Eddie Willis (Humphrey Bogart) est invité au petit matin par Nick Benko (Rod Steiger), un manager de boxe, à découvrir sa nouvelle recrue Toro Moreno (Mike Lane), un boxeur géant déniché en Argentine. La première démonstration de Toro face à un entraîneur est pitoyable, mais cela n’arrête en rien Benko. Il propose à Willis de devenir son agent de pub et de faire de Toro un roi du ring. Willis est sceptique, Toro est un simple amateur sans punch ni technique. Benko s’en moque. Il veut faire du fric et pour cela Toro doit parvenir à défier le champion en titre. A cette fin, Toro doit engranger les combats victorieux et mettre la presse de son côté. Pour Benko, la boxe n’est plus qu’un spectacle. Willis accepte d’entrer dans la combine. Après 40 ans, il n’a toujours pas un centime de côté sur son compte en banque… Le premier combat de Toro est organisé à Los Angeles : « … là où l’on aime les freaks. »…
Plus dure sera la chute est le film le plus virulent jamais tourné sur le monde de la boxe. Pas une once d’angélisme dans la mise en scène de Mark Robson. Il met en évidence les enjeux financiers qui gangrènent le sport avec le réalisme le plus brut. C’est donc des personnages sans scrupules, comme ici, Nick Benko, manager mafieux obsédé par l’argent. Pour lui, tout le monde est corruptible, et tout s’achète à commencer par les hommes. Petits arrangements en coulisses, matchs truqués, tout y passe jusqu’à la « complicité » du public. Il est rare de voir une telle mise en accusation des spectateurs. Autour du Ring, ils sont comme en transe, c’est les jeux du cirque sous sa forme moderne. On a rarement fait aussi sombre.
Le scénario, à en croire plusieurs historiens du cinéma, est l’œuvre de Budd Schulberg, auteur du roman à la base du film. Philip Yordan crédité au générique comme scénariste (et producteur) n’aurait peut-être jamais écrit le moindre film. Schulberg connaissait parfaitement l’univers de la boxe. Fils du producteur B.P. Schulberg, Budd a grandi dans le milieu hollywoodien. Il se destine plus à une carrière d’écrivain que de scénariste. Pourtant, il travaille aux dialogues de la première version d’Une Etoile est née (A Star is Born, 1937) de William Wellman et collabore avec F. Scott Fitzgerald à un scénario qui ne verra jamais le jour mais qui lui fournira matière à un portrait du grand romancier pour Le Désenchanté qu’il publiera en 1950. Appelé à témoigner devant la commission des activités antiaméricaines du sénateur McCarthy, Schulberg renie ses sympathies communistes de jeunesse et dénonce plusieurs anciens camarades. Schulberg gardera de cette période, l’une des plus sombres de l’histoire, une profonde blessure. Schulberg s’éloigne du cinéma et se consacre à la littérature.
C’est à la demande d’un autre délateur, Elia Kazan, que Schulberg se remet à écrire pour le cinéma. Sur les quais (On the Waterfront, 1954) est un chef-d’œuvre, qui peut s’interpréter comme une tentative d’autojustification de la délation. Il reçoit un Oscar pour ce film. La dernière contribution pour le cinéma de Budd Schulberg est La Forêt interdite (Wind Across in the Everglades, 1958) qu’il écrit et produit et que Nicholas Ray réalise. A en croire une confidence faite par Schulberg à François Guérif, il aurait réalisé une grande partie du film, Nicholas Ray étant « indisponible ». Budd Schulberg est un scénariste remarquable, ses histoires solidement charpentées s’articulent autour d’un contexte social réaliste. Il en va ainsi de Plus dure sera la chute, inspiré par la vie d’un boxeur italien Primo Carnera dont le régime mussolinien avait fait un champion à coup de matchs truqués avant que celui-ci ne s’effondre sur le ring face à Max Baer. Et c’est avec une certaine ironie que Mark Robson confronte Toro à Max Baer pour le combat final. Schulberg s’est aussi inspiré de ses années de journaliste sportif en charge de la rubrique boxe du Sports Illustrated. Budd Schulberg est mort en 2009 à 95 ans, laissant derrière lui quelques chefs-d’œuvre au cinéma, de remarquables nouvelles et un le roman le plus acide jamais écrit sur Hollywood : Qu’est-ce qui fait courir Sammy ?
Mark Robson est un cinéaste plus qu’estimable, et contrairement à ce que l’on pourrait croire, il n’est pas Américain mais canadien, originaire de Montréal. La majeure partie de sa carrière, il l’a faite à Hollywood. Mark Robson est l’un des principaux artisans du cinéma fantastique des années 40 produit par Val Lewton. Ex-monteur, il travaille sous les ordres de Robert Wise sur Citizen Kane (1941) et La Splendeur des Amberson (The Magnificent Ambersons, 1942), deux chefs-d’œuvre absolus d’Orson Welles, avant de passer à la réalisation avec The Seventh Victim en 1943. Deux films attirent l’attention sur lui : L’ile de la mort (Island of Dead, 1945), dont Martin Scorsese se souviendra pour Shutter Island (2010), et Bedlam (1946), films à l’ambiance fantastique tout à fait saisissante. Il réalise un premier classique dans l’univers de la boxe avec Le Champion (Champion, 1949) avec déjà un match pour le titre de champion du monde truqué. Le film avec Kirk Douglas en tête d’affiche connaît un énorme succès. Plus dure sera la chute est la face bien plus sombre et réaliste du Champion, il élimine tout le sentimentalisme au profit d’un réalisme plus social. Plus dure sera la chute représente les Etats-Unis au 9ème Festival de Cannes en 1956. Dans les années 60-70, Robson dirige de formidables grands spectacles comme L’Express du colonel von Ryan (Von Ryan’s Express, 1965) avec Frank Sinatra, Les Centurions (Lost Command, 1966) avec Anthony Quinn et Alain Delon ou Tremblement de Terre (Earthquake, 1974) avec Charlton Heston et Ava Gardner. Film qui essuie les plâtres du procédé Sensurround où les sièges des spectateurs tremblaient au rythme des effondrements d’immeubles ! En pleine vague des films catastrophes, Tremblement de terre est un carton au box-office mondial. Mark Robson décède à 64 ans à quelques jours de la fin du tournage d’Avalanche Express (1978). Et c’est Monte Hellman, réalisateur de Macadam à deux voies (Two-Lane Blacktop, 1971), qui lui succède pour une ultime scène non tournée.
Plus dure sera la chute est le soixante-dix-septième et dernier film de Humphrey Bogart. Il décède le 14 janvier 1957 emporté par un cancer. Il fut le premier acteur à briser l’image du héros traditionnel hollywoodien. A la Warner, il va enchaîner les rôles de gangsters, de « bad guys », des hommes au destin tragique, des perdants de l’après-krach boursier de 1929. Après des années de seconds rôles, La Grande évasion (High Sierra, 1941) de Raoul Wash, où il incarne un gangster vieilli et désillusionné, fait de lui une vedette. Bogart à 42 ans. Le Faucon Maltais (The Maltese Falcon, de John Huston, 1941) et Casablanca (de Michael Curtis, 1942) le propulsent au firmament des plus grandes stars d’Hollywood. Il affine son personnage et son jeu gagne en nuances, au désenchantement s’ajoute une dimension romantique. Après Sam Spade, il incarna un autre grand détective de la littérature policière : Philip Marlowe dans Le Grand sommeil (The Big Sleep, d’Howard Hawks, 1946). Le personnage et l’acteur seront désormais indissociables. Avec Lauren Bacall, qu’il rencontre sur le plateau, il forme un couple mythique. Une longue liste de chefs-d’œuvre parsème sa filmographie : du Trésor de la Sierra Madre (The Treasure of the Sierra Madre, de John Huston, 1948) à La Comtesse aux pieds nus (The Barefoot Contessa, de Joseph L. Mankiewicz) en passant par Le Violent (In a Lonely Place, de Nicholas Ray, 1950) et Bas les masques (Deadline –U.S.A., de Richard Brooks, 1952). Plus dure sera la chute est une sorte de film-testament pour Bogart. Il se savait en sursit, le cancer allait l’emporter quelques mois plus tard. Il est une dernière fois en butte à la corruption et au mensonge dans un dernier rôle de journaliste désabusé certes mais idéaliste. Il est impeccable.
Face à lui, Rod Steiger est impressionnant. Il donne une incroyable épaisseur à une véritable raclure, sorte d’homme nouveau né de la combinaison de la mafia et de la délinquance en col blanc. Rod Steiger est l’un des plus fervents adeptes de la « méthode » de l’Actor’s Studio. Sa manière d’être dans le personnage même hors plateau indisposa plusieurs de ses partenaires et irrita ses réalisateurs, mais le résultat se retrouve à l’écran. Présence indéniable que l’on n’oublie pas. Il réussit tout autant à incarner avec la même conviction un cow-boy manipulateur et jaloux dans L’Homme ne nulle part (Jubal, de Delmer Daves, 1956), un terrorisant Al Capone dans le film éponyme (de Richard Wilson en 1959), un entrepreneur italien plus vrai que nature dans Main basse sur la ville (Le mani sulla città, de Francesco Rosi, 1963), Napoléon Bonaparte dans Warterloo (de Sergueï Bondartchouk, 1970) ou un pauvre péon dans Il était une fois… la Révolution (de Sergio Leone, 1971) entre autres. Rod Steiger est un acteur injustement sous-estimé.
Plus dure sera la chute est l’une des grandes réussites de Mark Robson, sa mise en scène attaque à l’os, épuré de tous les effets « film noir ». La boxe n’est in fine qu’un prétexte pour une parabole sur la société du spectacle qui n’a rien perdu de sa pertinence, bien au contraire…
Fernand Garcia
Plus dure sera la chute est édité dans la Collection Film noir par Sidonis Calysta en Blu-ray (pour la 1ère fois) et DVD dans un magnifique report (Master HD, image et son restauré). En bonus deux savantes et enthousiastes présentations : l’une par Bertrand Tavernier, l’autre par François Guérif. Tavernier revient longuement sur Philip Yordan crédité au générique et dont on sait maintenant qu’il n’a peut-être jamais écrit le moindre film. Il porte le scénario au crédit de l’auteur du roman : Budd Schulberg. Il revient sur le jeu de Bogart, Steiner et Jan Sterling, qu’il trouve excellents… (28 minutes). Quant à François Guérif, qui évoque aussi Budd Schulberg qu’il a connu et a édité (cinq livres) et différents aspects de ce film assez cruels sur le monde de la boxe (7 minutes). Enfin cette belle édition propose une galerie d’affiches de Plus dure sera la chute. Un must de la collection Film noir.
Plus dure sera la chute (The Harder They Fall) un film de Mark Robson avec Humphrey Bogart, Rod Steiger, Jan Sterling, Mike Lane, Max Baer, Jersey Joe Walcott, Edward Andrews, Harold J. Stone, Carlos Montalban… Scénario : Philip Yordan d’après le roman de Budd Schulberg. Directeur de la photographie : Burnett Guffey. Décors : William Flannery. Montage : Jerome Thoms. Musique : Hugo Friedhofer. Producteur : Philip Yordan. Production : Columbia Pictures Corporation. Etats-Unis. 1956. 109 minutes. Noir et blanc. Ratio image : 1.85 :1. 16/9e VOSTF et VF. Sélection officielle Festival de Cannes 1956. Tous Publics.