L’ouverture est impressionnante, un vertigineux plan-séquence au milieu d’un défilé célébrant la fête des morts à Mexico. Le ton est donné, Spectre est une danse de mort. C’est un ballet, où les personnages se croisent, se suivent et s’observent. James Bond (Daniel Craig) traque un mafieux qu’il finit par tuer. C’est d’entre les morts que M (Judi Dench) confie à Bond sa nouvelle mission. 007 se retrouve sur la piste d’Ernst Stavro Blofeld (Christoph Waltz), ressuscité du pré-générique de Rien que pour vos yeux (For Your Eyes Only, 1981). L’intrigue répond à un cahier des charges bien rodé distillant avec efficacité des séquences d’action particulièrement spectaculaires. Pourtant l’intérêt du film se situe ailleurs, dans les interstices de l’action, dans ces arrêts, quand le film bifurque vers des considérations plus intimes et que la mise en scène de Sam Mendes épouse une forme classique. C’est sur ces séquences, qui demandent une participation du spectateur, que nous allons nous focaliser. Scènes qui tournent autour de sentiments troubles et qui s’expriment auprès des deux personnages féminins.
A Rome, James Bond assiste à l’enterrement du mafieux qu’il a éliminé au Mexique. Sa veuve Lucia Sciarra (Monica Bellucci) est devenue la cible à abattre pour l’organisation à laquelle appartenait son mari. La séquence par l’utilisation de son décor et des ombres portées évoque l’esthétisme du Conformiste (Il Conformista, 1970) de Bernardo Bertolucci et la photographie de Vittorio Storaro. L’architecture fasciste du lieu définit sans ambiguïté les intentions « cachés » des personnages auxquels Bond va être confronté. Bond retrouve Lucia dans son palais romain, où elle traîne son spleen en attendant la mort. Il émane de cette déambulation nocturne une sensualité morbide. L’étreinte qui suit entre Bond et Lucia n’est en rien issue d’un désir commun mais l’affirmation d’une profonde solitude et d’une pulsion de mort de part et d’autre. Bond est un solitaire, hanté par les fantômes de sa jeunesse. Au matin, Bond l’abandonne à son triste sort en lui proposant une protection, qui semble bien légère en regard du danger qui pèse sur elle. Lucia reste là, en guêpière et jarretière, sur son lit. Ses jours sont comptés. C’est aussi tout un pan disparu du cinéma italien qui reste là comme en suspens dans le regard perdu de Monica Bellucci, l’inverse de celui de Sophia Loren à laquelle Mendes fait ouvertement référence.
Le choix de Léa Seydoux s’avère des plus judicieux. Elle exprime parfaitement, par des regards en coin, de petits basculements de tête, le désir qui la consume. La séquence du dîner dans le wagon-restaurant est un classique du genre. Madeleine (Léa Seydoux) remonte l’allée centrale dans une robe qui évoque tout autant celle de Dominique Sanda dans Le Conformiste, une nouvelle fois, que le fétichisme et l’exotisme du cinéma colonial (Josef von Sternberg en tête) ; le train traverse le Maroc. Sam Mendes joue sur les conventions. Après une scène, où les futurs amants, se prêtent main forte contre un méchant particulièrement coriace, ils s’abandonnent l’un à l’autre, à la montée de l’adrénaline succède une violente pulsion sexuelle. Mais au petit matin, sur quai ensablé d’une gare en ruine en plein milieu du désert, les deux amants se tournent le dos. Madeleine prend clairement la décision que cette aventure est sans lendemain. Mendes met en scène cette courte séquence comme Bertolucci, – encore une fois -, la fracture entre le couple d’Un Thé au Sahara (The Sheltering Sky, 1990). Bond et Madeleine sont déjà loin l’un de l’autre comme les personnages de Paul Bowles. Dans la dernière partie de Spectre, Sam Mendes se permet dans une sombre ruelle londonienne une remarquable séquence d’adieu. La fin d’une liaison, où chacun décide de poursuivre sa route sur des chemins différents. Beau moment et point final à la Graham Greene d’une aventure, où domine un sentiment d’amitié du côté de Madeleine et de désolation du côté de Bond. Mendes met en scène ces séquences sans aucune ironie et c’est ce qui en fait leur intérêt. Evidemment un film grand public comme Spectre ne pouvait laisser ses personnages sur un sentiment d’échec. L’happy-end, qui voit le couple se reformer, n’existe que pour tranquilliser le public.
Les deux personnages féminins éclairent de manière indirect la personnalité de Bond et s’affirment comme des personnages forts. Il est vrai que nous avons perdu l’habitude dans une production de cette envergure de voir des personnages qui ne soient ni asexués, ni aseptisés. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que Lucia et Madeleine soient interprétés par une italienne et une française tant le cinéma américain nous démontre année après année que ses actrices ne sont aujourd’hui plus capables de jouer le désir et le glamour.
Fernand Garcia
007 Spectre (Spectre), un film de Sam Mendes avec Daniel Craig, Christoph Waltz, Léa Seydoux, Monica Bellucci, Ralph Fiennes, Ben Whishaw, Naomie Harris, Andrew Scott, Dave Bautista, Rory Kinnear, Jesper Christensen. Directeur de la photographie : Hoyte Van Hoytema. Décors : Dennis Gassner. Costumes : Jany Temime. Montage : Lee Smith. Musique : Thomas Newman. Producteurs : Barbara Broccoli & Michael G. Wilson. Production : Eon Productions – Danjaq – Columbia Pictures – Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. – Sony Pictures. Distribution (France) : Sony Pictures Releasing (sortie le 11 novembre 2015). Grande-Bretagne – Etats-Unis. 2015. Couleurs. 148 mn. Dolby Digital. 2.35 :1.