À la fin du XIXe siècle, l’impératrice d’Autriche-Hongrie, une figure figée dans l’imaginaire collectif, vit dans une commune aristocratique réservée aux femmes. La comtesse Irma Sztáray y est envoyée pour être sa compagne.
Sissi & Moi a été pitché en clôture du Festival International du Film de Fiction Historique pour le Cinéma et la Télévision créé en 2015 à Narbonne et présenté en première mondiale dans la section Panorama du 73e Festival du Film de Berlin. Le sujet du film ne porte pas sur l’histoire d’amour de Sissi avec l’empereur François-Joseph Ier ni sur ses difficultés d’intégration à la cour, mais plutôt sur ses dernières années d’isolement. Il propose un regard sur l’extravagance des riches et des puissants sans la dénoncer particulièrement puisqu’il se concentre sur le psychisme de Sissi, l’épouse de l’empereur.
Il s’agit d’un drame cynique costumé « féministe » des temps modernes. Réalisé et écrit par la cinéaste allemande Frauke Finsterwalder. Il fait suite à un autre biopic récent de Sissi, Corsage de Marie Kreutzer (2022). On peut dire que Sissi & Moi est dans la directe lignée de Corsage. Les deux films rappellent le sombre quotidien de l’impératrice. Mais Sissi & Moi adopte le point de vue d’une de ses fidèles, la comtesse Irma qui voue une dévotion démesurée à Sissi, dont l’impératrice ne se soucie pas vraiment. Le personnage d’Irma reste un peu fade de par sa grande docilité et ses situations difficiles illogiques. Malgré le talent indéniable des deux actrices, leur relation reste floue dans le film.
Sissi & Moi raconte comment Elisabeth d’Autriche (Sissi), épouse de l’empereur, n’a pas le droit de s’exprimer et doit rester à jamais la belle et jeune impératrice. Pour répondre à ces attentes, elle adhère à un régime rigoureux de jeûne, d’exercice. Étouffée par ces conventions, avide de vie, elle se rebelle de plus en plus contre cette image qu’on lui a imposée.
Quatre ans avant sa mort assassiné en 1898 à Genève par un partisan italien, Sissi (Susanne Wolff, vue d’abord dans L’Etranger et moi et dans Styx), vit dans une commune réservée aux femmes à Corfou, en Grèce où elle est rejointe par la comtesse Irma (Sandra Hüller), l’actrice entre autres de Requiem et Toni Erdmann, une célibataire hongroise, repoussée par les hommes, pour être sa compagne. Elle est captivée par le reclus excentrique de Sissi et elle se plie aux caprices de Sissi en abandonnant ses élégantes robes viennoises pour s’habiller humblement et en freinant son riche appétit pour manger avec parcimonie comme sa maîtresse et les autres femmes qui servent dans l’entourage de l’impératrice.
Même si Sissi se sent visiblement plus libre en compagnie de ces femmes dévouées et notamment avec Irma son accompagnatrice, leurs désirs ne semblent jamais tout à fait compatibles et l’impératrice, pour un plaisir hédoniste se tourne vers son copain flamboyant, bizarre et insupportable, l’archiduc Viktor d’Autriche (Georg Friedrich). Plus tard, elle est attirée par le beau mais désagréable écurie britannique Smythe (Rhys Harrys). Son comportement agressif et haineux envers Sissi au début semble ridicule et encore plus incompréhensible quand soudain il tombe « amoureux » d’elle en réalisant sa grande capacité à le battre dans une course de chevaux.
L’Impératrice inspirait déjà des séries populaires dans les années 1950 : Sissi, une trilogie cinématographique culte depuis plusieurs générations, écrite et réalisée par Ernst Marischka entre 1955 et 1957. Les rôles principaux, Sissi et François-Joseph, sont respectivement joués par les acteurs Romy Schneider et Karlheinz Böhm. Elizabeth de Wittelsbach, alias Sissi, est devenue impératrice totalement par hasard. A la base, l’empereur était en effet supposé épouser sa grande sœur Hélène. Mais il va tomber sous le charme de cette jeune fille inconnue. Et il se battra jusqu’au bout pour faire d’elle sa femme.
Si cette trilogie de 1955 connaît un succès phénoménal en Autriche et en Allemagne, l’actrice y est apparemment pour quelque chose. Pour le public, Romy Schneider est l’incarnation parfaite de l’impératrice, à tel point qu’elle a elle-même reconnu avoir du mal à se détacher du rôle, semble-t-il. En 2020, un roman, et l’année dernière, deux trilogies télévisées ratées sur l’impératrice Sissi, puis en 2022 et 2023, deux longs métrages ont été réalisés Corsage et le luxuriant et irrévérencieux Sissi & Moi, reprenant les mêmes inflexions féministes modernes et l’omniprésence d’éléments de bande sonore contemporaine exactement comme dans le film Corsage qui ne s’intègre pas bien dans le récit du film de Frauke Finsterwalder.
Les comparaisons entre les deux films sont inévitables : le sujet des deux films est flou et peu intéressant. Les créations richement colorées de la costumière Tanja Hausner dans Sissi & Moi racontent une partie de l’histoire, brouillant les époques avec aplomb, mais de jolies robes, de beaux paysages, une belle coiffure et une belle cinématographie ne veulent rien dire quand il n’y a pas de véritable perspective sur ce personnage historique surnommée Sissi, qui, en vérité est célèbre pour son côté glamour mais aussi parce qu’elle s’est souciée des gens ordinaires. À sa mort en 1898, l’épouse de l’empereur François-Joseph a laissé une partie de sa fortune aux nécessiteux et aux persécutés. Son intérêt pour les pauvres, qui peut adoucir son image d’impératrice extravagante, n’est guère montré dans ce film.
Pourquoi, 125 ans après son assassinat, l’engouement des cinéastes pour ce personnage perdure-t-il ? Selon la cinéaste : « À Vienne le culte de l’impératrice est immense. Son mythe n’a fait que grandir après la Seconde Guerre mondiale. Cette princesse malheureuse et glamour est devenue un symbole de l’Autriche, les gens se sont identifiés à elle… Pour la génération qui avait vécu la guerre, Sissi était un soulagement. Adolescentes on se moquait des films avec mes copines, on les trouvait trop guimauve. Mais lorsque je les regarde aujourd’hui, je les vois différemment, on y voit déjà la tristesse de Romy et l’emprise de sa mère Magda. Ma version est influencée en creux par cette mère abusive »…
On voit Irma dans Sissi & Moi, pour la première fois interrogée par une dame d’honneur de service, saignant du nez après une gifle de sa mère vindicative, terrifiante (Sibyl Canonica). Elle est humiliée, manipulée et inspectée comme du bétail, avant qu’il ne soit déterminé qu’elle sera l’accompagnatrice de Sissi. L’impératrice entre alors en scène, avec un regard malicieux et met Irma à son propre régime : cocaïne, et jus d’ortie et fait brûler aussi tous ses jolis vêtements. Cependant, l’Impératrice se sent piégée par l’obsession et la jalousie qu’elle inspire aux autres femmes et finit par renvoyer l’une d’entre elles.
La cinéaste a choisi de faire du personnage principal un psychopathe sans explorer les thèmes de la maladie mentale. Elle s’explique : « Mon impératrice est de nature agitée, elle ne veut pas d’une vie tranquille. Il ne lui faut parfois que quelques secondes pour qu’elle change d’humeur. Elle est constamment en mouvement, tant mentalement que physiquement. C’est ce qui rend Sissi intéressante pour Irma ; avec elle, on ne s’ennuie jamais. Historiquement, l’impératrice Élisabeth a souvent été décrite comme une femme dépressive et psychologiquement instable. Mais cette vision témoigne d’un point de vue masculin et ennuyeux selon lequel une femme au caractère difficile ne peut qu’être malade... ».
Tourné en 16 mm velouté par Thomas W. Kiennast. La bande originale pop et rock féminine d’artistes tels que Portishead rend cet usage difficile à comprendre. Finsterwalder s’exprime : « Je voulais raconter une histoire sur la vieille question aristotélicienne : qu’est-ce que l’amitié ? Pourquoi les amitiés se nouent-elles ? Par sympathie ? Par amour ? Par calcul ? Que se passe-t-il lorsque le rapport de force ne peut jamais être égal ? Et trouver dans ces personnages qui ont vécu au XIXe siècle quelque chose qui me touche aujourd’hui, au présent. Sissi & Moi est un récit totalement fictif, mais qui s’inspire de la réalité historique. Je suis une conteuse, pas une historienne. Les deux personnages de mon film, Irma et Sissi, sont fictifs. Il en va de même pour les costumes, qui sont loin d’être historiquement exacts, et évidemment pour la bande sonore ».
Sissi & Moi se caractérise aussi par un débordement de scènes difficilement supportables : du vomi d’Irma sur le bateau à celui de Sissi en raison de ses crises de boulimie, en passant par la scène dans les toilettes de l’empereur où il se vide après avoir bu un laxatif fort. Par ailleurs, il perd son élan alors que le combat entre maîtresse et servante commence à se retourner contre lui-même. Dans ce film il n’y a rien de féminin dans cette Sissi, destructrice, égoïste qui ruine même la vie de ses proches et qui n’hésite pas à pousser Irma hors du train pour son plaisir sans penser qu’Irma aurait pu être tué. Pire, on a du mal à comprendre pourquoi Irma est étroitement liée et amoureuse d’une femme agressive et toujours au bord de la folie ?
A cela la cinéaste répond : Dès le début, nous faisons la rencontre d’Irma, une femme d’âge mûr battue par sa mère. Cette relation violente se manifeste aussi verbalement à mesure que le film avance. Irma rencontre ensuite Sissi dont on apprend beaucoup plus tard qu’elle est battue à plusieurs reprises par son mari l’Empereur François-Joseph, et humiliée, tyrannisée par sa mère. Sissi, à son tour, mène la vie dure à Irma et à ses autres subordonnés. Qu’est ce que cela a à voir avec l’amour ? Je suis d’accord avec le réalisateur japonais Hayao Miyazaki quand il dit que tous les personnages supposément bons ont un côté sombre, et que tous les personnages prétendument méchants ont le droit d’être bons. Je n’aime pas les contes de fées allemands, car ils partent du principe qu’il n’y a que le bien et le mal. Or cette conception manichéenne ne permet pas d’expliquer les mécanismes de la maltraitance.
Même si l’on peut prendre en considération, comme le disait la cinéaste, que tous les soi-disant bons personnages ont une part d’ombre, et que tous les soi-disant mauvais personnages ont le droit d’être bons, continuer à être attiré par une impératrice qui plonge Irma dans des sphères intimes, de plus en plus instables, aux côtés d’un mari, l’empereur (Florian Teichtmeister), nous laisse sans voix, d’autant que comme dans Corsage également, Irma entend directement le viol conjugal qui se manifeste surtout dans toute sa violence psychologique.
La réalisatrice s’explique : « Ce qui m’a le plus fascinée dans les différents journaux intimes, c’est que Sissi était loin d’être la femme solitaire et dépressive décrite par la plupart des biographies. Elle était souvent très amusante, aventureuse, pleine d’esprit et inspirante, et ses dames d’honneur étaient complètement captivées par sa personnalité charismatique. Cependant, Sissi pouvait aussi se montrer très cruelle. Et pourtant, toutes les descriptions d’elle par les femmes qui l’entouraient comportent une chose en commun : elles l’aimaient toutes follement, de manière quasi-obsessionnelle, et ce, malgré les mauvais traitements qu’elles subissaient. Le charisme de Sissi était tel que ces femmes souffraient de son absence, et elle s’en servait pour les rendre dociles. C’est cet amour profond que toutes ces femmes exprimaient pour l’Impératrice qui est à l’origine de l’histoire, et non la biographie d’une personne vivante.»
Mais de quel charisme parle-t-on et de quel féminisme la cinéaste prétend-elle nous montrer ? Irma et ces femmes sont-elles plutôt confrontées au masochisme, un trouble psychologique complexe caractérisé par un comportement autodestructeur qui implique un désir intense d’éprouver de la douleur ou de l’humiliation : « Je veux souffrir » ? Dans ce cas, difficile de se laisser convaincre par le film et les explications du cinéaste. On ne peut que se poser cette question : ce film est-il un sujet sur le masochisme, ou une insulte au féminisme contemporain ?
Même si Sissy & Moi propose du divertissement grand public avec ses accessoires et costumes anachroniques de l’époque, sa dynamique est mal exploitée. Le passage de la comédie au drame alourdit le film. Cela ressemble au nouveau style d’un film d’horreur cérébral et artistique. De plus, l’espace est difficile à suivre car très saccadé ; Grèce, Algérie, Angleterre, Suisse…
Les images sont belles mais le film présente d’énormes défauts et trous dans l’intrigue. C’est plutôt froid, maladroit et tient le spectateur en otage. Malgré un bon jeu d’acteur, vous avez envie de quitter la salle après une demi-heure… certains l’ont fait. En transformant la dépression, les caprices et l’impérialisme de Sissi en forces féministes, il apparaît que la bourgeoisie adhère à la banalité, aux caprices et aux atrocités. Certains l’ont décrit comme l’un des pires films de l’année. D’autres l’ont apprécié.
« Sissi et moi n’est pas l’histoire d’une femme totalement libérée. C’est une femme qui se débat et qui, d’une certaine manière, gagne sa liberté avec la mort. C’est un destin très paradoxal. Finalement ce qu’il y a de plus féministe dans le film, c’est que je sois parvenue à le réaliser », la cinéaste explique.
Mais qui n’est pas libre après la mort ? Le grand réalisateur grec Theo Angelopoulos a écrit avant sa mort: « Nous deviendrons réellement libres lorsque nous aurons réappris à dépasser la mort, lorsque nous aurons franchi cette frontière mentale qui permet l’harmonie avec soi-même. Un homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie. »
Le philosophe François Galichet disait : « Choisir sa mort est le dernier acte de la liberté est dans son sens le plus essentiel ». Sissi n’a même pas choisi sa mort. Elle a été assassinée.
Last but not least, la philosophie indienne va encore plus loin : si vous mourez sans liberté d’esprit, vous n’êtes pas non plus libre par la suite.
Norma Marcos
Sissi & Moi (Sisi & Ich), un film de Frauke Finsterwalder avec Susanne Wolff, Sandra Hüller, Tom Rhys Harries, Johanna Wokalek, Anthony Calf, Angela Winkler… Scénario : Frauke Finsterwalder et Christian Kracht. Directeur de la photographie : Thomas W. Kiennast. Décors : Katharina Wöppermann. Costumes : Tanja Hausner. Montage : Andreas Menn. Musique : Michael Künstle et Matteo Pagamici. Producteurs : Tobias Walker, Philipp Worm et Wiebke Andresen. Production : Walker Worm Films – MMC Movies – C-Films AG – Dor Film Produktionsgesellschaft GmbH. Distribution (France) : Kinovista (sortie le 25 octobre 2023). Autriche – Suisse – Allemagne. 2022. 132 minutes. Couleur. Super 16 mm. Format image : 1.85 :1. Dolby Digital. Tous Publics.