Abramovich mêle fiction et réalité dans la quasi-totalité de ses films comme Soldado (2017), un film descriptif du monde militaire argentin, Anos Luz, un portrait de Lucrecia Martel, et son court métrage Blue Boy (2019) où le cinéaste compile des vrais/faux entretiens de sept jeunes roumains qui se prostituent avec des hommes à Berlin. Ils se font filmer en train d’écouter des enregistrements de leurs aventures. En transformant l’exploitation sexuelle en spectacle, la caméra endosse le rôle du client, soulignant l’aspect inévitablement performatif de ces rapports de force.
Manuel Abramovich est un réalisateur argentin, artiste et directeur de la photographie né en 1987. Ses œuvres ont été projetées dans des festivals et événements artistiques tels que la Berlinale, Venise, Tribeca, MoMA Doc Fortnight… Son premier court métrage, La Reina (2013), a remporté plus de 50 prix internationaux et son avant dernier film, Blue Boy (2019), a gagné l’Ours d’argent du court métrage lors de la Berlinale 2019. Depuis 2021, il dirige le DIP : Online Documentary, Intimacy and Staging Laboratory. Il travaille actuellement au développement de deux nouveaux projets : Amor Vaquero et Los Monstruos.
Son dernier film Pornomelancolía (2022) a été sélectionné dans plus d’une vingtaine de festivals dont le Festival de San Sébastian, IDFA… Il a remporté plusieurs prix (voir fin d’article). Le sujet du film a été développé dans le cadre d’Ikusmira Berriak en 2018, un programme de résidence à Saint-Sébastien qui est l’un des principaux laboratoires de développement des scénarios en Espagne.
Sans interview, ni voix off, le réalisateur raconte l’histoire d’un acteur porno victime de son propre succès dans un contexte d’hyper connexion technologique. Le film tente de nous montrer qu’on peut être un travailleur du sexe épanoui et pourtant être victime de la solitude. Le portable de Lalo Santos, le personnage principal du film ne sonne jamais et lorsqu’il téléphone c’est pour laisser des messages vocaux à sa mère en lui disant qu’il l’aime et qu’il a trouvé un travail bien rémunéré (sans lui dire la nature de son travail) mais étrangement ne lui parle jamais directement.
Malgré les succès de Lalo où de nombreux hommes interagissent avec le contenu qu’il poste et lui envoient des messages exprimant leur admiration et leur désir de coucher avec lui, il semble « déprimé » ou du moins ce que les images du film nous suggèrent quand Abramovich filme Lalo à Mexico au milieu d’une ville surpeuplée, et Lalo reste immobile, apparemment perdu, puis fond en larmes, inconsolable, sans que personne ne s’en soucie. Le regard du cinéaste dans cette séquence ne convainc guère même s’il nous explique : « Cette scène résume pour moi tout le film, qui ne porte pas sur la pornographie, mais sur ce vide existentiel que nous ressentons tous en ce moment. Bien qu’entouré de beaucoup de personnes, nous nous sentons profondément seuls ».
Puis un jour, Lalo Santos, qui est également ouvrier d’usine, découvre une annonce pour tourner dans un film porno costumé. Lalo et ses compagnons évoquent dans les coulisses du tournage leur intimité familiale, leur plaisir de manière ouverte, de la précarité au travail, de la pornographie au cinéma et en ligne, des réflexions autour du sexe et de la maladie du SIDA qu’ont certains acteurs du tournage mais ils n’ont pas peur car ça se soigne maintenant.
Avant cette annonce, Lalo s’investit en tant que sex-influenceur sur ses réseaux sociaux et sur sa chaîne vidéo privée à domicile. Le film ne lésine pas sur les images où le corps ciselé et l’énorme pénis de Lalo sont montrés en continu.
Avec ses beaux traits de visage, sa faculté à jouer les machos dominants, sa moustache bien fournie et son chapeau mexicain, Lalo enchaîne les scènes de baise. Mais la question dans ce contexte est qui baise qui ? Le cinéaste porno qui tourne le film où joue Santos ? L’acteur porno Santos ? Le réalisateur du docu-fiction Pornomelancolía ?
Dans ce film Abramovich utilise judicieusement des angles de caméra. La question que l’on pourrait se poser dans la partie fiction : Abramovich, en tournant des scènes porno avec le personnage d’Emiliano Zapata, incarne-t-il une version parodique du révolutionnaire Zapata et indirectement le déclin de la culture mexicaine et hélas pas seulement de la culture mexicaine mais la décadence mondiale ? Essaie-t-il de nous dire à quel point la révolution de Zapata et le monde sont en décomposition et en perte de notre identité aujourd’hui ? Peut être ! C’est à chacun de juger car ce n’est pas clair dans ce film.
De plus, le porno fétiche qu’Abramovich tourne à travers Lalos est inintéressant et banal. La solitude des réseaux sociaux propre à une sexualité à outrance sont déjà des clichés, maintes fois traités. Même si le sujet du film est très contemporain, Pornomelancolía, qui est un mélange de fiction et de documentaire, a l’air ringard et vide.
Pour le cinéaste, la rencontre avec Lalo Santos a été décisive : « Quand j’ai vu Lalo pour la première fois sur les réseaux sociaux, j’ai été fasciné. J’ai eu l’impression qu’il était le metteur en scène de sa propre existence. Il était très conscient de cette idée de personnage et de fiction qui traverse le réel… J’ai vu en Lalo le personnage parfait. »
Néanmoins, dès l’annonce de la sélection du film à San Sebastián, une discussion sur Twitter a suivi, instiguée par l’acteur Lalo Santos lui-même, qui exprimait son regret d’avoir participé à ce film pendant le tournage duquel il dit avoir été humilié et mis en position de vulnérabilité par l’équipe à cause d’une énorme exposition physique et psychologique du personnage central de ce film.
Pourtant, certains médias et festivals où le film est largement primé semblent ignorer l’opinion et le ressenti de l’acteur. Éblouis par Pornomelancolía, ils nous racontent un Abramovich « qui parvient à nous offrir un regard stimulant et sensible sur le monde du porno, en montrant comment beaucoup de gens vivent leur sexualité par le truchement d’outils virtuels, et il le fait grâce au dévouement total de Lalo, qui s’expose tout entier, sans voiler un centimètre de sa peau ou de son âme…Cetournage courageux mérite tous les éloges du monde… Tout cela est Arty, Factory et donc Warholien… Un tournage qui questionne les abus de pouvoir et où le réalisateur (du film porno) cite volontiers Cet obscur objet du désir de Buñuel et demande à Lalo de se « baiser » lui-même lors d’un acte avec un acteur dans son propre rôle… Bien que le réalisateur fasse un bâillon sur Luis Buñuel, son film n’a rien à voir avec celui de Buñuel et les commentaires des médias n’ont rien à envier à notre société et ses réseaux sociaux sauf peut être un qui résume tout et fait rire : « Je serai Jean-Luc Godard ou rien », a dû s’écrier Manuel Abramovich, citant Victor Hugo sans s’en rendre compte… Il réussit presque le bougre… Il fait du Godard et même – excusez du jeu de mot – du Gode/Dard… »
Cet obscur objet du désir de Buñuel est profondément enraciné dans le symbolisme cinématographique profond. Ce qui n’est pas le cas de Pornomelancolía.
Dans la scène finale de Cet Obscur Objet du Désir, Don Mathieu et Conchita voient une femme coudre un drap ensanglanté. La femme recoud la blessure de la société, panse les blessures faites par les personnages, mais aussi la blessure du cinéma. Après cela, Don Mathieu et Conchita s’éloignent de la femme et, soudain, tout l’endroit explose. Le terrorisme forme une grande partie de l’univers qui entoure Don Mathieu, l’acteur principal du film de Buñuel, sans qu’il s’en rende compte car il est très occupé par son attirance physique pour Conchita, qu’il connaît à peine. Or, le nouveau monde est le monde de Conchita qui est le monde du terrorisme.
Luis Buñuel considérait le terrorisme comme le plus gros problème de notre époque. Le film dénonce aussi un monde artificiel qui est le monde de la bourgeoisie, que Buñuel aimait à dépeindre. On ne peut que respecter l’intention de Manuel Abramovich qui tente à son crédit de dénoncer notre nouveau monde presque foutu, à savoir celui du porno et des réseaux sociaux, mais il n’y parvient pas.
Buñuel était fasciné par la communication avec la mort. Pour lui, il y a un destin inévitable qui nous attend tous : la mort, dans notre chambre ou dans les rues dominées par le terrorisme. Iladorait Der Müde Tod / Le Destin de Fritz Lang (1921) qui a également influencé Ingmar Bergman notamment avec Le 7ème sceau (The Seventh Seal, 1957). Parmi les autres cinéastes influencés par Lang figurent Enzo G. Castellari, Mario Bava, Roger Corman et Terry Gilliam. Le Destin raconte l’histoire d’un jeune couple de voyageurs qui s’arrête dans une taverne locale pour se reposer. Le fiancé disparaît et sa fiancée le cherche et rencontre son esprit entrant à travers le mur. Elle trouve une entrée et découvre que l’étranger dans la taverne n’est autre que la Mort, qui en a assez de faire souffrir le monde. Elle le supplie de redonner vie à son fiancé bien-aimé, et la Mort lui propose de sauver l’une des trois vies. Si elle réussit, la Mort ramènera son amant à la vie. La dame échoue à chaque fois et réalise que le seul moyen est de rester avec son amant décédé. Der Müde Tod / Le Destin montre une merveilleuse fantaisie sur le duel entre l’amour et la mort, avec un beau message à la fin, prouvant que l’amour est plus fort que la mort. Pornomelancolía se contente de scènes de baise gay dénuées de sens comme n’importe quel film porno hétérosexuel.
Couronné successivement du Grand Prix du meilleur long-métrage international au Festival du film indépendant de Bordeaux en octobre 2022 et au festival de San Sebastián de la Meilleure image signée par le réalisateur Manuel Abramovich lui-même, Pornomelancolía ne passe pas inaperçu par son portrait soi-disant intimiste mais qui tourne en rond et finit par nous lasser.
Il nous sera difficile de croire le réalisateur qui dit : « Pornomelancolía n’est pas un film sur la pornographie, c’est un film sur la façon dont nous affrontons le regard des autres ».
En le regardant on ne peut s’empêcher de penser que le film est principalement une illustration de 98 minutes de porno. Il aura du mal à dépasser les plateformes de streaming et les festivals et à atteindre un public plus large que sa cible initiale en raison de son sujet et de la façon dont il a été tourné et à cause de la quantité d’activités sexuelles à l’écran, au point où cela devient répétitif et exhaustif.
Dommage, car ce film est audacieux. Il aurait peut-être pu gagner s’il s’était davantage concentré sur Lalo et un peu moins sur ses exploits sexuels.
Norma Marcos
Pornomelancolía, un film de Manuel Abramovich avec Lalo Santos, Chacalito Regio, Adria, Zuki, El Indio Brayan, Lothar Muller, Mauricio Alivias, Juan Ro… Scénario : Manuel Abramovich, Fernando Krapp et Pio Longo. Image : Manuel Abramovich. Direction artistique : Dudu Quintanilha. Son : Lautaro Zamaro, Roberta Ainstein. Mixage : Paulo Gama. Étalonnage : Lucie Bruneteau. Montage : Juan Soto Taborda et Ana Remon. Producteur exécutif : Clarisa Oliveri. Coproducteurs : Martha Orozco, Rachel Daisy Ellis, David Hurst. Producteur : Gema Juarez Allen. Production : Gema Films (Argentine), Dublin Films (France), Desvia Produções (Brésil). Coproduction : Mart Films (Mexico). Distribution (France) : Epicentre Films (Sortie : le 21 juin 2023). Argentine – Brésil – France -Mexique. 2022. 98 minutes. Couleur. DCP. Interdit aux moins de 16 ans.