Poesia sin fin est la continuation de la fabuleuse œuvre autobiographique d’Alejandro Jodorowsky. Après un premier volet, La Danza de la Realidad, consacré à son enfance, nous le suivons maintenant dans ses premiers pas de sa vie d’adulte. Le jeune Jodorowsky décide de quitter le foyer familial, contre l’avis de son père, pour se dédier à la poésie, à la liberté et à la création.
Dans la petite boutique de son père, le jeune Jodorowsky végète. Son père, Jaime, le voit comme le futur repreneur de sa petite entreprise, la continuation de ce qu’il a bâti au cours des années de crises économiques noires. Son fils doit étudier pour devenir un petit commerçant, pour son père hors des livres d’arithmétique point de salut. Le petit enfant est à l’étroit dans cette petite maison. Il lit de la poésie et rêve d’une autre dimension, d’un monde qui est là à ses pieds à l’extérieur de la boutique. Tout est trop étroit pour lui, la vie doit être bien plus grande.
Un événement va précipiter le départ du garçon. Une jeune femme, menue, pauvre, commet un petit vol dans la boutique. Son père, devant les clients et comme exemple, la roue de coups, et la jette dehors nue. La petite voleuse humiliée cache tant bien que mal sa nudité aux regards des autres, tandis que le père vocifère derrière elle. Séquence d’une force inouïe où Jodorowsky joue sur plusieurs niveaux de lecture: l’intime du jeune homme qu’il fut, les raisons de son père, la corruption, la misère. Cette superposition d’éléments du réel, du subconscient et du rêve fait toute la beauté surréelle du film. Le peuple est présent non sous la forme d’une masse anonyme mais comme des individus avec leur vie, leurs corps (petits, grands, difformes), leurs visages, Jodorowsky lui confère une poésie propre, qu’elle soit compatissante pour les plus humbles ou accusatrice quand le peuple se transforme en une entité aveuglée par des discours de haine et guidée par des dictateurs.
Le jeune poète sort du cocon familial et s’en va vivre sa vie. Avec un ami poète, Il décide de traverser la ville en ligne droite, sans jamais dévier, quel que soit l’obstacle. Ils entrent ainsi dans des maisons, ressortent par la fenêtre. Acte poétique autant qu’une profession de foi. La jeunesse, la poésie et enfin l’amour qu’il rencontre une nuit dans un café. Stella Diaz ne ressemble à aucune autre femme, libre, indépendante, poétesse. Le jeune Jodorowsky en tombe éperdument amoureux, d’un amour absolu, total et pur. Elle refuse qu’il la pénètre gardant précieusement l’entrée de son sexe pour un homme mythique. Elle devient sa muse… elle lui apprend l’amour et la souffrance qui va avec… le poète grandit… Jodorowsky fait incarner sa mère et sa muse par la même actrice, Pamela Flores. Sorte de transfert de la mère vers la maîtresse, un habile glissement du complexe d’Oedipe.
Poesia sin fin grave sur notre rétine de manière indélébile la beauté sublime des femmes que filme Jodorowsky, bien loin, et c’est tant mieux, de tous les canons de la presse féminine et du formatage des corps par Hollywood. C’est un véritable acte subversif dans la droite ligne du cinéma surréaliste.
Voyage magique dans la mémoire, incroyable foisonnement de péripéties et de rencontres. Alejandro Jodorowsky filme dans les lieux mêmes de son enfance. Les façades reprennent leurs couleurs et leurs décorations d’antan, c’est un bond en arrière, comme si le temps resurgissait de terre. Les êtres reprennent vie. Force absolue du cinéma et de l’art que de réinventer, de réinvestir un monde et de nous le rendre réel. C’est dans ce maelstrom que Jodorowsky met en place, qu’il reconstruit, se reconstruit, c’est son histoire, il la signe, il entre dans l’image, la commente et donne même des indications. Et le spectateur n’est pas oublié sur le bas côté, il est actif, à aucun moment son attention ne se relâche dans ses bribes de vie. Dans toute autobiographie familiale sincère il y a des instants qui recoupent les nôtres.
Et puis, dans la dernière séquence, une incroyable émotion nous submerge. Sur le quai du départ pour l’Europe, Jodorowsky convoque son père, celui qu’il n’a jamais revu. Trois Jodorowsky à l’écran : Alejandro, son fils Brontis qui joue son père et son autre fils, Adan, qui l’incarne jeune. Une sensation de vertige nous saisit devant cette magnifique réconciliation qui transcende le temps et l’espace, et l’être humain en ressort plus fort, plus libre, plus humain…
Fernand Garcia
Poesia sin fin un film d’Alejandro Jodorowsky avec Adan Jodorowsky, Brontis Jodorowsky, Pamela Flores, Leandro Taub, Jeremias Herskovits, Julia Avedano, Bastian Bodenhofer, Carolyn Carson, Adonis et Alejandro Jodorowsky. Scénario : Alejandro Jodorowsky. Directeur de la photographie : Christopher Doyle. Décors : Patricio Aguilar et Denise Lira-Ratinoff. Montage : Maryline Monthieux. Musique : Adan Jodorowsky. Producteurs : Alejandro Jodorowsky, Moises Cosio, Abbas Nakhasteh et Takashi Asai. Production : Le Solein Films – Satori Films – Le Pacte en association avec Detalle Films – Openvizor et Uplink Co. Distribution (France) : Le Pacte. Chili – France – Japon. 2016. 128 mn. Couleurs. Son : 5.1. Format image : 1.85 :1. Sélection Quinzaine des Réalisateurs, Festival de Cannes 2016. Sélection L’Étrange Festival 2016.