Six Apaches déposent un mort au pied d’un arbre rachitique pour un cérémonial funéraire. Le vent souffle et soulève une poussière chaude qui s’infiltre partout et brouille l’horizon. Au loin, un cavalier, James Lassiter (Richard Boone) met pied à terre, vise avec sa winchester et tire sur le petit groupe. Il les abat froidement. Six morts, six douilles au sol, Lassiter repart… Le Sergent Franklyn (Jim Brown) ramasse les douilles encore chaudes et les donne à son supérieur, le capitaine Haven (Stuart Whitman). Elles proviennent d’un fusil volé à l’armée. Le petit détachement de cavalerie est sur les traces de Lassiter. Il l’arrête dans les ruines de sa maison incendiée par les Indiens…
Curieusement, personne n’a jamais fait le rapprochement entre Au cœur des ténèbres (The Heart of Darkness, 1899) et Rio Conchos. Si James Lassiter est une sorte de « cousin » d’Ethan Edwards (John Wayne) de La Prisonnière de désert, son voyage reprend dans les grandes lignes la structure dramatique du chef-d’œuvre de Joseph Conrad. Exit le narrateur et la construction en flash-back du roman en faveur de la linéarité. Il n’en demeure pas moins cette impression de pourrissement généralisé. Le petit groupe, constitué de militaires et de parias, doit retrouver au fin fond du désert un colonel perdu de l’armée sudiste, Pardee (Edmond O’Brien), ersatz du fameux Kurtz. Tout comme l’illustre personnage de Conrad, Pardee y poursuit une guerre perdue (la guerre de Sécession) avec une poignée de renégats, armant les Indiens. Pardee commande ses troupes dans un décor baroque, un palais dont il n’existe que la façade. Sa fin en forme d’apocalypse est la conclusion d’une vie tout entière tournée vers la violence, où la morale et l’éthique ont sombré dans l’aveuglement haineux des Nordistes. Pardee est un aristocrate, un officier sudiste enfermé dans un délire guerrier.
James Lassiter est une brute rendue raciste par le massacre de sa femme et de ses enfants : « Les Nordistes ont-ils une loi qui interdise de tuer les Apaches ? ». Le long voyage qu’il entreprend, contraint et forcé par et avec les Nordistes, va lui permettre d’ouvrir les yeux sur sa pauvre condition et l’absurdité de sa vengeance. Gordon Douglas ne nous raconte pas une rédemption mais confronte Lassiter. Ainsi au contact d’une Indienne, Sally (Wende Wagner) entraînée dans l’expédition, Lassiter, pour la première fois, prend conscience qu’un autre mode de vie existe, aussi estimable que le sien, et que la compassion existe quelle que soit l’origine de l’individu.
Nous ne remontons pas un fleuve dont les rives donnent sur une forêt dense et impénétrable, mais un désert écrasé de soleil. C’est dans ce cloaque à ciel ouvert où la barbarie, le mensonge, la fausseté et le vol, règnent en maître que Lassiter va découvrir sa part d’humanité. Dans son voyage, il est accompagné par d’étranges spécimens du genre humain. A chaque étape menant au repaire de Pardee, chacun se retrouve face à ses démons et ses contradictions. Les personnages sont intéressants parce qu’ils ne sont représentatifs que d’eux-mêmes. Du soldat noir à l’indienne, c’est leur regard sur ce qu’ils vivent qui compte. Ils ne sont le véhicule d’aucun groupe ni ethnie. Cela permet une grande liberté de « jugement » hors de tout manichéisme. L’Indienne est un personnage particulièrement fort. Elle ne valide pas la violence sanguinaire des Indiens pas plus qu’elle ne concède la moindre justification à celle des blancs. Rodriguez (Anthony Franciosa), est une ordure, non parce que Mexicain mais par nature, un être de la pire espèce, menteur, voleur, assassin. Bloody Hands (Rodolfo Acosta), le chef indien, n’est pas plus fréquentable que Lassiter, ils s’abreuvent à la même source de l’interminable spirale de la violence.
Gordon ne se fait aucune illusion sur la nature humaine, les Indiens ne sont pas idéalisés, le chef Indien est un double de Lassiter. Les gens sont comme ils sont et confrontés à l’adversité, leur nature profonde resurgit, chaotique, violente et sauvage. Ils sont au mieux dans une lutte permanente contre leurs sentiments destructeurs. Tous les personnages de Rio Conchos sont perdus et pataugent dans leur désir de rachat, de conjurer le sort et de sortir de la spirale de l’échec. Lassiter n’a pu protéger sa famille, massacrée par les Indiens. Le Capitaine Haven a perdu son chargement d’armes. Pardee, la guerre. Le soldat Franklin est toujours au service des blancs. L’Indienne ne sait pas qui soutenir tant la violence de part et d’autre est tout aussi irraisonnée et sauvage. Rodriguez est un joueur qui à chaque instant doit se refaire.
Rio Conchos est l’une des très grandes réussites de Gordon Douglas et tout simplement l’un des meilleurs westerns américains des années 60. Rio Conchos ne déroge pas à la règle des films violents de Douglas, il débute par une séquence estomaquante. Et comme toujours, tout est affaire de position de caméra, donc de point de vue. Gordon se place délibérément du côté des Indiens, abattus lâchement par Lassiter. Gordon ne présente pas Lassiter comme un héros ou un exemple, il est d’emblée un homme détestable, raciste. C’est au « mieux » un homme brisé, qui noie son malheur dans des litres d’alcool. Toutefois, à la fin de son long périple, Gordon par sa mise en scène se rapproche de Lassiter, adoptant son point de vue et sa part d’humanité retrouvée. Son utilisation du Cinémascope est remarquable, bien évidemment par la disposition des personnages dans le cadre, mais aussi par la variété des enchaînements entre plans rapprochés et plans larges. Un film parfaitement maîtrisé que Gordon Douglas comptait parmi ses favoris.
Rio Conchos s’éloigne du western classique américain par sa violence et son cynisme. Il annonce à sa manière la révolution Sergio Leone qui éclaboussera les écrans quelques mois plus tard avec Pour une poignée de dollars (Per un pugno di dollari, 1964). Cette relecture du western était déjà à l’œuvre dans le cinéma américain. Le vétéran John Ford, la sentant venir, s’interroge dès 1962 sur les temps nouveaux avec son Homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance). Cette relecture va s’accélérer dans la décennie qui s’ouvre par l’arrivée de nouveaux talents : Arthur Penn, Sam Peckinpah, Monte Hellman, Ralph Nelson, entre autres. Dans cette re-visitation du western qui éclate des deux côtés de l’Atlantique, c’est Gordon Douglas qui fera la jonction entre le western américain et l’européen avec l’excellent Barquero (1970), en confrontant Warren Oates (star du western indé) à Lee Van Cleef (star du western Européen), face à face, séparés par un fleuve.
Gordon Douglas n’est certes pas un auteur au sens de la politique des auteurs. Il est difficile de sortir une ligne directrice dans son œuvre, et pourtant parmi ses films, – qui abordent tous les genres : film noir, comédie, fantastique, western, polar, biopic, comédie musicale -, se cachent de véritables pépites et quelques chefs-d’œuvre. Rio Conchos en est un des plus beaux exemples.
Fernand Garcia
Rio Conchos est édité (en combo Blu-ray – DVD) par Sidonis Calysta dans la collection Western de légende, en complément : une présentation de Bertrand Tavernier « parfois quand un film part très fort, après il déçoit, mais pas là » pour le cinéaste c’est tout simplement « un des meilleurs westerns des années 60 ». Il évoque Jerry Goldsmith pour sa très belle et innovante partition de Rio Conchos (26 minutes). L’historien et critique, Patrick Brion, revient sur la carrière de Gordon Douglas, et en particulier sur ses westerns dont La maitresse de fer. « Rio Conchos est un film déjà en mutation » à une époque où les studios vont très mal (10 minutes). Enfin, la bande-annonce d’origine du film (3 minutes)
Rio Conchos un film de Gordon Douglas avec Richard Boone, Stuart Whitman, Tony Franciosa, Jim Brown, Wende Wagner, Edmond O’Brien, Warner Anderson, Rodolfo Acosta, Barry Kelly, Vito Scotti… Scénario : Joseph Landon et Clair Huffaker d’après un roman de Clair Huffaker. Directeur de la photographie : Joe MacDonald. Décors : Jack Martin Smith et William Creber. Montage : Joseph Silver. Musique : Jerry Goldsmith. Producteur : David Weisbart. Production : 20th Century Fox. Etats-Unis. 1964. 107 minutes. DeLuxe. CinemaScope. Format image : 2 :35 :1. 16/9e. Son : Version Française et Version original avec ou sans sous-titres français. Tous Publics.