par sa femme Janet Leigh, Curtleigh, la contraction de leurs noms. La société ne survivra pas à leur séparation. Tony Curtis, tombe amoureux durant le tournage de sa jeune partenaire Christine Kaufmann. L’actrice autrichienne, née d’un père allemand et d’une mère française, à 16 ans a déjà une trentaine de films à son compte. Christine Kaufmann est une vedette en Europe, elle tourne aussi bien en Allemagne, qu’en Italie ou en France. Elle tient des rôles importants dans, entre autres, Jeunes filles en uniforme (Mädchen in Uniform, 1958) de Géza von Radvanyi avec Lilli Palmer et Romy Schneider, Les derniers jours de Pompéi (Gli ultimi giorni di Pompei, 1959) de Mario Bonnard avec Steve Reeves et Un nommé La Rocca (1961) de Jean Becker avec Jean-Paul Belmondo. Christine Kaufmann épousa Tony Curtis à Las Vegas en février 1963. Ils tournent par la suite un unique film ensemble, La mariée a du chien (Wild and Wonderful, 1964) de Michael Anderson, avant que Christine Kaufmann ne mette sa carrière entre parenthèses à tout juste 20 ans pour se consacrer à ses deux filles. Pendant cette période, elle refuse le rôle-titre de Lolita que lui propose Stanley Kubrick et de faire partie de la distribution du Cid (1961) et de La chute de l’Empire romain (1964) deux réalisations à grands spectacles d’Anthony Mann. Christine Kaufmann revient en Europe et reprend le chemin des studios avec une coproduction franco-italo-allemande : Tranquilles requins (1967) de Michel Deville, avant d’entamer une nouvelle carrière en Europe. Elle divorce de Tony Curtis en 1968.
Yul Brynner est une énorme star quand il tourne Taras Bulba. Il est plus jeune que le personnage imaginé par Nicolas Gogol, sa prestation est parfaite, sa carrure et son autorité correspondent à l’idée que le spectateur peut se faire d’un cosaque. Yul Brynner retrouve dès l’année suivante J. Lee Thompson pour Les rois du soleil (Kings of the Sun, 1963) spectaculaire rencontre entre les Mayas et les Indiens. Il est impossible de ne pas signaler la formidable partition musicale de Franz Waxman qui accompagne l’aventure de Taras Bulba. Elle a une énergie, une fougue et une jeunesse qui fait date dans l’histoire du cinéma à grand spectacle. Il s’agit d’un des points les plus positifs de cette adaptation tout à fait estimable.
Fernand Garcia
Taras Bulba, une édition BQHL (le film est disponible pour la première fois en Blu-ray), avec en complément de programme deux interventions passionnantes : L’histoire de la musique du film par le journaliste Rafik Djoumi. La carrière de Franz Waxman, de ses débuts dans les cabarets de Berlin des années 20 à sa contribution fondatrice au cinéma hollywoodien (18 minutes). Du livre au film par Pierre-Etienne Royer, doctorant en littérature russe et spécialiste de l’œuvre de Nicolas Gogol. Exposition claire sur l’origine du livre, les cosaques, l’Ukraine, Gogol, les différences entre le livre et le film et les autres adaptations (42 minutes).
Taras Bulba un film de J. Lee Thompson avec Yul Brynner, Tony Curtis, Christine Kaufmann, Sam Wanamaker, Brad Dexter, Guy Rolfe, Perry Lopez, George Macready, Vladimir Sokoloff… Scénario : Waldo Salt et Karl Tunberg d’après le roman de Nicolas Gogol. Directeur de la photographie : Joseph MacDonald. Décors : Edward Carrere. Costumes : Norma Koch. Montage : William Reynolds, Gene Milford, Eda Warren et Folmar Blanksted. Musique : Franz Waxman. Producteur : Harold Hecht. Production : Harold Hecht Productions – Curtleigh Productions – Avala Film – United Artists Corporations – Etats-Unis. 1962. Deluxe. Eastmancolor. Panavision anamorphique. Format image : 2,35 :1. Son : Version originale avec sous-titre français et Version française. Tous Publics.