Shane (Ryan Phillippe) vit dans une petite ville du New Jersey en face de New York, son environnement est des plus conservateurs. Shane rêve d’un ailleurs, de sortie de ce quotidien qui n’est qu’un cul-de-sac sans lendemain. Issu d’un milieu peu cultivé, il se passionne pour l’activité culturelle et musicale qui frétille de l’autre côté de l’Hudson. Plutôt que de se rendre pour une énième fois à la discothèque ringarde de sa ville, Shane entraîne ses amis au Studio 54 à New York. La sélection à l’entrée est sans pitié pour les anonymes de la nuit qui tente leur chance. Shane est beau mec, il obtient le sésame et sans ses amis accède au temple de la décadence moderne. Opiniâtre, il finit par décrocher un poste de barman en short moulant. Sur ce monde de la nuit règne le fantasque Steve Rubell. Intellectuels, politiques, acteurs, truands, hommes et femmes ordinaires déambulent sous les sunlights en un ballet incessant de va-et-vient entre le dancefloor et les backrooms à la recherche de toute sorte de plaisir. Shane y vit pleinement sa bisexualité. Dans ce cocon de lumières artificielles et de paillettes, il est heureux… mais l’univers de la nuit est aussi éphémère qu’une luciole… les amitiés se défont vite, le glamour disparaît au lever du jour et la réalité brute reprend ses droits…
Studio 54 n’est pas une reprise. Il s’agit d’un nouveau film tel qu’il aurait dû être en 1998 lors de sa sortie en salles. Ses producteurs, les frères Weinstein refusent le montage de son réalisateur, Mark Christopher. Bob et Harvey Weinstein, imposent au réalisateur de tourner de nouvelles scènes et applique des coupes radicales dans son montage. Ils se basent sur leur instinct « infaillible » de producteur et sur les résultats de projection-test. Le film tel que nous pouvons enfin le voir aujourd’hui avait épouvanté les spectateurs d’une de ces sinistres projections-tests. Résultat en main, les Weinstein réduisent Studio 54 de quarante minutes, le remontent, insèrent les nouvelles scènes et surtout gomment au maximum les connotations homosexuelles. Leur but est de transformer le film en une comédie sexy pour adolescents, l’exact contraire du projet initial de Christopher. Les Weinstein comptent sur la notoriété de Mike Myers, tout juste sortie du triomphe d’Austin Powers (1997), et sur celle de Neve Campbell, héroïne des Scream I et II (1996 et 1997), pour obtenir un carton. Et afin que les ados comprennent bien le film, les Weinstein rajoutent une voix off explicative. Emasculé de la sorte, Studio 54 sort sur les écrans et contrairement à l’attente de ces producteurs il se vautre lamentablement au box-office. La presse n’accorde que peu d’importance à ce produit industriel de plus, la critique est dans son ensemble mauvaise. Mark Christophe qui signe avec Studio 54 son premier film, voit sa carrière stopper net par cet échec cuisant.
Le film sombre dans les méandres de l’histoire du cinéma. Pourtant, des bouts du montage initial de Christopher vont se mettre à circuler dans les milieux gays, un montage du film en VHS va devenir culte faisant de Studio 54 un classique du film gay perdu. Après bien des frasques, les Weinstein sont débarqués de leur studio Miramax par son propriétaire – la multinationale Walt Disney Company. Ne sachant trop que faire d’une mini-compagnie, dont le catalogue de qualité et en grande partie constitué de films d’auteurs, Disney finit par vendre Miramax à un consortium d’investisseurs. Après bien des déboires, Christopher finit par avoir l’autorisation de reprendre son film et d’en reconstituer la version inédite d’origine. Il retrouve les négatifs des coupes (36 minutes sur 40), retire les rajouts, la voix off, et remet le film dans l’ordre prévu. Dix-sept ans, Studio 54 est enfin conforme à la vision de Mark Christopher. Le film est présenté en première mondiale au Festival de Berlin 2015 et suscite aussitôt l’enthousiasme de la critique.
L’itinéraire de ce jeune homme naïf, Shane (Ryan Phillippe), permet à Mark Christopher reconstruction minutieuse des années post-sida. Il greffe sur un matériau particulièrement bien documenté sur le mythique Studio 54 une intrigue, qui reflète parfaitement l’époque. Dans « la plus grande boîte de nuit de tous les temps », Christopher s’attache à la relation amoureuse à trois qui unit Shane, Greg (Breckin Meyer) et sa petite amie Anita (Salma Hayek), chanteuse reconvertie en attendant meilleure fortune au vestiaire.
Studio 54 n’est pas exempt de défauts, mais il a cette énergie et cette sincérité qui est le signe des premiers films. Le film en devient assez frustrant tant le lieu recèle de possibilités que Christopher n’exploite pas. Son scénario avance par bloc narratif et c’est au spectateur de faire le lien entre eux. Christopher n’a pas la virtuosité d’un Martin Scorsese, auquel l’on pense parfois, certaines situations renvoient aux Affranchis (The Goodfellas, 1990) : la circulation de l’argent, de la caisse du Studio 54 à l’arrière d’un 4×4 de l’homme de passe de la mafia. D’autres images nous reviennent en mémoire, la boîte de nuit du Meurtres d’un bookmaker chinois (The Killing of a Chinese Bookie, 1976) de John Cassavetes, ou la spectaculaire film partouze de Body Double (1984 ) de Brian de Palma – Christopher n’est certes pas à ce niveau de mise en scène mais l’honnêteté de son approche emporte l’adhésion. Et plusieurs séquences sont tout à fait remarquables : l’entrée de Shane torse nu pour la première fois au Studio 54. Il avance d’un pas hésitant envahi de ce pressentiment flou de sauter dans quelque chose, de désirer et d’inconnu tout à la fois. Les vestiaires avec la désignation du chef d’équipe par Rubell, le patron, trop content d’attiser toutes les rivalités silencieuses entre ses barmen en shorts moulent burnes. Le baiser volé entre Shane et Greg. La scène d’amour entre Shane et Anita dans les glauques chiottes de l’établissement sous le regard lubrique de Rubell…
Studio 54 est une galerie de portraits dont les contours sont particulièrement bien dessinés. Le bon acteur pour le bon visage tant le casting est excellent. Ryan Phillippe, Neve Campbell et Brecking Meyer trouvent ici les meilleurs rôles de leur carrière. Il en va de même pour Mike Myers qui dans le rôle difficile de Steve Rubell, le mégalo boss du Studio 54, est tout simplement époustouflant. Il est dommage que Salma Hayek n’ait pas eu dans sa carrière d’autres rôles, à part Frida (2002), de cette envergure. Et dans un second rôle, Michael York, comme toujours impeccable.
Ressuscité du fin fond des chutiers, Studio 54 est enfin dans les salles !
Fernand Garcia
Studio 54 (54) un film de Mark Christopher avec Ryan Phillippe, Salma Hayek, Neve Campbell, Mike Myers, Breckin Meyer, Sela Ward, Sherry Stringfield, Michael York, Ellen Albertini Dow, Heather Matarazzo, Mark Ruffalo, Lauren Hutton, Morgan Freeman. Scénario : Mark Christopher. Directeur de la photo : Alexander Gruszynski. Décors : Kevin Thompson. Montage Lee Percy. Musique : Marco Beltrami. Producteurs : Ira Deutchman – Richard N. Gladstein – Doly Hall. Producteur associé : Jonathan King. Producteurs exécutifs : Bob Weinstein – Harvey Weinstein – Don Carmody – Bobby Cohen. Production : Miramax – FilmColony – Dollface – Redeemable Features. Distribution: Outplay Films. Sortie France le 9 décembre 2015. USA – 1998-2015. 106 mn. Couleurs (Eastmancolor). 1.85 :1. DCP. Interdit aux moins de 12 ans.