Je me souviens de ma dernière rencontre avec le grand Sam. Je m’étais levé tôt pour assister à la première projection de Wild at Heart (Sailor et Lula) de David Lynch au Festival de Cannes en mai 1990. La croisette était déserte, il devait être aux alentours de 7 h, quand en empruntant le chemin vers le Bunker je croise Samuel Fuller. Il rentrait sans aucun doute d’une soirée. Je sentais bien qu’il cherchait un compagnon de route pour un dernier verre. Fuller avait un sens incroyable du récit, cette manière de vous embarquer dans une histoire, de faire revivre des personnages avec un ton juste et un luxe de détails tout en les plaçant dans un contexte historique. Lancé, il était intarissable, et devant vos yeux s’animaient des figures mythiques: Al Capone, Frank Nitti, Eliot Ness… Ce petit homme, sec, vous fixait tout en mâchouillant son cigare, était l’essence même du journaliste. Cette volonté d’être au cœur des choses et de les rapporter. Chaque fois qu’il revenait sur un événement, il le polissait pour en tirer l’essentiel, pour que celui-ci devienne captivant et emblématique. Le cinéma de Fuller c’est cet art de la narration qui claque comme un titre en Une.
Samuel Fuller est né le 12 août 1911 à Worcester dans « l’un des pires Etats de l’Amérique » le Massachusetts: « Jusqu’à quatorze ans on ne vous apprend rien, puis on commence à vous dire qu’il existe d’autres Etats autour de celui-là, et enfin des pays autour de l’Amérique ». Sa vie change radicalement un jour de 1924 où jeune adolescent il débute comme copy boy au New York Journal. C’est le début de sa carrière de journaliste, on le voit gravir les échelons encouragé et formé par de grandes signatures. De copy boy il devient rewriter au New York Sun Evening Graphic et au San Diego Sun. A 17 ans, il signe ses premiers articles, il est le plus jeune spécialiste des affaires criminelles. De ses expériences des chiens écrasés, il tirera un roman The Dark Page que Phil Karlson adaptera au cinéma sous le titre L’Inexorable enquête en 1952.
Fuller est pris par le démon de l’écriture; en 1931, il publie plusieurs nouvelles et sert de nègre à plusieurs écrivains et scénaristes. Il participe dès 1936 à plusieurs scénarios parfois tirés de ses nouvelles. Durant la Seconde Guerre mondiale, Samuel Fuller est dans la division de la Big Red One. Trois années de l’Afrique du Nord, puis une lente remontée de l’Italie en passant par la France jusqu’aux camps d’extermination. Il retrace cette expérience dans Au-delà de la gloire avec Lee Marvin, Mark Hamill, Robert Carradine. Le film est présenté à Cannes en 1980 dans une version écourtée. Ce n’est qu’en 2004 que la Warner reconstitue le montage original de 162 minutes.
Fuller débute derrière la caméra en 1949 avec l’une des premières tentatives de western psychologique : J’ai tué Jessie James (I Shot Jesse James). Fuller s’inspire d’un article sur Robert Ford « qui comme Jessie James était un minable petit illettré, un imbécile, un demeuré ». C’est une réussite. Première pierre d’un édifice où très vite se dessinent les contours du cinéma de Fuller celui du témoignage, du regard direct, de la réalité brute et sauvage.
Au centre de ses histoires, se trouvent des hommes évoluant dans un contexte précis toujours particulièrement bien décrit. Ses films ne sont jamais figés dans l’histoire mais dans l’actualité. Ses personnages masculins, les « héros », se retrouvent généralement embringués dans une aventure violente qu’ils ont plus ou moins sollicitée. Des personnages borderline que la critique va interpréter comme ses porte-paroles. Il faut reconnaître que Fuller avait un véritable don pour les sujets à polémique. Il n’hésite pas non plus à mettre en scène des films au propos ouvertement « anti-rouge ». Il n’en fallait pas plus pour faire de Fuller le représentant de l’impérialisme américain, raciste et fascisant. Grossière erreur, Fuller est un cinéaste autrement plus fin. Ses personnages féminins échappent totalement au paternalisme hollywoodien, elles vivent tant bien que mal et décident par elles-mêmes de leur destin. Plusieurs de ses films sont de farouches dénonciations du racisme. Dans une Amérique puritaine, il n’hésite pas à former des couples interraciaux ou inter-ethniques (Le Baron de l’Arizona, La maison de bambou, Le Kimono pourpre…). Ses films de guerre, sous des dehors spectaculaires et virils, sont dans le fond antimilitaristes. Ainsi, Fuller confiait à propos de Baïonnette au canon (Fixeds Bayonnets, 1951): « Je n’aime pas l’armée. Pour moi, les militaires, je cite le film, sont des pauvres types, avides de gloriole et de médailles pour pouvoir plaire aux filles, des paresseux qui ne pensent qu’à la pension. Mon film ne les exalte pas, au contraire. (…) Je ne comprends pas pourquoi en France il est classé parmi les œuvres militaristes. » Les films de Fuller constituent un ensemble complexe de fragments d’humanité marquée par le doute.
Sur la croisette, j’ai laissé passer Fuller et j’ai poursuivi mon chemin. Samuel Fuller est décédé le 30 octobre 1997 à Hollywood. La rétrospective de la Cinémathèque Française est une formidable opportunité pour redécouvrir les films du grand Sam.
Fernand Garcia
Rétrospective Samuel Fuller à la Cinémathèque Française du 3 janvier au 15 février 2018