Hormis les étiquettes qu’on colle souvent à Sharunas Bartas, – cinéaste silencieux, dont le cinéma est contemplatif, dans la lignée de Tarkovski et Sokourov – il est important de préciser tout d’abord qu’il est profondément européen. C’est un cinéaste qui attache beaucoup d’importance aux lieux, il suit les changements géopolitiques en Europe de près.
Si on suit les titres de sa filmographie, on remarquera l’essentiel de ses préoccupations : Few of us – évocation de nombre, une préoccupation de chaque peuple, The House – le lieu où on habite, Freedom – la condition de l’existence et la revendication d’un lieu, puis Indigène d’Eurasie – une interdépendance de l’Est à l’Ouest. Sharunas Bartas est lui-même représentant d’un peuple peu nombreux (à peine 3 millions d’habitants), ayant subi diverses turpitudes de l’histoire, la Lituanie étant à la croisée des chemins entre l’Est et l’Ouest. Toutefois, les enjeux du cinéma de Bartas désengagé de la lourdeur historique et explore une cartographie complexe des sentiments humains. Son dernier film tourné au pays semble plus sédentaire que ses deux précédents. L’action se déroule entièrement en Lituanie, mais ce n’est pas pour cette raison que le voyage dans les profondeurs de l’âme humaine à travers Peace to Us in Our Dreams sera moins passionnant.
Certains critiques lituaniens ont reproché à Bartas pour son nouveau film d’avoir trahi son style, d’être trop bavard et in fine plus vendeur. Sharunas Bartas dans ses entretiens souligne souvent la sincérité d’expression tant dans la réalisation, tant dans l’art du comédien. Il n’a pas peur d’expérimenter, il se remet en question dans chacun de ses films et essaie d’éviter l’encadrement, car il a confiance en son public. Seulement le réalisateur peut être détenteur de son style, et son évolution revient à lui-même.
D’autres critiques ont remarqué que le scénario était beaucoup plus écrit que d’habitude. Si on lit le scénario du film (dans Sharunas Bartas ou les hautes solitudes, le premier livre en français consacré au cinéaste paru chez De l’incidence éditeur), on remarquera les énormes différences avec le montage final. Le cinéaste revendique l’autonomie des images, c’est-à-dire le cinéma en tant qu’Art à part, sans la nécessité de passer par l’écriture. Il dit qu’« Il est impossible d’exprimer en mots ce qui ne peut se dire qu’en images. »
Sharunas Bartas tenait à conserver le titre en anglais Peace to Us in Our Dreams qui contient une double ambiguïté : « Peace » en tant que paix et en tant que tranquillité, « Dreams » en tant que rêve nocturne et aspiration. La version lituanienne est beaucoup plus claire et sans ambigüité Ramybe musu sapnuose – tranquillité dans nos rêves. Tranquillité dans la culture lituanienne a une connotation vaguement religieuse (les Lituaniens sont assez croyants dans l’ensemble), car à la fin de la messe catholique tout le monde est sensé de souhaiter de la tranquillité les uns les autres. Dans le titre du film, le mot « tranquillité » acquiert un sens ironique, car il n’y a aucun des personnages du film qui se sent en tranquillité et le film se termine sur un événement tragique qui relève du hasard.
Un homme (Sharunas Bartas) avec sa jeune compagne (Lora Kmieliauskaite) et sa fille (Ina Marija Bartaite) viennent passer le week-end dans leur maison de campagne dans une forêt près d’un lac. A côté habite une famille d’alcooliques avec leur fils (Edvinas Goldsteinas), qui est aussi l’ami de la jeune fille. Le garçon vole un fusil de chasse chez les chasseurs, et on sait que le moment de son utilisation viendra…
Dès le début de Peace to Us in Our Dreams, on est plongé dans une atmosphère d’oppression et d’inquiétude, qui s’associe aux images montrées au début du film : des animaux traqués par les chasseurs. C’est le schéma du film – chacun des personnages, qui sont tous des milieux très différents, a ses angoisses, chacun se sent traqué par ses monstres intérieurs. De ce côté-là, le film est assez expressionniste : on passe d’un milieu urbain à la forêt, une séquence entièrement expressionniste, où la jeune femme chemine en vélo afin de rendre visite à sa voisine, on passe du jour à la nuit, et la manière de filmer la lumière changeante sur les visages dans un clair-obscur.
Il est vrai, que Sharunas Bartas souhaitait donner un aspect documentaire à son film. Le fait d’avoir inclus sa fille, sa compagne et lui-même dans le film et en ajoutant des images de ses archives personnelles, peut donner une certaine authenticité à Peace to Us in Our Dreams mais en réalité ne dit pas grand-chose. Le personnage de l’homme joué par le réalisateur est assez bavard (jamais il n’a été aussi bavard !), il est comme une espèce de gourou auprès de qui les deux femmes, – sa fille et sa compagne, – cherchent conseil et réconfort, une amie surgie du passé lui raconte sa vie, le voisin vient chez lui demander du boulot etc., mais dans l’ensemble c’est un homme assez ordinaire. Sharunas Bartas joue astucieusement avec son image de gourou mystique qu’il a gagné après notamment son film The House (1997) et surtout Pola X (1999) réalisé par son ami et réalisateur Leos Carax. La séquence où il parle avec sa fille, de comment distinguer le vrai du faux, participe à cette démystification.
L’une des thématiques privilégiées de Bartas est l’enfance, thème que l’on retrouve dans ce film. Dans la même séquence, où le père parle avec sa fille, elle lui demande comment et quand les enfants deviennent mauvais si au départ ils sont sensés naître innocents. De même, l’ancienne amie russe (Klaudia Korshunova), qui rend visite à l’homme, lui parle de son angoisse de ne pas avoir d’enfants, on ressent sa fascination pour la capacité des enfants à exprimer leur joie de manière inconditionnelle.
Le garçon qui a volé le fusil de chasse, dès le début du film est ressenti comme un agresseur, alors que peut-être il ne pensait pas faire quelque chose de mal, il est juste curieux du dispositif avec lequel il semble s’amuser. Quand l’occasion se présente, le garçon va se servir de l’arme contre son père afin de défendre sa mère sans vraiment comprendre la gravité de son acte. Puis à la fin du film, le garçon est la victime d’un accident de voiture. Du menaceur avec son fusil, qui peut tirer à tout moment, pour le spectateur il était déjà criminel car il faisait des petits vols, avec l’accident, il obtient la place de la victime. On sait, que le spectateur prend souvent le parti de la victime et ici le spectateur est clairement manipulé. C’est une façon de dire que le mal ne vient pas toujours de l’apparence, de là d’où l’on l’attend.
Une autre scène marquante du film, quand la jeune femme, qui est violoniste, tente d’expliquer un morceau de musique classique à sa voisine, un personnage prosaïque, qu’on imagine issue tout droit de la télé-réalité lituanienne, qui n’a peut-être jamais entendu une seule œuvre de Beethoven de sa vie et qui préfère comme elle dit le chant populaire national. En plus de sa réflexion dans ses films sur l’incapacité de se comprendre, de communiquer entre les êtres, le réalisateur rajoute ici une dimension plus universelle : l’incapacité des arts de comprendre le peuple, un écart abyssale entre ces deux univers.
Il est assez difficile de cerner le cinéma de Bartas : d’un côté il donne une sensation de légèreté et lyrisme poétique avec ses plans d’une beauté incomparable, de l’autre côté c’est une matière riche à réflexion, que le réalisateur a développé au fil des années. Le réalisateur nous bombarde de questions assez complexes sans jamais y répondre, en nous obligeant à trouver notre pierre philosophale, c’est le film qui nous regarde.
Rita Bukauskaite
Peace to Us in Our Dreams un film de Sharunas Bartas avec Ina Marija Bartaité, Sharunas Bartas, Edvinas Goldsteinas, Lora Kmieliauskaite, Klavdiya Korshunova, Lora Kmieliauskaite, Klavdiya Korshunova, Giedrus Nakas. Scénario : Sharunas Bartas. Directeur de la photographie : Eitvydas Doskus. Montage : Gintare Sokelyte. Musique : Alexander Zekke. Producteur associé : Philippe Avril. Coproducteurs : Aleksandr Plotnikov – Janja Kralj & Vincent Wang. Producteurs : Jurga Dikciuviane – Sharunas Bartas. Production : Studija Kinema – KinoElektron – House on Fire – Look Film. Distribution (France) : Norte Distribution (sortie le 10 février 2016). Lituanie-France. 2015. 107 mn. Couleurs. DCP. Tous Publics. Quinzaine des Réalisateurs, Cannes 2015