Signe vit dans l’ombre de son petit ami Thomas, à qui tout réussit. En manque d’attention, elle décide de faire croire à son entourage qu’elle est atteinte d’une maladie rare. Mais le mensonge fonctionne un peu trop bien, et elle est vite prise à son propre piège.
Scénariste et réalisateur norvégien installé à Los Angeles, Kristoffer Borgli signe avec Sick Of Myself, son deuxième long métrage (Drib, son premier film réalisé en 2017, est resté inédit en France), une fable féroce et moderne qui dynamite les codes des genres qu’elle aborde et qui dénonce les dérives que provoque le narcissisme des individus assujettis aux réseaux « sociaux ».
« Les réseaux sociaux ont exacerbé ce type de comportements. J’ai un peu poussé le bouchon, mais je connais des gens à Oslo qui leur ressemblent ». Kristoffer Borgli.
L’idée de réaliser une anti-comédie romantique sur une relation toxique ancrée dans le monde réel est venue au cinéaste en observant la société à Oslo. L’axe narratif de Sick Of Myself est d’abord basé sur le personnage féminin de Signe qui, dans l’espoir de se sentir exister dans son milieu « artistique », va faire croire qu’elle est atteinte d’une maladie rare. Signe est menteuse, manipulatrice, fausse, superficielle, égoïste et narcissique. Le spectateur va suivre son parcours imprévisible dans sa recherche de gloire à tout prix et être le témoin de sa chute inéluctable et de sa déchéance que provoquera son comportement extrême.
C’est aussi sa relation avec Thomas (interprété par Eirik Saether), son petit ami imbu de lui-même à la renommée surfaite, qui marque la dynamique au cœur du récit. Toutes les actions de ce couple détestable sont motivées par la compétition qu’ils créent entre eux. Ne se souciant chacun que de sa propre image plus que de l’autre et ne faisant ressortir que le pire d’eux-mêmes dans chaque situation, Signe et Thomas forment un couple de pervers narcissiques toxiques parfait. Un couple de monstres.
En quête de célébrité, jalouse et frustrée du succès de son compagnon, Signe ne cherche qu’à attirer l’attention sur elle et, prête à tout pour exister aux yeux des autres, n’hésitera pas pour cela à mentir et à prendre des médicaments dangereux et interdits pour faire croire qu’elle est victime d’une maladie grave. Oui, Signe est une victime. Oui, Signe est malade. Mais pas de la maladie grave qu’elle s’invente… C’est la peur d’être invisible dans une société où les individus se regardent le nombril et le montrent sur les réseaux « sociaux » qui la pousse à se mettre en danger. En proie symptomatique d’un besoin perpétuel de reconnaissance, le regard et l’attention de l’autre lui semblent être essentiels pour exister. Son sentiment d’existence ne passe que par le regard de l’autre. Mais en cherchant la notoriété et la reconnaissance à tout prix, elle ne parvient en fait qu’à s’isoler de tous. Perdue et victime d’une profonde fracture identitaire, Signe n’a plus d’identité propre. Elle n’est plus qu’une image. L’image désincarnée et déformée d’elle-même. Une image monstrueuse.
Comble de l’ironie, l’exploitation et la marchandisation de sa maladie et de sa laideur par les agences de mannequins qui ne cherchent à recruter (exploiter) des femmes « différentes » que dans un but purement mercantile, vont rendre le personnage encore plus horrible et répugnant. Ses mensonges et ses troubles obsessionnelles vont l’aspirer dans une spirale infernale, car plus son état physique va se dégrader, plus elle va connaitre le succès dans les médias et les réseaux « sociaux ». Non seulement sa laideur va fasciner, mais en plus, elle va devenir l’instrument médiatique de marques de mode qui vont l’utiliser sans le moindre scrupule pour chercher à toucher et manipuler les potentiels clients dits « de niches ». Signe va perdre le contrôle de son corps comme celui de son Être et de son âme. Révélateur de l’obsession de notre époque pour l’apparence qui a pris le pas sur le bien-être intérieur, le diktat des médias et des réseaux sociaux sont les principaux responsables du fait que l’image que l’on cherche à donner de nous est devenue plus importante que notre personnalité propre. Paraître est devenu plus important qu’être.
L’impressionnante métamorphose physique (défiguration) de Signe est à la fois choquante et fascinante. La fascination du réalisateur pour les altérations du visage ou du corps et leurs conséquences relie le film au genre du « body horror » dont le cinéaste David Cronenberg demeure le maitre incontesté et incontestable, et reste la référence en la matière.
Le personnage difficile de Signe, bourgeoise névrosée, écrasée par son égo et condamnée à être éternellement insatisfaite alors qu’elle a tout pour être heureuse, est remarquablement interprété par la comédienne norvégienne Kristine Kujath Thorp (Ninjababy, 2022). Elle incarne ici un personnage en grande souffrance psychologique qui se met toujours en scène et ne montre jamais son vrai visage, aussi bien au sens propre qu’au sens figuré. Puissant et psychologiquement complexe, pour être crédible, son rôle nécessitait également un grand sens de la comédie et une capacité particulière à jouer avec son corps. A contre-courant de notre époque inquiétante où seule l’apparence compte, le visage défiguré de Signe étant ici le juste reflet de son Être mais aussi celui du mal qui la ronge, Kristine Kujath Thorp n’a pas hésité à accepter de s’enlaidir pour le film. Habitée par son personnage, la comédienne livre une performance exceptionnelle.
Résultat d’observations de la folie du monde contemporain que Kristoffer Borgli a sciemment exagérées ici, de nombreuses situations décrites dans le film témoignent de son appétence manifeste pour l’humour noir et les situations à la fois inconfortables et drôles. Le cinéaste fait preuve d’une maitrise remarquable dans sa gestion de l’équilibre difficile du film qui oscille entre réalisme, satire, comédie et tragédie. Elégant dans sa forme réfléchie et maitrisée, et possédant une palette émotionnelle à la fois riche et ambigüe, l’abstraction morale des situations malaisantes qui tournent en dérision les aspects les plus sombres et négatifs des individus de la société « moderne », rapproche évidemment Sick Of Myself de l’univers du réalisateur suédois Ruben Östlund (Snow Therapy ; The Square ; Sans filtre…).
En effet, comme dans chacun des films d’Östlund, le point de départ de Sick Of Myself est l’observation du comportement humain et le regard que porte Borgli sur son sujet est comparable à celui d’une étude en psychologie sociale qui met en lumière les comportements des individus en société.
Sick Of Myself nous alerte surtout sur nos attitudes et nos comportements en société qui sont immanquablement influencés et conditionnés par notre environnement social. Le film gratte le vernis de ce que l’on croit être nos personnalités et nous met face à nos contradictions et nos faiblesses, nous met face à nos névroses et à notre schizophrénie qui sont malheureusement devenues propre à la nature humaine. La société a pris le pas sur l’individu. C’est elle qui lui dicte comment il doit être et se comporter. L’individu est devenu esclave de la société. Il lui obéit. Avec ses thèmes universels, Sick Of Myself alerte donc sur l’urgence que nous avons à revoir nos « valeurs » sociales actuelles si nous ne voulons pas courir à la catastrophe, à l’image du personnage de Signe.
« Je voulais capturer l’inconfort de cette histoire de la plus belle façon possible. J’ai voulu la tourner durant les très beaux étés que nous avons à Oslo. Je souhaitais que l’on soit hors du temps autant que possible, pour contrebalancer le côté très contemporain de l’histoire ». Kristoffer Borgli.
Les choix du cinéaste de tourner en 35mm, d’utiliser de la musique classique dans la bande originale, de développer les thématiques du narcissisme ou de la jalousie, mais aussi, ses choix de mise en scène ou encore son esthétique élégante et épurée, claire et colorée, font de Sick Of Myself un « joli film horrible » intemporel. Un film qui horrifie et dérange autant qu’il fascine et divertit.
Brillant et jubilatoire, satire aussi cynique, cruelle et féroce que lucide, de notre monde occidental actuel et des individus, vides et futiles, qui le composent, le subversif et très drôle Sick Of Myself exacerbe les pires tendances de notre époque. Sick Of Myself fait partie de ces films devenus trop rares qui divertissent et/ou choquent autant qu’ils dérangent et font réfléchir. En disséquant nos nouvelles « conventions sociales » et en poussant l’indécence à son paroxysme de manière aussi irrévérencieuse que singulière, Kristoffer Borgli nous invite subtilement à la réflexion et dénonce habilement l’hypocrisie, le cynisme et les ravages que créent les sociétés occidentales, malades et égoïstes, sur les individus les plus psychologiquement fragiles.
Efficace, enlevé, mais surtout nécessaire, Sick Of Myself pose de nombreuses questions, à la fois philosophiques, sociologiques et psychologiques, sur la société devenue superficielle et ses individus. Comme les riches ont besoin des pauvres pour se sentir et se savoir riches, Sick Of Myself témoigne d’une réelle et alarmante déshumanisation de l’individu qui n’évolue plus que dans sa sphère sans se soucier de l’Autre, tout en ayant paradoxalement besoin de son regard pour se sentir exister. L’individu ne vit plus que pour lui-même mais à travers l’Autre. Sick Of Myself dénonce le culte de l’image, celui du paraître ou encore celui du moi, mais aussi le culte du regard extérieur rassurant et complaisant de l’Autre. Nos postures sociales ne semblent plus être que des impostures individuelles et nos postures individuelles que des impostures sociales. La société aurait-elle condamné l’individu à ne plus être qu’un imposteur ?
Sick Of Myself tend un miroir à la conscience du spectateur. Un miroir qui nous bouscule dans notre petit « confort » léthargique en rappelant aussi bien nos travers que la part de monstruosité présente en chacun de nous.
Steve Le Nedelec
Sick Of Myself (Syk Pike), un film de Kristoffer Borgli avec Kristine Kujath Thorp, Eirik Saether, Fanny Vaager, Fredrik Stenberg Ditlev-Simonsen, Sarah Francesca Braenne, Ingrid Vollan… Image : Benjamin Loeb. Décors : Mette Haukeland. Costumes : Jostein Walengen. Création des prothèses : Izzi Galindo. Montage : Kristoffer Borgli. Musique : Turns. Coproducteur : Mimmi Spang. Producteur délégué : Tom Kjeseth. Producteurs : Dyveke Bjorkly Graver et Andrea Berensten Ottmar. Production : Oslo Pictures – Garagefilm International AB. Distribution (France) : Tandem Films (Sortie le 31 mai 2023). Norvège – Suède. 2022. 97 minutes. Couleur. Format image : 1.85 :1. Son : 5.1. Sélection officielle – Un Certain Regard, Festival de Cannes, 2022. L’Etrange Festival 2022. Tous publics avec l’avertissement suivant : « Certaines scènes de ce film peuvent heurter la sensibilité du jeune public ».