Pique-Nique à Hanging Rock – Peter Weir

En Australie, Hanging Rock est une montagne sacrée, autrefois lieu de culte des aborigènes. Le 14 février 1900, jour de la Saint-Valentin, durant l’été austral, les élèves d’une école privée de jeunes filles y partent en excursion afin de pique-niquer. Une fois sur place, plusieurs d’entre elles sont comme étrangement attirées par les rochers. Trois des élèves, accompagnées d’une professeure, s’engouffrent dans les passages dessinés par les monolithes. C’est au retour à l’école que l’on se rend compte que les quatre jeunes femmes manquent à l’appel. Des battues sont organisées pour les retrouver ; la police enquête. L’une d’entre elles est bientôt retrouvée, totalement amnésique…

Adaptation du roman du même nom de Joan Lindsay publié en 1967, qui raconte l’histoire de la disparition d’adolescentes en 1900, Pique-Nique à Hanging Rock est, après Les Voitures qui ont mangé Paris (1974), le deuxième long métrage de Peter Weir.

 Principalement remarqué dans les festivals de cinéma avec son précédent film, c’est avec Pique-Nique à Hanging Rock que la carrière de Peter Weir décolle. Le film envoûtera à nouveau critiques et festivaliers du monde entier et sera un énorme succès critique et commercial en Australie.

 À la fin des années 60, l’Australie ne produit plus de longs métrages depuis quinze ans, et la possibilité même de l’existence d’un cinéma national ne suscite aucun intérêt auprès d’un public qui se contente des productions anglaises et américaines qui monopolisent les écrans. Débarque alors une génération de cinéastes, formés pour la plupart à l’étranger, qui ne souhaite pas se limiter aux courts métrages, aux documentaires ou à travailler pour la télévision, et qui va profiter d’une série de lois favorables à la création artistique pour donner naissance à ce qui deviendra la Nouvelle Vague du cinéma australien, l’Ozploitation.

De la comédie à l’horreur sanglante, en passant par des films d’action bien souvent teintés de science-fiction ou de fantastique, ou œuvres inclassables, ce sont des centaines de films qui vont, durant près de deux décennies, former la majorité du mouvement de ce que l’on nomme aujourd’hui l’Ozploitation. Parmi les œuvres les plus représentatives de ce mouvement, aux côtés de celles de Peter Weir, on retrouve entre autres, Wake in Fright (1970) de Ted Kotcheff, La Randonnée (1970) de Nicolas Roeg, ces deux premiers films ayant la particularité d’avoir été réalisés par des cinéastes Canadien et Anglais, Alvin Purple (1973) de Tim Burstall, Inn of the Damned (1975) de Terry Bourke, Mad Dog Morgan (1976) de Philippe Mora, Oz (1976) de Chris Löfvén, Journey Among Women (1977) de Tom Cowan, The FJ Holden (1977) de Michael Thornhill, Mad Max (1977) de George Miller, Patrick (1978) de Richard Franklin, Réaction en chaîne (1980) de Ian Barry, Goodbye Paradise (1981) de Carl Schultz, Road Games (1981) de Richard Franklin, Next of Kin (1982) de Tony Williams, Razorback (1984) de Russell Mulcahy, ou encore Fair Game (1986) de Mario Andreacchio.

Évanescentes, les jeunes filles en fleur, blondes et drapées de blanc immaculé, sont comme des apparitions angéliques. Comme les apparitions, les jeunes filles vertueuses auront pour vocation de disparaitre… Car derrière cette image idyllique de ce qui devrait correspondre à « l’éveil des sens », le passage de l’adolescence au statut de femme, se cachent des jeunes filles à la sensualité contrariée et aux pulsions refoulées, entravées à la fois moralement et physiquement. Cette image qu’elles renvoient et qu’elles ont d’elles-mêmes est leur prison. Les jeunes filles sont soumises à leur éducation stricte et prisonnière de leur quotidien. Leur univers est leur carcan. Mais la sortie à Hanging Rock, hors du pensionnat (et hors des règles), catalysera les inévitables futurs dérèglements. L’incident qu’elles vont vivre révèlera au grand jour les tensions enfouies au sein de leur pensionnat qui apparait alors comme un lieu opposé à Hanging Rock, comme un lieu « contre-nature ».

A l’exception de la comédienne Anne-Louise Lambert, qui interprète Miranda, l’une des disparues, et a débuté sa carrière dans des séries en 1972, le casting des jeunes filles est principalement composé de comédiennes amatrices. En effet, aucune des jeunes filles du casting n’avait d’expérience cinématographique et le film fut leur premier tournage. Les trouvant plus proches de l’esprit de la fin du XIXe siècle, le réalisateur a souhaité privilégier des jeunes filles qui étaient peu en contact avec les villes. C’est pourquoi la plupart d’entre elles furent auditionnées au Sud de l’Australie, dans les campagnes loin des agglomérations.

Délicieusement vaporeuse, avec Botticelli et Monet en référence picturale, l’image impressionnante des paysages ensoleillés du film est signée du chef opérateur Russell Boyd. L’esthétique élégante et délicate de Pique-Nique à Hanging Rock a grandement contribué à donner au film son statut de film culte. Sofia Coppola s’inspirera d’ailleurs de l’atmosphère du film pour réaliser Virgin Suicides en 1999. Peter Weir collaborera à nouveau avec Russell Boyd sur La Dernière Vague (1977), Gallipoli (1981), L’Année de tous les dangers (1982), Master and Commander (2003) et Les Chemins de la liberté (2010). La bande originale atmosphérique du film est l’œuvre du compositeur australien Bruce Smeaton qui avait déjà signé celle des Voitures qui ont mangé Paris l’année précédente. Accompagnée par la flûte de pan de Gheorghe Zamfir et utilisée à bon escient, la musique participe à l’atmosphère « étrange » du film. Elle crée une angoisse « surnaturelle » chez le spectateur et intensifie remarquablement les sentiments des personnages. Les décors, quant à eux, sont réalisés par David Copping qui, lui aussi, avait déjà officié sur le précédent film du cinéaste.

Plus qu’une enquête abordant les questions des classes sociales ou la répression sexuelle dans la société australienne, tout en métaphore, Pique-Nique à Hanging Rock est une critique en bonne et due forme de la société coloniale victorienne rigide et hypocrite, de ses tabous (le plaisir charnel étant le péché capital), de son puritanisme, de ses préjugés et de son mépris racial.

 Les choix du postulat fantastique et de ne pas chercher à donner d’explication aux évènements imposent le style du cinéaste. Ce n’est pas l’élucidation du mystère qui importe ici mais bien le mystère lui-même et les conséquences qu’il aura sur les individus. Onirique, le film invite le spectateur à faire une balade à la fois poétique, mystique et sensuelle. Une balade fascinante à la lisière du fantastique, là où le temps s’arrête, là où l’invisible devient mystérieux et les grands espaces menaçants.

Guidé par le scénario de Cliff Green, brillante relecture du Petit Poucet et du Petit Chaperon rouge, le film invite le spectateur à vivre un rêve éveillé. Comme l’annonçait Les Voitures qui ont mangé Paris et comme le confirmera son film suivant, La Dernière Vague (The Last Wave, 1977), Pique-Nique à Hanging Rock témoigne de l’univers singulier du cinéma de Peter Weir qui tend vers le mystérieux et le fantastique, tout en évoquant dans le même temps les différentes cultures de son pays et les liens existants (ou pas) entre les êtres et leur environnement. En écho à la manière dont la société australienne s’est façonnée, l’inquiétante étrangeté qu’instaure le cinéaste et l’horreur invisible qui plane partout et menace à chaque instant, viennent traduire l’aliénation des individus étrangers au milieu où ils vivent.

Le thème de l’intrus, de l’autre vivant dans une société étrangère et hostile, sera présent dans (presque) toute l’œuvre du cinéaste (Les Voitures qui ont mangé Paris, La Dernière Vague, Witness, The Mosquito Coast, The Truman Show…). Le choc des cultures crée alors un sentiment d’inquiétude qui happe le spectateur dès le début du film pour ne plus le lâcher. Prononcée par Miranda, la première réplique du film emprunte un vers d’Edgar Allan Poe tiré de A Dream Within A Dream : « What we see and what we seem is but a dream. A dream within a dream. » (« Un rêve dans un rêve : Tout ce que nous voyons ou paraissons n’est rien d’autre qu’un rêve. Un rêve dans un rêve ».).

Tourné en seulement quelques semaines, Pique-Nique à Hanging Rock mêle prises de vues en décors naturels dans la réserve naturelle de Hanging Rock dans la province de Victoria en Australie-Méridionale, et en studio, pour les scènes se déroulant au lycée. Hanging Rock est un relief sculpté par la roche volcanique solidifiée qui était dévolu à l’initiation des jeunes hommes aborigènes. Haut de 150 mètres, Hanging Rock est un lieu spirituel. Un Paradis perdu ? Hanging Rock est le lieu, à la fois fantastique et mystérieux, autour duquel se structure l’intrigue du film. Totem aborigène ancestral doté d’une énergie propre et personnage à part entière dans le film, le rocher est-il dangereux ou ouvre-t-il un passage vers la liberté ? Le rocher est-il un portail vers une autre dimension spirituelle ancestrale héritée de la culture aborigène ?

Nombreuses sont alors les pistes explicatives que suggère la mise en scène de Peter Weir et les questions qui, comme les personnages du film, laisseront le spectateur sans réponse. Irradiante de beauté et hostile à la fois, la nature se venge-t-elle de l’irruption des colons britanniques en absorbant ces jeunes filles comme des offrandes ? Ces jeunes filles accèdent-elles à la liberté grâce à la nature ? Sauvage, la nature permet-elle aux individus de laisser libre cours à leurs désirs ? La nature permet-elle aux individus de s’affranchir de leur vernis social et des interdits ? Ce pique-nique ne vient-il pas alors révéler une émancipation nécessaire ? Particulièrement sensible à la nature, à sa force et à sa spiritualité, chère à Peter Weir, cette dernière est ici toute puissante et insondable.

Inspiré et habité par le mysticisme aborigène Pique-Nique à Hanging Rock est pourtant un authentique film australien. Parfaite œuvre syncrétique, Pique-Nique à Hanging Rock est un film onirique, envoûtant et fascinant. Un film unique. Un classique incontournable du cinéma et du cinéaste australiens.

Steve Le Nedelec

Pique-Nique à Hanging Rock, une édition limitée combo (UHD 4K + Blu-ray) de ESC Editions avec en complément sur le Blu-ray :Présentation du film par Bernard Bories, Directeur du Festival des Antipodes (4’20”). Le Dernier Jour de la Saint-Valentin : entretien avec Olivier Père (2021, 36’58”). Présentation publique par Mati Diop (réalisatrice) lors de sa carte blanche à l’Étrange festival en 2019 (11’56”).  A recollection – Hanging Rock 1900 (1975, 25’55”, VOSTF). Hanging Rock et Martindale Hall  : hier et aujourd’hui (5’42”). Bande-annonce d’origine (4’55”, VO). Complément sur le 4K Ultra HD : Présentation du film par Bernard Bories, Directeur du Festival des Antipodes (4’20”).

Pique-Nique à Hanging Rock (Picnic at Hanging Rock), un film de Peter Weir avec Rachel Roberts, Vivean Gray, Helen Morse, Kirsty Child, Tony Llewellyn-Jones, Dominic Guard, Jacki Weaver, Anne-Louise Lambert, John Jarratt… Scénario : Directeur de la photographie : Russell Boyd. Décors : David Copping. Costumes : Judith Dorsman. Montage : Max Lemon. Musique Productrice exécutif : Particia Lovell. Producteurs : Hal McElroy et Jim McElroy. Production : McElroy & McElroy – The Australian Film Commission – Picnic Productions Pty. Ltd. Australie. 1975. 107 minutes. Couleur. Panavision.  Format image : 1.66;1. Son : Version originale avec sous-titres français DTS-HD Master Audio 5.1. et Version française DTS-HD Master Audio 2.0. mono. Tous Publics. Festival de la Cinémathèque – Toute la mémoire du monde, 2024.