John Glidden (Richard Bennett) a fait fortune dans l’industrie lourde : aciérie, bâtiment, chantiers navals. Au dernier étage de son building, qui abrite ses entreprises et ses appartements, il n’est plus qu’un vieux milliardaire à la tête d’un empire. Aux dires des médecins, il est à la fin de sa vie. Autour de lui, c’est la sarabande des vautours bien décidés à mettre la main sur le magot. Conscient de ce macabre manège, Glidden décide de soustraire une partie de son héritage à ses héritiers, employés et autres rapaces. Il prend alors une décision radicale : choisir au hasard dans l’annuaire, sept inconnus à qui il décide de verser un million de dollars…
Si j’avais un million reste un rêve aussi vivace au XXIe siècle qu’au XX. Que ne ferai-je pas avec de l’argent ? Il y a ceux qui pensent à l’achat d’une maison, à répartir l’argent entre leurs enfants, à faire un long voyage, à dire merde à leurs patrons, etc. En 1932, la Paramount réunit plusieurs réalisateurs et la fine fleur des scénaristes maison pour répondre, avec originalité, à la question. Le résultat est euphorisant, surprenant, drôle, cynique, noir et… humain. Sept histoires admirablement tricotées dans les désirs et les rêves des petits gens et en filigrane une critique à peine voilé du capitalisme et de l’argent roi. Chaque histoire débute par le nom de l’heureux élu(e), et dans le sketch le chèque est présenté systématiquement en gros plan. Si le film s’inscrit de plain-pied dans la comédie, il n’en dévie pas moins vers d’autres genres comme le drame social ou le polar, avec toujours au cœur du drame des touches d’humour parfois très noir, comme pour le condamné à mort ou pour le minable faussaire. Les personnages sont tellement habitués à une vie d’esclavage que l’arrivée de l’argent est prise pour une blague, car en Amérique, l’argent ne tombe pas du ciel. Le point commun à tous ses personnages est qu’ils ne se résignent pas quelle que soit leur vie et ce même si leur futur est des plus sombres, trait de caractère très américain. Dans Si j’avais un million, il y a l’arbre qui cache la forêt, c’est-à-dire Ernst Lubitsch et plus précisément son sketch The Clerk. On aurait tort de limiter le film à cet unique segment aussi formidable soit-il. Les autres réalisateurs n’ont certes pas le génie de l’auteur de Ninotchka, mais consciencieusement livrent d’excellents segments.
The China Shop. Le premier des « élus » est Henry Peabody (Charles Ruggles), modeste employé dans une grande boutique de porcelaine, totalement asservi à sa femme (Mary Boland) tout comme à son manager. Il trime pour un salaire de misère sur lequel tous les mois sont déduits un montant pour la casse de divers objets en porcelaine. Homme sans grande qualité avec une unique passion : les lapins ! Ce premier sketch de Norman Z. McLeod met en scène le cauchemar quotidien d’un modeste salarié, à la boutique sous les ordres d’un manager et à la maison sous celles de sa femme, cauchemar qui ne le quitte pas un instant puisque ses « rêves » sont contaminés par l’angoisse de la journée à venir.
Violet est une petite merveille. Violet Smith (Wynne Gibson) est femme de petite vertu, elle exerce ses talents dans les bas quartiers de la ville, pauvres et interlopes, avec comme point d’ancrage un bar à marins. Pour quelques dollars, Violet vend son corps… L’histoire n’est pas spécialement drôle mais particulièrement touchante. Violet se libère de ses chaînes, de sa vie d’avant, par un simple bas jeté sur la moquette d’une luxueuse chambre d’hôtel. Violet réalise son rêve… être libre. Sketch quasi-muet où tout passe par la mise en scène de Stephen Roberts, certaines sources l’attribuent à Ernst Lubitsch, tant le style rappelle le maître.
The Forger. Edwards Jackson (George Raft) est un petit arnaqueur, un faussaire qui survit tant bien que mal. Son dernier coup, un faux en écriture sur un chèque, foire lamentablement. Poursuivi, il hérite d’un chèque d’un million de dollars, mais il n’est plus possible pour lui de l’encaisser. Une journée d’enfer débute pour lui et qui se clôturera dans les bas-fonds. Habitué des rôles de gangster, George Raft est excellent.
Road Hogs. Emily La Rue (Alison Skipworth) et son mari, le Grand Rollo (W.C. Field), des ex-artistes de cabaret, dirigent un salon de thé, leur rêve : une voiture. C’est le grand jour, on leur livre une neuve, rutilante. Patatras ! Au premier croisement, c’est l’accident, leur rêve totalement cabossé, anéanti… Une journée merveilleuse pour le couple, entre déclarations d’amour éternel et accidents de voiture, sorte de Crash burlesque avant l’heure. Un formidable show de W.C. Field avec cette manière si particulière de balancer les phrases et de cracher le lait.
Death Cell. John Wallace (Gene Raymond) veut vivre; ça tombe mal, il est dans le couloir de la mort, à quelques minutes de son exécution sur la chaise électrique… Wallace clame son innocence, il va mourir faute d’avoir pu se payer un bon avocat. Son collègue de la cellule voisine, un noir, c’est fait une raison. Les pauvres payent, point. Certaines reparties sont cinglantes, au condamné qui demande quoi dire à sa femme, le curé répond : « parler de la vie » ! La dernière rencontre avec du couple, de part et d’autre des barreaux, est une réussite d’humour noir, avec ses dialogues incisifs et un découpage mélodramatique impeccable de James Cruze. Le sketch le plus noir de Si j’avais un million.
The Clerk. Phineas V. Lambert (Charles Laughton) est un très modeste employé, depuis de longues années enfoncé dans le même service. A l’arrivée du chèque, c’est un chemin vers les hauteurs de l’entreprise qu’il entreprend. Un escalier, qu’il n’a jamais dû emprunter, le mène de bureau en bureau à celui du dieu tout-puissant de l’entreprise M. Brown. Phineas atteint le paradis. Merveille d’écriture, de jeu – Laughton royal – et, bien sûr, de mise en scène. C’est un condensé de l’art de Lubitsch. Le sketch le plus court et quasiment muet du film. Un sommet.
The Three Marines. Stephan Gallager (Gary Cooper) est dans la marine, pour l’instant au trou avec deux potes. Ils sont en concurrence pour la belle Marie (Joyce Compton), serveuse dans une baraque. En attendant de sortir, ils jouent au poker. L’argent, pas de problème, il suffit d’avoir des billets découpés dans du papier. La chance tourne, et un chèque d’un million arrive dans la cellule. Hélas pour le généreux donateur, les gars de la marine ne sont pas des pigeons, vu que nous sommes le 1er avril ! Le chèque rejoint le tas de faux billets. Les jeux de l’amour et du hasard autour de la belle serveuse peuvent reprendre, mais « Pas d’argent, pas de fête », et le cœur a ses raisons…
Grandma. Idylwood est une maison de repos pour dames âgées. Mary Walker (May Robson) s’y ennuie, tout comme ses amies d’infortune, depuis que la directrice y fait régner l’harmonie, c’est-à-dire que tout ce qui ressemble de près ou de loin à du plaisir y est interdit. Les vieilles dames tuent le temps en se balançant dans des rocking-chairs. Walker ne supporte plus la directrice qui lui envoie en pleine figure qu’elle est « libre de partir ! ». Mais pour aller où ? Sketch encore superbement écrit et joué. Sous le vernis de la cruauté, pointe l’humanité de ses vieilles dames… rabaissées et infantilisées en permanence. Grâce à Mme Walker, elles vont prendre une belle revanche en forme de leçon de vie.
Si j’avais un million une merveille de comédie, intelligente et délicieusement subversive, toute la saveur de la grande époque des studios hollywoodiens.
Fernand Garcia
Si j’avais un million est édité par Éléphant Films en combo Blu-ray – DVD. Très belle copie du film en Full HD. En supplément, une présentation du film par Frédéric Mercier, critique à Transfuge, évoque longuement le sketch d’Ernst Lubitsch (17 minutes). Une galerie de photos du film et les bandes-annonces des films d’Ernst Lubitsch disponible dans la Collection des maîtres Cinéma Master Class, L’homme que j’ai tué, La Huitième femme de Barbe Bleue, Une Heure près de toi, Sérénade à trois et évidemment Si j’avais un million.
Si j’avais un million (If I had a Million) Prologue et Epilogue de Norman Taurog, The China Shop et Road Hogs de Norman Z. McLeod, Violet et Grandma de Stephen Roberts, The Forger de H. Bruce Hulmberstone, Death Cell de James Cruze, The Clerk d’Ernest Lubitsch,The Three Marines de William A. Seiter. Avec Gary Cooper, Charles Laughton, George Raft, Jack Oakie, Richard Bennett, Charlie Ruggles, Alison Skipworth, W.C. Fields, Gene Raymond, Mary Boland, Roscoe Karns, May Robson, Joyce Compton… Scénario : Claude Binyon, Whitney Bolton, Malcolm Stuart Boylan, John Bright, Sidney Buchman, Lester Cole, Isabel Dawn, Boyce DeGaw, Olivier H.P. Garrett, Harvey Gates, Grover Jones, Ernst Lubitsch, Lawton MacKall, Joseph L. Mankiewicz, William Slavens McNutt, Robert Sparks d’après une histoire de Robert D. Andrews. Directeur de la photographie : Harry Fischbeck, Charles Edgar Schoenbaum, Gilbert Warrenton & Alvin Wyckoff. Assistant monteur : Edward Dmytryk. Montage : LeRoy Stone. Musique : Bernhard Kaun. Producteur : Louis D. Lighton, Benjamin Glazer. Production : Paramount Pictures. Etats-Unis. 1932. 84 minutes. Noir et blanc. Ratio image : 1.33 :1. Audio : VOSTF. DTS HD Dual Mono. Tous Publics.