II – Des thématiques aux choix techniques
Si Série Noire est avant tout la peinture d’une classe sociale défavorisée où les êtres hantent aussi bien les tristes demeures que les terrains vagues boueux, il contient néanmoins tous les codes du film Noir (femme fatale, violence, meurtres, chantage, manipulation, poids du destin, fatalité…) qui sont aussi du ressort de la dramaturgie grecque. Le « polar » prend donc ici des accents de tragédie moderne. En accord avec lui-même, avec son univers, ses passions et ses obsessions, comme il avait déjà pu le faire dans ses deux précédents films, Police Python 357 et La Menace, Corneau approche une fois encore dans Série Noire, l’un de ses thèmes de prédilection : la perte d’identité.
La vie de Poupart est glauque. Suite à sa rencontre avec Mona, il se surprend à rêver à un autre avenir, à une autre vie. Mais tout semble se liguer contre lui pour transformer ses rêves en cauchemar. Voyant en Poupart un « prince charmant » et ne cherchant, elle aussi, qu’à échapper à sa condition, à sa vie « maudite », Mona, par ignorance du mal, va pousser Poupart au crime. Comme si la fatalité s’acharnait sur lui.
Alain Corneau a toujours été obsédé par la violence et sa représentation au cinéma. Dans Série Noire, la représentation particulière de cette dernière, sa mise en place et ses débordements sur les personnages montrent que le cinéaste, cinéphile passionné, est influencé par le nouveau rapport à la violence qu’a apporté le cinéma américain des 70’s, de Don Siegel à Scorsese en passant par l’incontournable Un après-midi de chien (Dog Day Afternoon, photo ci-dessous, 1975) de Sidney Lumet avec Al Pacino.
Les protagonistes de cette histoire sont des gens ordinaires, des perdants, des paumés frustrés qui précipitent leur destin malheureux en voulant le contrôler, le changer. Paradoxalement, ils sont les acteurs responsables de la déchéance à laquelle ils veulent échapper et à laquelle en fait, ils se condamnent. Leurs actes et leurs conséquences les condamnent. Les personnages sont inconscients de leurs actes. Il n’y a plus de conscience ni de morale. Ils témoignent de la régression de l’espèce humaine, d’un retour au stade animal. L’Homme est un loup pour l’Homme. L’Homme est un loup pour l’autre mais aussi pour lui-même. Avec Série Noire, Corneau explore les chemins boueux de la psychologie dans lesquels sont enlisés les personnages. En effet, c’est bien dans l’exploration des bas-fonds et de l’obscurité de la psychologie humaine que le cinéaste nous entraîne en prenant bien soin de ne jamais juger ses personnages.
Quand Franck Poupart déambule la nuit dans le noir des rues tristes de banlieue, la mise en scène de Corneau vient traduire les errances de son personnage perdu dans les méandres de sa psychologie perturbée. Sa condition sociale influe sur sa personnalité et sa santé mentale. Le désespoir provoqué par la misère sociale le fait basculer dans la folie. Comme des sables mouvants dont il serait le prisonnier, à chacune de ses actions, la société va l’enfouir de plus en plus. Il perd pied avec la réalité et tout sens moral. Il perd pied avec sa propre personnalité. Il se perd. Mais il était perdu d’avance, comme si sa condition sociale prédéterminait en quelque sorte son avenir. En effet, Poupart est victime de l’aliénation de la société qui empêche toute initiative individuelle. Son destin est scellé et ne sera qu’une inexorable descente aux enfers. Le monde prédestine notre vie. La société prévaut sur l’individu et sa liberté. Notre environnement social, notre entourage, prédétermine notre personnalité. Il nous forme, nous façonne, nous construit.
Cette terrible histoire d’amour est comparable à celle de Travis Bickle (Robert De Niro, photo ci-dessous) dans Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese. Les motivations des personnages sont les mêmes. Comme Bickle, Poupart cherche à préserver la pureté et l’innocence d’une adolescence que la société tend à faire disparaître en lui faisant perdre ses repères. Mais si la violence est salvatrice chez Scorsese, elle est ici condamnable et néfaste. La scène du miroir qui symbolise la dualité du personnage à la fin du film est un clin d’oeil à celle de Taxi Driver mais celle-ci n’est pas située au même moment dans l’histoire. En effet, chez Scorsese, elle a lieu avant l’explosion de violence alors qu’elle intervient après les crimes chez Corneau. L’aliénation de Bickle le pousse au crime qui devient salvateur pour lui, alors que le crime plonge Poupart dans une aliénation encore plus profonde, plus tragique. L’aliénation de Poupart le fera sombrer dans la folie.
Avec une mise en scène novatrice et originale, discrète et légère, et l’utilisation de nouveaux moyens techniques, le cinéaste a laissé un maximum de liberté et une place importante pour l’improvisation (gestuelle) à ses comédiens et à Dewaere en particulier. Cette technique a permis de tourner avec des méthodes différentes qui ont offert la possibilité aux acteurs d’avoir une liberté de mouvement incomparable. Mais elle a surtout permis d’aborder le cinéma différemment. Même si ici la mécanique scénaristique est différente de celle de ses deux films précédents, l’intelligence et la richesse de sa mise en scène permettent au réalisateur d’éviter de tomber dans un cinéma lourdement explicatif et proposent aux spectateurs un cinéma comportementaliste et brut.
Dewaere agissant telle une force centrifuge sur le plateau, Corneau adapte tout le dispositif de sa mise en scène à son jeu et à ses déplacements. Afin de le laisser libre dans son interprétation et de ne rien manquer de ce qu’il donne, le réalisateur tourne chaque prise avec plusieurs caméras comme le principe d’un plateau télé. Ainsi, par exemple, les champs/contre-champs peuvent être filmés dans le même temps comme un plan séquence. Si le comédien décidait soudainement de sortir de la pièce, il était couvert,… Le dispositif mis en place est installé comme si on effectuait le tournage d’un reportage sur le comédien. C’est donc cette liberté de mouvement des comédiens qui détermine la mise en scène. Et c’est cette même mise en scène qui permet cette liberté de mouvement. La mise en scène du réalisateur conditionne le jeu des comédiens et inversement. Les deux sont en perpétuelle interaction.
Toujours dans un souci de laisser le plus de liberté possible aux acteurs, le film a été tourné en prise de son direct à l’aide de microémetteurs placés sur ces derniers. Le travail effectué sur le son par Michel Desrois est en osmose avec la nouvelle manière de tourner qu’expérimente Corneau. Par la même occasion, cette technique a permis d’éviter la postsynchronisation.
Comme on peut le constater, par exemple avec le choix délibéré du réalisateur de tourner des plans serrés en intérieur qui viennent traduire l’étouffement des personnages, la forme utilisée est toujours en adéquation avec son sujet. En opposition, les plans larges dans le terrain vague placent le personnage de Poupart dans un vide immense. Le vide immense de sa vie. Plus tard on le retrouve dans ce même terrain vague accompagné de Mona. Il n’est pas seul dans cette détresse sociale et psychologique. Elle l’accompagne… dans sa chute.
Effrayé par la personnalité « à fleur de peau » du comédien, Corneau avoue avoir été soulagé que le tournage ait été rapide (cinq semaines) et que les scènes aient été « dans la boite » le plus souvent dès la première prise. Bien que les séquences aient été tournées d’une traite et sans répétition, les premières prises présentes dans le film représentent environ 80% de ce dernier.
Le réalisateur avait d’abord pensé tourner en noir et blanc, mais il s’est très vite ravisé de peur de trop magnifier son propos. Le noir et blanc demandant un travail plus important et plus coûteux, l’esthétique du film s’en serait donc retrouvée en décalage, en porte à faux avec son sujet. Plutôt que de tomber dans une nostalgie du genre, comme le fait par exemple Roman Polanski avec Chinatown (1974), Corneau a préféré innover et proposer quelque chose de neuf, quelque chose en prise directe avec la réalité.
Afin de donner encore plus de réalisme au film, inspiré par Mean Streets (1973) de Martin Scorsese ou encore A la recherche de Mister Goodbar (Looking for Mr. Goodbar, 1977) de Richard Brooks, Corneau utilise la musique diégétique du film, celle qu’écoutent les personnages de l’histoire dans leur quotidien à l’aide de leurs radios ou télévisions, comme seule bande originale. Utilisée pour sa valeur dramatique, cette musique, qui correspond donc à la réalité de l’époque à laquelle on se situe, apporte au film un environnement sonore qui vient compléter le décor sordide du quotidien aliénant des personnages. Sans oublier ce titre de Duke Ellington, Moonlight Fiesta qui résonne comme le « thème » de Franck Poupart et qui a bien failli donner son titre au film : Fiesta au clair de lune.
A l’image des « âmes » perdues des personnages, les décors sont tristes, pour ne pas dire miteux, et les paysages blafards. Les comédiens ne sont jamais maquillés. La photographie est terne. On doit le superbe éclairage sombre et blafard de la photo du film à l’excellent Directeur de la photographie Pierre-William Glenn qui avait déjà travaillé aux côtés du réalisateur en signant celles de France société anonyme et La Menace. Il retrouvera à nouveau Corneau sur son film suivant, Le Choix des armes.
Tout le travail technique et esthétique effectué sur le film contribue au sentiment de malaise que Corneau a voulu créer. Rien n’est laissé au hasard.
Fortement impressionné par Série Noire, le cinéaste et cinéphile Bertrand Tavernier écrira au sujet du film : « Difficile de trouver les mots, les phrases exactes pour décrire ce que l’on ressent physiquement après Série Noire, tant on en sort épuisé, lessivé… Comme si l’on avait réellement participé à tout ce qui vient de se dérouler sur l’écran. Comme si l’on avait vraiment mené avec Patrick Dewaere, en même temps que lui, cette course haletante… ».
Steve Le Nedelec
A lire la 1ère partie de Série noire : Quand le sordide devient la norme