4ème édition du Festival International du film restauré,
Toute la Mémoire du Monde
Cinémathèque Française et « Hors les murs »
Compte-rendu et réflexion
Deuxième Partie : Paul Verhoeven, Parrain de Toute la Mémoire du Monde
Sulfureux et prestigieux « Parrain » de cette 4ème édition du Festival Toute la mémoire du monde, amoureux du cinéma, maître dans son Art, soucieux et concerné par ces questions de collectes, de sauvegardes, de restaurations et de diffusions du patrimoine cinématographique, le cinéaste néerlandais Paul Verhoeven a honoré le Festival de sa présence et de sa participation active.
Avec la présentation de son film Robocop (1987) en ouverture de la manifestation, mais aussi de Spetters (1980) dans sa version intégrale (non censurée), de La Chair et le Sang (Flesh and Blood, 1985), de Black Book (Zwartboek, 2005), ou encore de Total Recall (1989), Showgirls (1995) et Starship Troopers (1997) à l’occasion d’une nuit exceptionnelle, mais encore, avec sa Master Class, et les présentations des films de sa Carte Blanche, ce grand réalisateur, tout comme Francis Ford Coppola et William Friedkin lors des éditions précédentes, était au cœur même de cette nouvelle édition de Toute la mémoire du monde. Accueilli avec ferveur par un public admiratif venu nombreux, c’est avec un réel plaisir partagé que Paul Verhoeven est venu passer la semaine à la Cinémathèque.
Né en 1938 à Amsterdam aux Pays-Bas, Paul Verhoeven effectue d’abord des études de mathématiques et de physique puis, fasciné par la peinture et le mouvement surréaliste, il va suivre des cours de peinture avant de découvrir sa vocation de cinéaste lors de ses études à l’université de Leiden où il réalise plusieurs courts métrages. On remarquera que les films de sa période hollandaise auront tous un rapport avec la peinture…
Verhoeven a grandi après la guerre avec les films américains et a fortement été influencé à l’adolescence par les films de la Nouvelle Vague (Les 400 coups de François Truffaut, A Bout de Souffle de Jean-Luc Godard ou encore Hiroshima mon amour d’Alain Resnais) qui lui ont montré qu’on pouvait concevoir et faire du cinéma d’une autre façon. « C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que les films étaient des œuvres d’art. ». Ont également beaucoup compté dans sa vie, la découverte du cinéma de Fellini avec La Dolce Vita et 8 ½ et de celui d’Alfred Hitchcock avec Vertigo, Fenêtre sur Cour, Psychose et La Mort aux trousses qui seront pour lui de véritables chocs. Dans nombre de ses films, de Spetters à Black Book avec son héroïne qui change de couleur de cheveux, en passant bien évidemment par Basic Instinct ou encore Showgirls, Verhoeven utilise l’image de la femme fatale en s’inspirant du cinéma d’Hitchcock.
Lors de son service militaire au sein de la Royal Netherland Navy, à la demande de l’armée, il réalise des documentaires. Sa formation scientifique et artistique est déjà comme la genèse de la singularité de l’univers de son œuvre marquée à la fois par un réalisme cru, un naturalisme évident, un violent cynisme et une vision sans concession du passé, du présent comme du futur. Il travaille ensuite pour la télévision où il réalise des documentaires et surtout Floris, un feuilleton télé, une série d’aventures, un conte médiéval se déroulant au Moyen-Âge dans lequel on découvre celui qui sera son acteur fétiche, son double cinématographique, son alter-ego à travers lequel il s’exprimera durant la première partie de sa carrière, Rutger Hauer. Floris et son succès ont donné à Verhoeven la possibilité de passer au cinéma. Ça a été un bon tremplin pour sa carrière mais juste une étape pour son auteur afin de parvenir à faire ce qu’il a toujours voulu faire, réaliser des films pour le cinéma.
En 1971, il réalise son premier long métrage, Business is Business (Wat Zien Ik, 1971), une comédie dont l’héroïne est une prostituée.
Deux ans plus tard, Turkish Delices (Turkish Delights, Turks fruit, 1973) son second film, est un énorme succès international et sera nommé à l’Oscar du Meilleur Film Etranger. Dans ce mélodrame provocant et érotique Verhoeven, influencé par la Nouvelle Vague dans son esthétique, son découpage et dans l’attitude des personnages complètement dépourvus de morale, traite déjà au scalpel la passion sexuelle, l’obsession et le fantasme. Son style et ses thématiques sont posés.
Il poursuit sa carrière aux Pays-Bas en réalisant ensuite Katie Tippel (Katty Typpel, Keetje Tippel, 1975), l’adaptation d’un roman naturaliste situé au XIXe siècle racontant l’histoire d’une jeune fille pauvre qui devra se prostituer avant de connaître une ascension sociale. Puis, en 1977, Le Choix du destin/Soldier of Orange (Soldier of Orange, Soldaat van Orange), une histoire de Résistance antihéroïque à la forme plus Hollywoodienne qu’Européenne. Un film à part dans la filmographie hollandaise du réalisateur tant il semble « sage ». Certes la représentation de la sexualité et du corps y est bien présente mais moins directement. Il est conçu pour un plus large public et compte beaucoup pour le cinéaste car, se déroulant en Hollande pendant la seconde guerre mondiale, période de l’Histoire qui intéresse avant tout Verhoeven, il est adapté d’une histoire vraie qu’il a vécu enfant. Soldier of Orange et son succès ouvriront les portes d’Hollywood à son comédien Rutger Hauer qui partira y faire carrière avant Verhoeven.
Spetters, en 1980, marque évidemment le retour du réalisateur à ses thèmes de prédilection que sont l’érotisme et la violence, mais surtout son envie d’adapter un scénario original, son envie de couper avec ses adaptations de romans. Spetters est donc un film pour lequel Verhoeven et son scénariste Gerard Soeteman sont partis de la réalité. Leurs films précédents étaient tous adaptés principalement de biographies ou d’autobiographies. Spetters était basé sur ce qui se passait aux Pays-Bas, notamment dans les petits villages. C’est donc un film plus réaliste et non pas une adaptation littéraire. A sa sortie, Spetters choque et provoque un scandale. Le réalisateur n’était pas préparé à un accueil si virulent. Plus que les spectateurs eux-mêmes, ce sont les journalistes, les associations, et tous ceux qui travaillaient dans le milieu du cinéma qui détestaient le film. La réaction extrêmement négative à ce film coûtera au réalisateur ses futurs problèmes de production aux Pays-Bas et amorcera en quelque sorte son départ pour les États-Unis.
Le succès de son film suivant, Le Quatrième Homme (De Vierde man, 1983), thriller et traité théorique, vision fantasmée du catholicisme, permet au cinéaste de commencer une carrière internationale. En 1985, il écrit, toujours avec Gerard Soeteman, et met en scène La Chair et le Sang, coproduction européenne, épopée médiévale qui montre, comme jamais il ne l’a été au cinéma, la fin du Moyen-Âge avec viols, massacres, famine et maladie. L’échec commercial du film, accentuant encore plus ses difficultés à financer ses projets, poussera Paul Verhoeven à partir tenter sa chance aux États-Unis qui lui font les yeux doux depuis déjà des années. En effet, après avoir vu Soldier of Orange, Steven Spielberg avait déjà appelé Paul Verhoeven pour le féliciter et lui conseiller de venir s’installer aux États-Unis. C’est toujours Spielberg qui le présentera au tout Hollywood quand, finalement, il viendra réaliser Robocop quelques années plus tard. Se sentant plus en affinité avec des cinéastes européens comme Bergman ou Fellini qu’avec le cinéma américain en général, le réalisateur aurait préféré rester aux Pays-Bas travailler avec ses collaborateurs habituels, acteurs et techniciens, mais depuis Spetters, l’échec de La Chair et le Sang ne venant rien arranger, c’était devenu presque impossible pour lui de financer ses films. La fin d’une époque ! Robocop lui est alors apparu comme le projet idéal pour passer à autre chose.
« Robocop est le premier film américain que j’ai fait. C’est pour cela que je me suis installé aux États-Unis. S’il n’avait pas marché du tout, je serai retourné aux Pays-Bas. La décision cruciale a surtout été de partir à Hollywood faire Robocop. Les autres scripts que j’ai reçus ne m’ont pas plu, et celui de Robocop non plus. C’est ma femme qui m’a obligé à lire le scénario de plus près. Il m’a fallu une semaine pour décider que je pouvais faire ce film, qu’il me plaisait suffisamment pour que je le réalise.«
Après le succès de ses films néerlandais, abrupts et provocants, Robocop, premier film américain de Paul Verhoeven, connait un énorme succès commercial dans le monde entier et impose son auteur à Hollywood dès le milieu des années 1980. Son film de science-fiction est tout aussi efficace que virulent, tout aussi distrayant que profondément riche dans les thématiques qu’il propose : de la religion à la représentation du corps et de son image, corps humain réel saignant, souffrant, vomissant, et corps cybernétique, en passant par la violence, une violence crue et gore à l’écran, dénonciatrice de celle des images d’aujourd’hui qui nous entourent au quotidien.
Dès Robocop, y voyant tout et son contraire, surtout son contraire, la critique sera, quant à elle, divisée au sujet du contenu idéologique des films de Verhoeven. Beaucoup l’accusent de faire l’apologie de ce qu’il dénonce. Certains ne verront toujours ses films qu’au premier degré et passeront immanquablement à côté d’une œuvre incontestablement engagée et assurément dénonciatrice. Mais pour le moment, le succès protège le cinéaste.
Le corps est toujours au travail dans le cinéma de Paul Verhoeven, c’est une constante dans tous ses films. Les différentes représentations du corps et de son image jalonnent toute son œuvre et sont souvent mises en opposition dans ses films. Du corps humain réel et organique dans tout ce qu’il est de plus concret biologiquement (sang, larmes, sueur, excréments, vomissements,…), souffrant ou jouissant, au « corps instrument » ou « corps outil » que l’on utilise à dessein, en passant par le fantasme du « corps cybernétique » faussement libéré de la vérité, de la réalité organique de l’Être Humain. Soulignons également la présence et l’importance de la religion dans les films de Verhoeven qui toujours recèlent de métaphores, de symboles, de toute une imagerie visuelle et ce, même lorsque ceux-ci ne sont à priori pas des récits religieux. On remarque que c’est dans sa période américaine que la thématique de l’Ambigüité apparaîtra et sera particulièrement développée et cultivée dans ses films comme par exemple dans Total Recall, Starship Troopers ou encore Basic Instinct. Dans ses films américains, il va également beaucoup faire passer ses messages en utilisant le cinéma de genre comme la science-fiction ou le thriller.
Ses films suivants seront également de grands succès, que ce soit à nouveau dans le genre science-fiction avec Total Recall (1989), ou dans le thriller avec le sulfureux Basic Instinct (1992) qui semble être comme le prolongement du travail d’Hitchcock sur Vertigo à San Francisco, et qui a fait sensation lors de sa présentation en ouverture du Festival de Cannes en 1992.
« Après cela, une fois que j’ai eu réalisé Robocop, Mario Kassar et Arnold Schwarzenegger m’ont proposé de faire Total Recall. Ils me l’ont offert. Après Total Recall, Mario m’a proposé Basic Instinct. Je n’ai pas vraiment cherché. Je suis passé d’un projet à l’autre, comme si c’était prédestiné. Je n’ai jamais hésité entre plusieurs projets.«
Contrairement à sa carrière hollandaise au cours de laquelle les sujets et les scénarios de ses films venaient de lui et de son scénariste, Verhoeven n’a jamais été à l’origine des films qu’il a réalisés aux États-Unis. Pourtant, même si sa marge de manœuvre était restreinte aux États-Unis, il est incontestable que tous ses films ont quelque chose en commun, quelque chose de profondément unique. L’identité qui relie ses films passe par sa mise en scène et ses thématiques qui, dans le même temps, définissent et témoignent de la singularité de son univers.
« La différence majeure entre faire du cinéma en Europe et en Amérique, c’est qu’en Europe, je peux faire ce que je veux. Que ce soit Black Book ou mes films hollandais, c’était mon idée. (…) En Europe je peux faire ce que je veux. Je peux choisir tout ce que je veux, et en général, je peux le faire. Aux États-Unis je n’ai jamais été en mesure de faire ce que je voulais. Sur aucun des films que j’y ai fait, je n’ai eu la liberté que j’aurais voulu avoir. Parce que, d’après moi, aux États-Unis, c’est impossible. C’est lié à la culture, aux mentalités… (…) J’ai compris très vite que je n’aurais pas la possibilité de faire ce que je veux. Que je devrais uniquement suivre le mouvement, les lois d’Hollywood. Si tu arrives à t’adapter à ces règles, alors tout ira bien. Si tu es capable de te projeter dans le système, alors ça marchera pour toi. Si tu penses que tu vaux plus que les studios, c’est quasiment impossible. Je pense que mes films hollandais font partie de moi… J’ai fait ce que les américains voulaient mais en y ajoutant ma touche le plus possible. C’est pour ça que mes films sont très personnels. Je reste attaché aux thèmes qui me sont chers.«
En France, Paul Verhoeven a la juste réputation d’être un auteur qui allie grand spectacle et réflexion. C’est son sens du spectacle qui lui a permis de rentrer dans le système et il va s’en servir pour mieux le dynamiter de l’intérieur. Derrière une apparence de divertissement, ses films véhiculent en « arrière-plan », des messages plus profonds qui ne sont pas du goût de tous. Ses films sont toujours une satire politique et/ou sociale. A partir de Basic Instinct et de son incroyable succès, certains vont commencer à voir clair dans son jeu et l’attendre au tournant. Progressivement, le public et la critique vont le rejeter. La critique américaine assassine Showgirls, sa critique acide du milieu du spectacle et plus largement du rêve américain. Verhoeven lui-même reconnaît le film comme étant trop personnel, trop européen. Après le succès de Basic Instinct, il a tout simplement pensé que tout lui était permis, qu’il pouvait faire ce qu’il voulait. Il s’est trop écarté de la ligne de conduite qu’il s’était fixé et n’a pas su « suivre le mouvement ». Sa personnalité a pris le dessus sur les principes qu’il s’était donnés. Trop présent, dès le début, sur le projet de Showgirls, il en a fait un film trop personnel et est allé trop loin pour le grand public.
Alors qu’il sort d’un lourd échec financier, le succès relatif de Starship Troopers ne suffit pas à aider le réalisateur pour la suite de ses projets tant les producteurs, ne s’attendant pas à voir un film si virulent et ambigüe, ont détesté le film.
Hollow Man, le dernier film de la période américaine du réalisateur, marque pour lui la fin de toute liberté de ton et d’expression. Verhoeven n’a accepté de le réaliser uniquement parce qu’il était entouré de personnes avec qui il travaillait depuis des années et qu’il aimait beaucoup. Mais, au résultat, il reconnaît que ce fût une grosse erreur et qu’il aurait dû abandonner ce projet. Le fait qu’il s’en soit voulu d’avoir fait Hollow Man a été pour lui le déclencheur pour faire Black Book. A ce moment, il ressent alors le besoin de faire quelque chose auquel il croit vraiment, quelque chose qui lui parait important. De retour aux Pays-Bas, dès la conception du projet du film, il fait tout pour rester en marge de ce qu’il a fait à Hollywood. In fine, Black Book sera un film très européen dans sa construction avec une intrigue très américaine.
C’est donc sur l’ensemble de son oeuvre et de sa carrière, aussi bien sur son parcours dans les années 1970-1980 aux Pays-Bas que sur son expérience et sa période aux Etats-Unis dans les années 1980-1990 qu’est revenu le réalisateur lors de sa Master Class animée par Jean-François Rauger, directeur de la programmation de la Cinémathèque française. Cette Leçon de cinéma lui a également donné l’occasion de revenir sur les problèmes qu’il a pu connaitre au cours de sa carrière, aussi bien aux Pays-Bas qu’aux Etats-Unis, avec la censure et le dictat des Majors Hollywoodiennes, et comment il est parvenu, quitte à se construire une réputation d’auteur radical, cynique et sulfureux, à s’en accommoder, à les détourner, afin de rester fidèle à ses convictions, à sa vision des choses et à sa conception du cinéma. Afin de rester fidèle à lui-même.
Steve Le Nedelec