II – Sorcerer : Derrière la légende du « film maudit »
Représentatif du cinéma américain des années 70, Sorcerer, mais tout aussi bien le film que son tournage et son destin, illustre parfaitement la conception radicale d’un certain cinéma américain indépendant de l’époque. Pratiquement invisible depuis sa sortie en 1977, Sorcerer est plus connu pour son tournage apocalyptique et pour la légende de « film maudit » qui l’entoure que pour lui-même. L’échec commercial retentissant du film amplifié par le fait qu’il soit devenu durant toutes ces années, pour des raisons à la fois techniques et juridiques, presque impossible de le revoir dans de bonnes conditions, a créé et amplifié la légende dont est auréolé ce dernier.
En 1975, quand William Friedkin décide d’adapter le roman de Georges Arnaud, Le Salaire de la Peur, déjà mis en scène par Clouzot, il vient de réaliser coup sur coup deux chefs-d’œuvre qui ont été, en plus de succès critiques, d’immenses succès commerciaux. Toutes les portes s’ouvrent alors à lui : On lui donne carte blanche et lui promet des budgets illimités. Tout lui est alors possible. Cette situation va exacerber son caractère, son orgueil et sa fierté. Déconnecté de la réalité, capricieux et exigeant, il va tout se permettre. Pour Friedkin, le tournage du film sera à l’image du sujet de ce dernier. A l’image de l’aventure que vivent les personnages du film avec leur mission suicidaire, le tournage du film, effectué en milieu naturel, sera lui aussi une aventure déraisonnable et éprouvante ; une expérience extrême, au point que tous (réalisateur, acteurs et techniciens) laisseront une partie d’eux-mêmes dans la jungle et en reviendront changés à jamais. Car il faut bien avoir conscience qu’à l’époque on ne pouvait pas encore tout faire tranquillement assis derrière son écran d’ordinateur. Tout ce qui se passe à l’écran témoigne de la réalité du tournage. Tout ce que vivent les personnages du film à l’écran, les comédiens l’ont véritablement vécu sur le tournage.
Pensé à l’origine comme un film à petit budget (2,5 millions de dollars), la production, assurée par Universal, est inquiète dès la lecture du scénario. Le prologue du film se déroulant aux quatre coins du monde et l’action principale étant prévue en Équateur, Universal redoute un tournage exorbitant et dangereux. Il s’avèrera que le budget de production final dépassera les 20 millions de dollars et que le tournage, aucune compagnie d’assurance n’acceptant d’en assurer la production, ne se fera finalement pas en Équateur, alors en pleine guerre civile, mais en République Dominicaine. Le tournage durera plus d’un an avec plus de six mois passés en pleine jungle de Saint Domingue et se déroulera sur quatre continents. Fait rare, afin de subvenir aux dépenses du tournage, le film nécessitera l’intervention d’un deuxième studio. Paramount s’associe à Universal. Mais, grâce à son casting prestigieux, Friedkin reste confiant. Avec un casting de stars, les studios le suivront…
Sur la base de son scénario, Friedkin a en effet convaincu et reçu un accord de principe de la part de Steve McQueen pour tenir le rôle principal du film. « C’est le meilleur scénario que j’ai jamais lu » déclara-t-il. Sa participation au projet conditionne alors celle des trois autres premiers choix du réalisateur pour interpréter les autres rôles principaux : Marcello Mastroianni, Lino Ventura et Amidou doivent faire partie de l’aventure aux côtés de Steve McQueen. Mais ce dernier venant d’épouser la comédienne Ali MacGraw qu’il avait rencontré sur le tournage de Guet-apens (The Getaway, 1972) de Sam Peckinpah, peu enclin à laisser son épouse loin de lui, demande à Friedkin de lui trouver un petit rôle. Friedkin refusera. Il n’y a pas de rôle pour elle dans cette histoire d’hommes. Le scénario et le film n’auraient plus de sens. McQueen lui demandera alors qu’on lui obtienne un poste (fictif) de productrice exécutive afin qu’elle soit présente à ses côtés sur le tournage. Mais l’orgueil démesuré de Friedkin à ce moment-là le poussera à refuser à nouveau les exigences de la star. Ne voulant faire aucune concession ni compromis avec quiconque, il refuse qu’on lui impose quoi que ce soit. Steve McQueen quitte donc le projet. Aujourd’hui, avec le recul, le réalisateur regrette d’avoir été aussi borné et arrogant. Reconnaissant son erreur, il déclare : « J’ai réalisé trop tard qu’un gros plan du visage et des yeux de Steve McQueen valait plus que les plus beaux paysages du monde ».
La présence de McQueen en tête d’affiche conditionnant la participation des autres comédiens, cet évènement fut le début de tout un chamboulement pour le casting du film. Lino Ventura, qui, auparavant dans sa carrière, avait déjà refusé de tourner à l’étranger, hésite. Marcello Mastroianni vient d’avoir une petite fille, Chiara. Catherine Deneuve refusant de l’accompagner là-bas sur le tournage avec leur enfant, il abandonnera également le projet. C’est alors qu’Universal proposera à Friedkin le choix de Roy Scheider pour le rôle principal. Prétextant qu’il ne souhaitait pas que son nom sur l’affiche du film soit sous celui de Roy Scheider, il n’en faudra pas moins à Lino Ventura pour quitter définitivement l’aventure à son tour.
Révélé par Friedkin dans French Connection dans lequel il joue aux côtés de Gene Hackman, Roy Scheider est porté à l’époque par les succès des Dents de la mer (Jaws, 1975) de Steven Spielberg et de Marathon Man (1976) de John Schlesinger. Il a déjà été dirigé par cinéastes tels que Jerry Schatzberg, Irvin Kershner, Alan J. Pakula (Klute, (1971) ou encore Jacques Deray et Yves Boisset.
Bruno Cremer et Francisco Rabal, remplaçant respectivement Lino Ventura et Marcello Mastroianni, viendront compléter la distribution du film aux côtés d’Amidou, seul parmi les choix initiaux de Friedkin, repéré par ce dernier dans La Vie, l’Amour, la Mort (1968) de Claude Lelouch, à faire partie du casting final. Célèbre acteur buñuelien, Francisco Rabal (Nazarin, 1958, Viridiana, 1961, Belle de Jour, 1967) a également tourné pour Michelangelo Antonioni (L’Eclipse,1962), Carlos Saura, Claude Chabrol ou encore Jacques Rivette. Également repéré par Friedkin dans un film de Lelouch (Le Bon et les Méchants, 1975), Bruno Cremer a quant à lui déjà été dirigé par des cinéastes tels que Pierre Schoendoerffer (La 317ème section, 1965), Costa-Gavras, René Clément (Paris brûle-t-il ?, 1966), Bertrand Blier ou encore Yves Boisset.
Mais les problèmes de production et de casting ne seront que le début d’une accumulation d’imprévus et de catastrophes qui se dérouleront tout au long du tournage et participeront à la légende du film.
Si les scènes d’introduction, tournées aux quatre coins du monde, se déroulent sans problème particulier, c’est en République Dominicaine que les ennuis vont commencer et se succéder sans jamais s’arrêter. Victimes d’intoxication alimentaire, de malaria ou de gangrène, les membres de l’équipe tombent malades. Une bonne moitié de l’équipe se retrouve soit hospitalisée, soit rapatriée. La monumentale et emblématique scène de la traversée en pleine tempête par les camions du pont suspendu menaçant de s’effondrer reste à ce jour la scène la plus difficile et laborieuse qu’ait eue à tourner le réalisateur de toute sa carrière. Après une construction et une préparation de près de trois mois (pour un coût d’un million de dollars) dans un village du Mexique, une sécheresse encore jamais vue dans la région assèche la rivière et oblige l’équipe à tourner ailleurs et à reconstruire le pont à l’identique dans un village aztèque voisin. Village déserté par une bonne partie de la population superstitieuse à l’arrivée de celui qui avait réalisé L’Exorciste. Plusieurs semaines difficiles de tournage et quelques millions supplémentaires seront nécessaires pour obtenir l’impressionnante séquence du film devenue culte. Epuisée ou encore décimée par la maladie, une partie de l’équipe démissionne. Malade lui aussi, Friedkin perd vingt-cinq kilos. On lui diagnostiquera la malaria après le tournage du film… Là-dessus, sur l’ordre d’un agent du gouvernement infiltré sur le tournage du film, afin qu’ils ne soient pas emprisonnés, le réalisateur va également devoir se séparer, du jour au lendemain, d’une douzaine de personnes de son équipe (machinistes, maquilleurs, cascadeurs,…) surprise à consommer de la drogue…
Aujourd’hui encore, au vu des conditions du tournage et des événements catastrophiques qui l’ont jalonné, nous sommes en droit de nous demander comment William Friedkin est-il parvenu à terminer son film. « J’étais devenu comme Fitzcarraldo, l’homme qui veut construire un opéra dans la jungle brésilienne » déclare le réalisateur. « Aucune personne saine d’esprit n’aurait continué ce film, mais personne n’était sain d’esprit ». A l’image du personnage incarné par Klaus Kinski dans Aguirre, la colère de Dieu (1972) de Werner Herzog, William Friedkin, obsédé par sa quête, dépassé par sa mégalomanie et son orgueil, bascule dans un état second et dirige son équipe dans un silence de mort. Le tournage fût donc lui aussi une aventure. Une aventure humaine épique et épouvantable. Un voyage au bout de soi. Une véritable expérience existentielle.
Le tournage terminé, Friedkin s’isole en salle de montage. Le résultat du travail plaît et tout le monde est confiant. Après le choix de Mike Oldfield et de son incroyable Tubular Bells pour immortaliser et exacerber les terrifiantes images de L’Exorciste, pour Sorcerer, William Friedkin a fait appel à Tangerine Dream, groupe de rock progressif et psychédélique allemand rencontré lors de la promotion de L’Exorciste à sa sortie en Allemagne.
Une personne travaillant à l’époque chez Warner en Allemagne lui a parlé de ce trio de musicien qui allait faire un concert la nuit dans une église abandonnée au milieu de la forêt. Intéressé par l’idée, Friedkin s’y est rendu. Le concert a commencé à minuit. L’église était bondée de monde et plongée dans le noir absolu. Le groupe a joué près de quatre heures à la seule lumière de ses instruments. La musique était hypnotique et leurs morceaux très longs. Emballé, le réalisateur les rencontre à l’issue du concert et leur propose, sans même encore connaître quel sera son prochain projet, d’en effectuer la bande originale. Mais ce dernier souhaite qu’ils composent une musique à partir du scénario afin que cette dernière inspire le film tout entier et non l’inverse comme il est coutume de faire. Le groupe accepte. Après la lecture du scénario de Sorcerer, le groupe lui envoie des heures de musique sur cassette sans avoir vu la moindre image du film. Friedkin a « juste » eu à choisir la musique qu’il considérait comme la plus appropriée pour illustrer ses images et son propos. Et le résultat est là. Comme pour L’Exorciste, la musique de Sorcerer ne se contente pas d’accompagner les images du film. Avec ses nappes synthétiques sombres et hypnotiques, elle vient non seulement remarquablement amplifier les images et le sujet du film mais aussi le réalisme de la mise en scène du réalisateur. Complémentaire de l’image, elle participe activement à l’ambiance et au climat que diffuse l’œuvre. Envoûtante et intemporelle, elle contribue magistralement à l’atmosphère mystique, fantastique et surréaliste du film.
Sorcerer sort au États-Unis le 24 juin 1977. Accompagné d’une campagne de promotion maladroite le comparant trop, voir l’annonçant comme une suite, à L’Exorciste, les critiques de l’époque passeront complètement à côté du film et le public préférera continuer à se ruer en masse pour voir le film évènement sorti quelques semaines plus tôt : Star Wars de George Lucas. Dès le plan d’ouverture, sans oublier le titre même du film, trop en relation avec le précédent succès du réalisateur, le spectateur, qui s’attendait à frissonner devant un film fantastique, est dérouté et déçu. Sorcerer sera déprogrammé des salles dès sa deuxième semaine d’exploitation. En effet, les exploitants l’ayant sorti vont préférer s’en séparer afin de pouvoir récupérer Star Wars qui continue de faire un triomphe dans les salles. Ce fût la même histoire dans les pays étrangers. Ne sachant quoi faire pour limiter les dégâts et récupérer l’argent investit, les studios iront même jusqu’à remonter le film en effectuant d’importantes coupes comme par exemple la longue séquence d’ouverture du film présentant les personnages. A l’exception de la France, personne à l’époque n’a vu le film tel que le réalisateur l’avait conçu. Le film ne réalisera que 5,9 millions de dollars de recette. Sorcerer n’a pas rencontré son public. Comme une ironie du destin (l’expression prend ici tout son sens), l’histoire que vont connaître le film et son auteur sera de bout en bout comparable à celle que raconte le film et vivent les personnages. L’histoire du film est devenue l’histoire du film. Probablement sorti trop tard, à une époque où quelque chose changeait radicalement dans l’histoire du cinéma américain et dans l’idée même de la représentation du cinéma en tant qu’ Art ou pur produit commercial, Sorcerer a été le premier d’une série d’échecs commerciaux qui toucha tous les plus grands cinéastes des 70’s : Martin Scorsese avec New York, New York (1977), Steven Spielberg avec 1941 (1980), bien évidemment Michael Cimino avec La Porte du Paradis (Heaven’s Gate, 1980) ou encore Francis Ford Coppola avec Coup de Cœur (One from the Heart, 1982),…
Sorcerer marque la fin d’une époque riche en création. Une époque où les metteurs en scènes n’hésitaient pas à se risquer sur des tournages au long cours pour offrir des œuvres à l’image de leurs aventures, à la fois grandioses et monumentales. Aujourd’hui, l’industrie du cinéma a profondément changé. Elle façonne et conditionne le goût du public dès le plus jeune âge à des productions exclusivement « spectaculaires », formatés et infantilisantes (pour ne pas dire abêtissantes), vides de sens et dénuées de la moindre idée de mise en scène (à en croire qu’ils y mettent un point d’orgue), afin de maintenir le spectateur dans une sous-culture, dans une léthargie et une immaturité intellectuelle. Un cinéma de simple divertissement. Un cinéma de consommation rapide. Aussitôt vu, aussitôt oublié ! Un simple et vulgaire produit. Un cinéma à l’opposé de l’intelligence et de la rigueur des grands films que nous offrent les véritables artistes de l’époque. Avec un tournage apocalyptique se rapprochant de celui que pu connaître Francis Ford Coppola avec Apocalypse Now (1977-79) et un noir destin proche de celui que connut La Porte du Paradis de Michael Cimino, Sorcerer apparaît aujourd’hui comme le magnifique symbole d’un cinéma malheureusement disparu.
Longtemps resté invisible suite à son échec commercial et critique retentissant lors de sa sortie, Sorcerer n’a pas connu de reprise par la suite et est tombé dans l’oubli. Sa situation juridique complexe ne lui permet plus d’être commercialisé. Considéré comme définitivement perdu, jusque par son auteur lui-même, le film va sortir de l’oubli à l’occasion de sa sublime restauration, dans son format d’origine, entreprise par la Warner en 2013. Supervisée par William Friedkin lui-même, cette dernière sera effectuée en 4K et demandera six mois de travail.
Projeté au Festival de Venise en août 2013 et à La Cinémathèque Française lors de la deuxième édition du Festival « Toute la Mémoire du Monde » en décembre 2013, les spectateurs privilégiés qui ont assisté à ces stupéfiantes projections à l’image de la qualité du film, ont pu apprécier le remarquable et minutieux travail de restauration, tant sur l’image (les couleurs sont vives et éclatantes) que sur le son (en stéréo à l’origine et remastérisé en 5.1 pour l’occasion), effectué sur celui-ci. Le résultat est tout simplement incroyable. Sublime !
Avec Sorcerer, film d’aventure magistral, sombre et intense, William Friedkin propose au spectateur de vivre une impressionnante expérience sensorielle originale et inédite. Un voyage à mi-chemin entre ésotérisme et mysticisme. Véritable précurseur, tant dans ses choix esthétiques que narratifs, le réalisateur impose avec ce film son style radical et efficace et réalise dans le même temps un Chef-d’œuvre incontournable de l’histoire du cinéma. Un film d’auteur aussi original que spectaculaire. Mythique, et aujourd’hui devenu culte, ne manquez surtout pas l’occasion, 38 ans plus tard, de (re)voir cette œuvre possédée et fiévreuse du cinéma dans son espace naturel : sur grand écran. Monumental ! Un évènement ! Immanquable !
Steve Le Nedelec
A lire la 1er partie Sorcerer : Le film et son auteur
Sorcerer, un film de William Friedkin, avec Roy Scheider, Bruno Cremer, Francisco Rabal, Amidou, Ramon Bieri, Joe Spinell, Peter Capell, Karl John, Jacques François, Jean-Luc Bideau, André Falcon. Scénario : Walon Green d’après le roman Le Salaire de la peur de Georges Arnaud. Directeurs de la photographie : John M. Stephens, Dick Bush. Décors : John Box. Costume : Anthony Powell. Son : jean-Louis Ducarme. Montage : Bud Smith. Musique : Tangerine Dream. Producteur : William Friedkin. Producteur Associé : Bud Smith. Production : Universal Pictures – Paramount Pictures – Film Properties International N.V. USA. 1977. Première exploitation aux Etats-Unis le 24/06/1977 et en France le 15/11/1978. Distribution (France) : BAC Films / La Rabbia (15/07/2015) en version restaurée (Haute définition). 121 mn. Technicolor. Panavision. Format image : 1,85 :1. (35 mm) Son : 5.1. DCP. Le film est dédié à H.G. Clouzot.
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