Cap Shutter Island
Si Martin Scorsese a refusé la compétition officielle de la Berlinale c’est peut-être parce qu’il n’a plus rien à prouver. Dans Shutter Island, le réalisateur nous révèle une autre facette de la folie, son sujet de prédilection, et repousse les limites du thriller avec sa forte identité créatrice.
Depuis ses premiers films Scorsese explore la crise individuelle qui engendre différentes expressions de la violence (Taxi Driver, 1976, After Hours, 1985, Raging Bull, 1980, Les Affranchis, 1990, Les Nerfs à vif, 1991) collective et personnelle. Le réalisateur adopte souvent le point de vue d’un de ses protagonistes que l’on suit pas à pas à travers le récit. Par contre, la dimension de jugement n’existe pas chez Scorsese – son personnage n’est ni bon, ni mauvais, souvent tiraillé par les circonstances qui l’amènent à une situation critique (Les Affranchis, Taxi Driver, Le Temps de l’innocence). Le protagoniste principal de Shutter Island, le Marshal Teddy Daniels (Leonardo Di Caprio), qui est au début investi d’une mission, se confronte très vite à ses propres peurs et angoisses paranoïaques lui masquant la réalité.
Le brouillard du premier plan du film, d’où surgit le bateau qui fait cap vers Shutter Island, se pose sur toutes les pistes de l’enquête et ne se dissipe qu’à la fin du long métrage. Les indices parsemés au cours du film pour nous souffler le schéma qui nous fait avancer nous paraissent anormaux. Quand Teddy Daniels franchit la grille de l’hôpital-prison pour la première fois, les malades paraissent étrangement dégarnis et amaigris comme s’ils venaient d’un camp de concentration et les gardes, à l’opposé, forts, insistants et menaçants, comme si les bâtiments de l’hôpital enfermaient un mystère lourd et impénétrable.
L’action du film se déroule dans les années 50, années de guerre froide et de paranoïa collective, silencieuse ou hystérique. C’est l’époque durant laquelle a grandi Martin Scorsese et c’est l’une des raisons de son choix d’adapter le roman éponyme de Dennis Lehane. Cette période est aussi marquée par la profusion de films noirs et de longs métrages à motifs psychanalytiques (La maison du Dr Edwards, Hitchcock, 1945, L’Inconnu du Nord-Express, 1951, Hitchcock, Soudain l’été dernier, Mankiewicz, 1959). Scorsese décide de mélanger les deux styles, non sans apporter sa touche personnelle.
En lisant les articles parus dans la presse à propos du long métrage à sa sortie, on se rend compte à quel point la construction narrative du film est dérangeante. Il est vrai que Scorsese, qui a lui-même été monteur (Woodstock, 1970), travaille en tandem sur ses longs métrages avec l’une des plus grandes monteuses, Thelma Shoonmaker. Tous deux adorent jongler avec la temporalité : dans La Dernière Tentation du Christ, Scorcese introduit un temps complémentaire, hypothétique dans l’histoire de la vie de Jésus. Dans Les Affranchis, il commence le film par une scène et enchaîne avec un long flashback de plus d’une heure pour revenir à la scène initiale. Puis il réussit l’exploit d’introduire une journée de l’existence de son héros, dans la structure narrative qui débute dans les années 60 et se termine à la fin des années 70. Depuis, ce schéma se retrouve décliné dans de nombreux films.
La structure narrative de Shutter Island pourrait correspondre aux caractéristiques du récit cinématographique classique des années 40, car c’est là que le flashback et les sauts temporels acquièrent leur vraie force et utilité. Néanmoins, la ligne narrative du film ne se contente pas d’expliquer les troubles de Teddy Daniels par des flashbacks de style cathartique. Au lieu de suivre l’écoulement de faits objectifs, le réalisateur joue avec la perception du spectateur, nous met dans la peau de Daniels, – sans en être dans un premier temps conscient -, alors que celui-ci se construit sa propre chaîne causale des faits. Cette structure-là s’approche de celle de Spider (2002) de Cronenberg, où le héros bute chaque fois contre un mur en cherchant la réponse et en essayant d’aller plus loin dans sa conscience, puis s’y perd définitivement. Le spectateur fait ici l’expérience de la conscience schizophrène.
Le fameux « twist » scénaristique du film, tant évoqué par les critiques, n’est que l’inversion des rôles d’un chat et une souris perçue par le personnage principal, mais c’est aussi sa prise de conscience progressive, marquant son éventuelle guérison. Ce changement de l’intrigue crée un malaise majeur du spectateur car il s’était identifié au personnage de Daniels et désormais se trouve dans une place inconfortable. La résolution de l’intrigue n’est pas du tout celle qu’on espérait au début comme, par exemple, dans L’Invraisemblable Vérité (Fritz Lang, 1956), dont le dénouement met en doute le film entier.
A la fin du film, Teddy Daniels semble demander en toute conscience « Qu’est-ce qui serait mieux ? Vivre comme un monstre ou mourir en homme bien ? » Parle-t-il de cet officier allemand, qui s’était raté au moment de la libération de camp de Dachau, qu’il a vu agoniser ? Parle-t-il de sa conscience monstrueuse et torturée qui ne trouve plus ni répit, ni repos ? Ou alors de la monstruosité de l’humanité qui s’inflige des horreurs de la guerre ? « Toutes les guerres se ressemblent », dit Scorsese. Chacun porte sa part de culpabilité en soi.
Rita Bukauskaite