La vie d’un jeune couple est bouleversée quand le mari, Hyun-su, devient somnambule et se transforme en quelqu’un d’autre la nuit tombée. Sa femme, Soo-jin, submergée par la peur qu’il fasse du mal à leur nouveau-né, ne trouve alors plus le sommeil….
Ancien assistant réalisateur de Bong Joon-ho sur le tournage de Okja, avec Sleep, Jason Yu signe son premier long-métrage. Bong Joon-ho a d’ailleurs déclaré au sujet du film : « Sleep est le film le plus singulier et le plus malin que j’ai pu voir ces dix dernières années ». Que voulez-vous ajouter à cela ?…
Soo-jin et Hyun-su sont très amoureux. Ils forment un jeune couple ordinaire dont le quotidien l’est tout autant. Mais une nuit, la jeune épouse découvre que son mari souffre de crises de somnambulisme durant lesquelles son comportement devient de plus en plus inquiétant, notamment pour la sécurité du nouveau-né. Alors que le mari va devenir actif durant son sommeil, la femme, elle, va complètement perdre le sien et réorganiser toute leur vie quotidienne autour de ses angoisses. Il devient somnambule. Elle devient insomniaque. Le somnambulisme de l’époux est une pathologie qui, avec la paranoïa excessive, à la limite de la folie, qu’elle va faire naître chez l’épouse, va vite venir perturber le quotidien et menacer l’équilibre du couple de futurs parents. Cet évènement va donc faire basculer une vie de couple harmonieuse dans la crise.
Quoi de plus effrayant que de voir les situations du quotidien bouleversées ? Quoi de plus angoissant que de vivre sous le même toit et de partager la vie et le lit de quelqu’un qui devient un « Autre » la nuit ? Ne connait-on jamais vraiment l’« Autre » ? Que faire lorsque le foyer se transforme en piège et que la personne aimée, et en l’occurrence ici celui qui est censé être le « protecteur », devient une menace permanente ?
« A l’écriture du scénario, mon but était tout d’abord de créer un film amusant, donc je n’avais pas de thème particulier en tête. Une fois que le scénario était fini, je me suis rendu compte que certains sujets personnels s’étaient immiscés dans l’histoire et que j’avais écrit un film sur le mariage. […] Je voulais montrer un couple dans lequel ils se soutiennent l’un l’autre, et montrer comment ils pouvaient, ensemble, surmonter ce problème de somnambulisme. » Jason Yu.
Parfait point de départ pour instaurer une intrigue et susciter l’effroi chez le spectateur, le cinéaste va aborder le sujet de sa chronique conjugale à la fois de manière rationnel et irrationnel. Au début du film, le jeune couple se tourne vers la médecine pour tenter de résoudre les insomnies du mari tandis que la mère de l’héroïne se tourne vers la magie et les forces occultes.
« La médecine en Corée est très avancée. On dépend beaucoup d’elle et le niveau d’avancée est assez incroyable. Ce qui est d’autant plus étrange parce qu’il y a aussi une très forte croyance accordée aux fantômes, aux chamans. Beaucoup de gens se tournent vers eux pour interpréter leurs vies, pour qu’ils les guident, qu’ils leur donnent des conseils… » Jason Yu.
Dans le même temps, Jason Yu développe un angle rationnel par le biais de la science et la description clinique des troubles du sommeil, et un angle irrationnel avec l’exposition du surnaturel et des superstitions ancestrales toujours bien présentes dans la société coréenne. Le jeune père est-il sujet à un phénomène psychologique « explicable » où est-il possédé, habité par un fantôme ? Tout en laissant le spectateur libre de ses interprétations, c’est à la confrontation entre la raison et les forces occultes à laquelle Sleep nous convie.
« Au début, l’horreur vient du somnambulisme du mari, du danger et de l’étrangeté des actions qu’il réalise pendant son sommeil. Mais alors que l’histoire avance, l’horreur change de camp et passe du côté de la femme : son basculement progressif dans une forme de folie menace à son tour la sécurité de son foyer, de sa famille. Pour que l’histoire ne soit pas répétitive et pour qu’elle soit rythmée, on ne pouvait pas simplement tourner autour du somnambulisme du mari. » Jason Yu.
Découpé en trois parties distinctes servant d’ellipses temporelles, Sleep est un film aussi maîtrisé dans sa maligne construction scénaristique que dans sa mise en scène millimétrée ou son montage minutieusement ciselé. Particulièrement sujette aux ambiances sombres, le directeur de la photographie Kim Tae-soo apporte lui aussi un soin tout particulier à l’image (lumières et couleurs). Chacune des étapes de la création artistique du film participe activement à l’efficacité de la tension des scènes qui monte crescendo, à instaurer l’ambiance angoissante, ou encore, à la création du rythme énergique et soutenu. Mais attention, comme bien souvent dans le cinéma coréen, et pour notre plus grand plaisir de spectateur, Sleep est un film à la croisée des genres. Certes, Sleep est un palpitant huis-clos, une plongée en apnée au cœur de la vie de couple, mais, avec ses ruptures de ton, Sleep est aussi un film très drôle.
Sans scène ni dialogue intentionnellement comiques, l’humour du film nait du contraste existant entre l’absurdité des situations dans lesquelles se retrouvent les personnages et leurs réactions réalistes. Ici, le spectateur rit donc autant qu’il frissonne.
La mise en scène de Jason Yu et son sens du cadre sont exemplaires, particulièrement dans sa gestion topographique des lieux (maîtrise du décor et des espaces) et sa volonté d’être au plus près des émotions des personnages. Sa mise en scène et ses cadres ne sont d’ailleurs pas sans rappeler ceux de Bong Joon-ho dans Parasite (2019). Le réalisateur crée l’ambiance anxiogène du film en adoptant le parti pris de toujours suivre le point de vue des protagonistes et en soumettant les mouvements de caméra aux limites physiques des personnages, ce qui lui permet ainsi d’enfermer le spectateur dans la psychologie de ces derniers. Afin de mieux véhiculer la tension du film, plutôt que d’avoir recours à une surenchère d’effets spéciaux ronflants, Jason Yu préfère recentrer sa mise en scène à un niveau plus intime en filmant principalement les visages et les yeux de ses deux protagonistes merveilleusement incarnés à l’écran par les formidables comédiens Jung Yu-mi et Lee Sun-kyun, tous deux très convaincants. A noter qu’ils partageaient déjà tous les deux l’affiche de Oki’s Movie de Hong Sang-soo en 2011.
Hyun-su est interprété par le regretté Lee Sun-kyun à qui le film est dédié. Après avoir commencé sa carrière dans le théâtre musical pendant de nombreuses années, Lee Sun-kyun est surtout connu pour ses rôles dans les films Night and Day (2008) et Oki’s Movie (2011) réalisés par Hong Sang-soo, le polar Hard Day (2014) de Kim Seong-hun et bien évidemment Parasite (2019) de Bong Joon-ho. Dans Sleep, Lee Sun-kyun est parfait dans son personnage d’acteur qui galère complètement dépassé par les évènements.
Soo-jin, quant à elle, est magnifiquement interprétée par la comédienne Jung Yu-mi dont la performance ici impressionne par son intensité et son aptitude à nous transmettre des émotions radicalement opposées. Amoureuse et déterminée, le personnage de Soo-jin et son regard portent le film. Toujours juste, le jeu de l’actrice participe lui aussi de manière infaillible à la dualité de ton au centre de l’atmosphère générale du film. Jung Yu-mi a commencé sa carrière en apparaissant dans des courts-métrages. Elle s’est ensuite fait remarquer pour ses prestations dans les films A Bittersweet Life (2005) de Kim Jee-woon, Blossom Again (2005) de Jeong Ji-woo ou Family Ties (2006) de Kim Tae-yong. Elle apparaît également régulièrement dans les films du réalisateur Hong Sang-soo, notamment dans Les Femmes de mes amis (2009), Oki’s Movie (2010), In Another Country (2012) ou Sunhi (2013). Jung Yu-mi était aussi à l’affiche de Dernier train pour Busan (2016) de Yeon Sang-ho.
Jason Yu réalise avec ce premier film, un brillant et percutant thriller psychologique aux allures de comédie horrifique. De la comédie à l’épouvante, le réalisateur utilise brillamment et harmonieusement les genres et leurs codes comme métaphores pour nous offrir une subtile réflexion sur le couple et la vie conjugale.
Parmi les nombreuses thématiques abordées dans Sleep, on retrouve donc en premier lieu, l’amour inconditionnel, le mariage, la parentalité, la famille ou encore les relations de couple. Mais le cinéaste ne s’en tient pas à ces seules thématiques. En effet, le film nous propose également une réflexion sur la maternité, le sacrifice, la science, les croyances et les traditions.
Si, sur bien des aspects, Sleep nous évoque l’incontournable Rosemary’s Baby (1968) de Roman Polanski avec Mia Farrow et John Cassavetes, maîtrisé, efficace et élégant, Sleep est un premier film singulier à la fois effrayant et drôle. Un film d’auteur comme on les aime et comme on aimerait en voir plus souvent. Une belle découverte. Un cinéaste à suivre. Nous ne pouvons donc que vous conseiller de ne pas manquer de voir Sleep… sur grand écran.
Sleep a été présenté à la Semaine de la Critique au Festival de Cannes ainsi qu’au dernier Festival International du Film Fantastique de Gérardmer où il a remporté le Grand Prix il y a à peine quelques semaines.
Steve Le Nedelec
Sleep (Jam) un film de Jason Yu avec Jung Yu-mi, Lee Sun-kyun, Kim Kum-soon, Kim Kuk-hee, Lee Kyong-jin, Yoon Kyung-ho… Scénario : Jason Yu. Image : Tae-soo Kim. Décors : Yu-jin Shin. Montage : Mee-yeon Han. Musique : Huyk-jin Chang et Yong-jin Chang. Producteur : Lewis Tae-wan Kim. Production : Lewis Pictures – Solaire Partners. Distribution (France) : The Jokers Films (sortie le 21 février 2024). Corée du Sud. 2023. 95 minutes. Couleur. Format image : 1.85 :1. Dolby Digital. Semaine de la Critique, Cannes 2023. Grand Prix, Festival de Gerardmer 2024.