Au même moment en France, un couple de retraités surendettés tente de remporter un concours de rock, un ministre est soupçonné de fraude fiscale, une jeune adolescente rencontre un détraqué sexuel. Une longue nuit va commencer. Les chiens sont lâchés.
Après une formation de comédien, Jean-Christophe Meurisse a créé la troupe de théâtre des Chiens de Navarre en 2005 dont il a notamment dirigé la mise en scène des pièces Une raclette (2008), Nous avons les machines (2011), Les danseurs ont apprécié la qualité du parquet (2012), Quand je pense qu’on va vieillir ensemble (2013), Les armoires Normandes (2015), Jusque dans vos bras (2017), Tout le monde ne peut pas être orphelin (2019) et La Peste c’est Camus mais la grippe est-ce Pagnol ? (2020), remarquées et saluées par la critique et le public. En 2013, Jean-Christophe Meurisse réalise également Il est des nôtres, son premier moyen métrage pour lequel il recevra de nombreuses récompenses. En 2015, il réalise Apnée, son premier long-métrage qui imposera son univers et son regard singulier et sera sélectionné à la Semaine de la Critique au Festival de Cannes en 2016.
Cinq ans après Apnée, Jean-Christophe Meurisse revient avec son deuxième long-métrage, le percutant et très acide Oranges Sanguines. Inspiré d’authentiques faits divers qui montrent parfaitement bien la monstruosité de notre monde, comme par exemple celui d’une jeune fille qui a castré et fait manger ses testicules à son violeur aux Etats-Unis en 2015, ceux des couples âgés qui, acculés au désespoir par les banques, se suicident parce qu’ils sont surendettés, ou encore le personnage du ministre fraudeur inspiré par Jérôme Cahuzac et tant d’autres de nos « responsables » politiques, après un premier travail d’écriture en solitaire de Jean-Christophe Meurisse, le scénario d’Oranges Sanguines a ensuite été développé avec les coscénaristes Amélie Philippe et Yohann Gloaguen pour devenir un redoutable jeu de massacre d’une noirceur absolue dans lequel rien ni personne n’est épargné. Impitoyable, Oranges Sanguines témoigne non seulement, sur le fond, de la violence des relations humaines, mais également, sur la forme, de l’importance du rire et de la nécessité de l’humour pour faire face au pire. Il faut rire du pire pour nous sauver. Les chiens sont lâchés !
Emmenée par les excellents Vincent Dedienne, Charlotte Laemmel, Pascal Sangla, Fred Tousch et Guilaine Londez qui forment un détonnant jury de concours de danse, dès la scène d’ouverture du film qui nous plonge à la manière de Quentin Tarantino, dans une discussion jubilatoire, puis au détour d’un dialogue avec le personnage incarné par Denis Podalydès évoquant un refus du politiquement correct, Jean-Christophe Meurisse donne le ton. En suivant avec un humour noir et satirique totalement assumé un couple de retraités au bord du gouffre financier qui espère gagner un concours de rock pour pouvoir payer ses dettes, leur fils dépressif assistant d’un avocat lubrique, un ministre de l’économie soupçonné de fraude fiscale et une jeune adolescente qui vient de perdre sa virginité et croise un détraqué sexuel, c’est toute la France d’aujourd’hui qui en prend pour son grade dans le méchant Oranges Sanguines. Et quitte à faire grincer des dents certains spectateurs, le réalisateur n’hésite pas à convoquer le(s) genre(s) pour appuyer son propos.
Avec plusieurs récits entremêlés, Oranges Sanguines est un film mosaïque qui mélange habilement les genres. Oranges Sanguines refuse le cloisonnement rassurant et confortable du genre unique. Oranges Sanguines refuse l’étiquetage facile qui nous conditionne au quotidien. Comme chacun peut passer par différentes émotions au cours d’une même journée, Oranges Sanguines commence comme une comédie pour devenir une satire sociale, un film politique, un thriller, un film d’horreur ou encore une tragédie romantique. A l’image des séniors surendettés qui répondent au ministre fraudeur ou du personnage de la jeune fille qui répond à celui du maniaque sexuel, la structure scénaristique d’Oranges Sanguines repose sur des personnages-liens et des passerelles entre les différentes histoires qui trouvent échos entre elles sans que cela soit montré de manière explicite. Le film nous donne ainsi dans ses grands traits, un portrait alarmant de la société française devenue malade et un portrait des monstres qu’elle engendre. Comme dans un western contemporain dans lequel on rencontrerait plusieurs « méchants », le message politique et social du film passe par ses multiples personnages, leurs comportements, leurs actions et leurs réactions face à ce qui leur arrive.
Remarquablement écrites dans le cadre, la situation et les thématiques, de nombreuses scènes prennent toutes leur ampleur et leur élan avec le formidable jeu d’improvisation des comédiens et leurs dialogues savoureux. Pour donner cette impressionnante vérité aux scènes, le cinéaste effectue beaucoup de répétitions avant de tourner et encourage ses comédiens à utiliser leurs propres mots et à faire des propositions pour en ressortir et garder les meilleures idées lorsque tourne la caméra. D’autres scènes, comme par exemple celle très suave mais à la violence sous-jacente où le ministre débarque à l’improviste chez le maniaque sexuel et qui rappelle aussi bien Pulp Fiction (1994) de Quentin Tarantino que l’immense Délivrance (Deliverance, 1972) de John Boorman, sont au contraire à la fois très écrites, découpées et préparées.
Avec une première partie, plus corrosive dans le texte, se déroulant de jour et une seconde partie se déroulant de nuit dans laquelle les destins s’engouffrent, les rapports de force s’inversent et les monstres se révèlent dans un chaos total, Oranges Sanguines est scindé en deux parties bien distinctes par l’apparition à l’écran de la citation du philosophe Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. ». Les deux parties du film évoquent respectivement, pour la première, par sa manière de démanteler la bourgeoisie, le cinéma de Claude Chabrol, et pour la deuxième, par sa manière de filmer les monstres sadiques, le cinéma américain indépendant des années 70, le Nouvel Hollywood, ou encore plus récemment ceux des frères Coen ou de Tarantino.
Virtuose dans la forme, le souffle original qui habite Oranges Sanguines vient de l’approche artistique singulière du réalisateur à chaque étape créative du film. L’écriture scénaristique du film va surtout venir servir le cadre et la situation. Accompagné, depuis son premier court-métrage, du chef opérateur Javier Ruiz-Gomez, libre et « inconscient », le tournage s’effectue à l’envie (ou presque). C’est au montage que Jean-Christophe Meurisse et sa collaboratrice artistique Amélie Philippe accompagnent la monteuse Flora Volpelière et prennent du recul pour créer la dramaturgie de l’histoire qu’ils veulent raconter, la dramaturgie qui va tendre vers le message qu’ils veulent faire passer. La scène de la réunion ministérielle avec les propositions honteuses des politiques pour gagner de l’argent résume parfaitement à elle seule le propos du film et de son auteur.
S’ils ne sont pas très honnêtes ou pas très équilibrés, les personnages d’Oranges Sanguines vont faire le constat qu’il existe toujours pire que soi. Les oranges sanguines, ce sont les personnages, et comme ceux-ci représentent les français, nous sommes donc les oranges sanguines du film. Stéphane Lemarchand, le malhonnête et détestable Ministre de l’économie que campe de manière convaincante le comédien Christophe Paou (Un Homme, un vrai, 2003 ; Les Derniers Jours du Monde, 2009 ; L’inconnu du Lac, 2013 ; Une part d’ombre, 2018 ; Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, 2019 ;…), va rencontrer une personne pire que lui.
Magnifiquement interprété par le comédien Fred Blin, à la fois drôle et inquiétant, le personnage du cynique détraqué sexuel incarne une critique virulente du capitalisme. Lui aussi va avoir à faire à une personne plus monstrueuse que lui.
Juliette, la jeune fille qui s’apprête à vivre son premier rapport sexuel avec son petit ami et qui va vivre une nuit cathartique, est interprétée par l’étonnante Lilith Grasmug. Avide de vérité et de justice, cette dernière incarne la jeunesse actuelle qui a en charge la lourde tâche de renverser la bien-pensance qui nous écrase et nous étouffe. Sa défense face à son agresseur sera particulièrement violente.
Membre de la compagnie de théâtre des Chiens de Navarre depuis longtemps, le comédien Alexandre Steiger (La Fille de Monaco, 2008 ; Queen of Montreuil, 2011 ; Les Bêtises, 2015 ; Perdrix, 2018 ; Alice et le maire, 2018 ; Grâce à Dieu, 2019 ; Eiffel, 2020 ;…) est parfait dans le rôle d’Alexandre, le fils du couple de séniors, transfuge de classe obsédé par la réussite et tout le temps mal à l’aise partout où il se trouve, que Jean-Christophe Meurisse a écrit spécialement pour lui.
Aux côtés des monstres du film, parfaitement incarnés par les ex-Deschiens Olivier Saladin et Lorella Cravotta qui sont arrivés sur le projet du film par l’intermédiaire d’Amélie Philippe, l’épouse et collaboratrice du réalisateur, Olivier et Laurence, le couple de séniors endettés et désespérés, sont de belles personnes. Ils incarnent aussi bien l’amour que la gentillesse et la bienveillance. Les scènes où ils apparaissent sont des scènes dramatiquement fortes voir même bouleversantes.
Si le réalisateur a confié les premiers rôles du film aux comédiens de sa compagnie théâtrale Les Chiens de Navarre, celui-ci a invité des vedettes célèbres comme Denis Podalydès, Vincent Dedienne, Blanche Gardin ou encore Patrice Laffont pour interpréter les seconds rôles dans lesquels ils sont tous remarquables. Blanche Gardin est exceptionnelle dans le rôle de la gynécologue de Juliette et Denis Podalydès épatant dans son rôle à contre-emploi de ténor du Barreau.
La vie est injuste. La vie est cruelle. Comme nous le montre le film, la vie peut parfois s’acharner sur certains. Quelle place reste-t-il à l’amour face aux injustices et à la cruauté des destins que le film nous expose ? A l’image de la vie, l’amour est quelque chose de fragile. Mais avec l’amour, la vie peut aussi être belle.
Avec son humour féroce et corrosif, sa noirceur absolue et sa vision critique de la France, sans prendre parti ni manichéisme, le politiquement incorrect Oranges Sanguines dénonce l’absurdité et la perversité de notre société, dénonce le cynisme et les mensonges de notre monde, dénonce l’hypocrisie ambiante de notre époque et passe nos politiques au karcher. Oranges Sanguines est un film qui bouscule autant qu’il fait du bien. Original, singulier, engagé et méchamment drôle, Oranges Sanguines est un film qui ne fait pas de quartier. Jouissif.
En sélection officiel au dernier festival de Cannes, Oranges Sanguines a été présenté hors compétition en séance spéciale à minuit. Oranges Sanguines a également été présenté à l’Etrange Festival et a remporté l’Amphore d’Or au Fifigrot – Festival Groland à Toulouse.
Steve Le Nedelec
Oranges Sanguines un film de Jean-Christophe Meurisse avec Alexandre Steiger, Christophe Paou, Céline Fuhrer, Denis Podalydès, Lilith Grasmug, Lorella Cravotta, Olivier Saladin, Fred Blin, Blanche Gardin, Vincent Dedienne, Guilaine Londez, Charlotte Laemmel, Pascal Sangla, Fred Tousch… Scénario : Jean-Christophe Meurisse avec la collaboration de Amélie Philippe et Yohann Gloaguen. Directeur de la photographie : Javier Ruiz-Gomez. Montage : Flora Volpelière. Producteurs : Alice Girard, Marine Bergère et Romain Daubeach. Production : Rectangle Productions – Mamma Roman – Les Films de Navarre – The Jokers Films. Distribution : The Jokers Films (Sortie le 17 novembre 2021). France. 2021. 102 minutes. Couleur. Format image : 1.85 :1. Son : 5.1. Sélection officielle – Festival de Cannes 2021 – Hors Compétition. L’Etrange Festival, 2021. Interdit aux moins de 12 ans.