Dans l’effervescence de mai 68, deux jeunes étudiants en cinéma, Ody Roos et Danielle Jaeggi, réalisent Pano ne passera pas, un des films les plus novateurs et importants de l’époque. Invisible en France depuis de trop longues années, Pano ne passera pas sort enfin sur les écrans. Rencontre avec une légende de l’ombre, Ody Roos, qui cinquante ans après se souvient de ce tournage épique et cette période de bouleversement…
Kinoscript : Quelle est la genèse de Pano ne passera pas ?
Ody Roos : Nous étions dans la rue et nous tournions un court métrage Rosko’s Time. Nous avions gagné un concours de la télé allemande Radio Bremen, le sujet en était : « Que font les jeunes Européens, du marché commun, le week-end dans leur pays ». On propose ce film au nom de l’IDHEC et on gagne le premier prix. Un film sur la guerre des radios qu’avait gagné RTL avec le président Rosko, le type avait dominé le marché et damé le pion à Europe 1 pendant 2 ans. RTL était devenu number one. Je faisais le reporter et je posais des questions dans la rue aux petits jeunes qui expliquent comment ils passent le temps, comment ils se font chier… Nous étions encore dans la rue à peaufiner le film et en studio à l’IDHEC pour les intérieurs. On se trouve dans la rue avec la caméra, on a déjà les acteurs, voilà que les événements éclatent… Nous étions là, on a tout vécu de l’intérieur. J’avais mes acteurs, j’ai dit à Philippe Douaire : « Monte sur la barricade ! », « Pourquoi tu ne balances pas un pavé ! », « Mets-toi sous la pancarte CGT ! »…
KS : Comment en es-tu arrivé à cette forme si particulière de Pano…, ce mélange de construction dramatique et d’improvisation ?
Ody Roos : J’ai fait du cinéma amateur au Luxembourg, à l’âge de 12 ans, j’ai eu ma première caméra. Je faisais de très mauvais films en groupe. On s’appelait la nouvelle vague, on regardait ce qui se faisait dans les années 60 et, en tant qu’amateur, on essayait de faire du film. On faisait toutes les erreurs des amateurs. Mon zoom est plus fort que le tien, plus gros que toi… Ah, le point… super ! On a fait du 8 mm plutôt que du 16 mm double bande qui était beaucoup moins cher, mais Kodak ne le disait pas. On a fait toutes les erreurs des amateurs. On a fait un long-métrage Les Plastiqueurs où je courrais derrière un tueur de l’OAS dans les jardins du Trocadéro. Après, au Luxembourg, on cherchait des décors qui raccordaient comme le Palais de Justice. Et puis les films se sont perdus. Marche par marche, j’ai déjà compris comment faire un film : envoie tes acteurs dans les décors, profite de la manif, après prends trois semaines pour réfléchir à pourquoi ils étaient à la manif et écris une histoire. Chaque fois que je réécrivais, les dialogues devenaient ampoulés comme les films d’Yves Ciampi, comme les mauvais films, comme les films du système en 35 mm sur la même période, des ratages absolus, parce que tout est dans le dialogue, on se croit en studio. J’ai aussi tourné en studio c’est les parties les moins bonnes du film. Quand on écrit on s’enferme, il fallait libérer le cadre de la parole, laisser plus de place à l’impro et c’était infiniment meilleur que tout ce que je pouvais concevoir ou écrire. Pourtant mon prof de scénario à l’IDHEC m’avait collé un 20/20 comme scénariste. J’étais reconnu comme scénariste mais ce que j’écrivais été bien plus ampoulé que quand je laissais les gens improviser. Il m’a fallu apprendre l’art d’abdiquer l’écriture.
KS : Tu as compris en tournant…
Ody Roos : Oui. J’étais luxembourgeois avec mon accent tout le monde n’est pas Samuel Beckett, qui écrit en français avec une maîtrise absolue alors que sa langue maternelle est l’anglais. Je ne suis pas à ce niveau. Je n’aurais pas de prix Goncourt en français. Après tout, je ne suis pas écrivain, je dois être cinéaste. Ça ne veut pas dire que mes dialogues soient mauvais, mais depuis 40 ans je cherche à la manière de Diogène qui dans Athènes cherche avec une lanterne en plein jour, et quand on lui demande « Que cherches-tu, philosophe ? », il éclaire le visage du type en plein soleil et dit : « Je cherche un homme ». Pour ma part ça fait quarante que je cherche un scénariste. Il n’y a pas de bons scénaristes en France.
KS : Et pourtant c’est un pays littéraire ?
Ody Roos : Oui, c’est une honte.
KS : Pano ne passera pas est l’histoire véridique de la censure de l’émission de télévision Panorama, peux-tu nous en dire plus ?
Ody Roos : Une première émission de Panorama tournée à la Sorbonne est passée, la deuxième a été censurée. Le mouvement de révolte s’est déclenché sur la coupure dans le texte d’une interview de Jacques Sauvageot. Il dit dans l’interview que j’ai : « L’interdiction de bouger du territoire de Daniel Cohn-Bendit montre bien quel est le but véritable des forces de police… » Et il avait ajouté « …et le gouvernement du Général de Gaulle qui est un vieillard incapable de comprendre ce qui se passe … » et là on met une marque sur le double-bande et Philippe se retourne vers son assistante monteuse : « Voilà, c‘est cette injure contre de Gaulle que l’on veut que j’enlève ». Tout le cirque (la grève à l’ORTF, NDLR) vient de la phrase couper contre de Gaulle. Cette censure a conduit à la révolte et la plus longue grève de France (18 mois NDLR). La grève des journalistes a duré plus longtemps que celle des ouvriers. Cette grève c’est déclenchée sur la censure de cette phrase-là. Le journaliste qui avait filmé ça n’avait pas accès à la pellicule, c’était à la poubelle.
KS : Le plan est pourtant dans ton film…
Ody Roos : Je n’avais pas le film avec Sauvageot, on lui en parle, il me dit : « On le refait. » Tu sais, les journaux télévisés de l’époque édités par l’INA ont été fabriqués par des jaunes, c’est les images officielles de l’ORTF. L’INA n’a que les stock-shots officiels. Et le plus drôle dans l’histoire c’est que le clap c’est ma voix…
KS : Comment as-tu fait pour le matériel de prises de vues ?
Ody Roos : J’avais une Bolex qui traînait dans ma chambre de bonne rue de l’ancienne comédie avec un gros zoom à faible ouverture qui appartenait à Danielle, je l’ai gardé pendant un an et demi. Les étudiants occupaient l’IDHEC et avaient viré le directeur. Le nouveau directeur n’était pas encore là. L’IDHEC était occupé par des anonymes et des étudiants comme Richard Copens que j’allais voir : « Tu ne peux pas me sortir le matériel le samedi et je prends les opérateurs avec ». J’avais le matériel le samedi et le dimanche et je le ramenais le lundi. Il fallait tourner le week-end et je savais que ce jour-là j’avais un pied sous la caméra et un opérateur. Ainsi dans Pano… quand la caméra ne bouge pas ce n’est pas moi qui filme, surement Nurith Aviv, Richard Copens, Robert Réa, Dominique Chapuis ou Walter Bal, tous des étudiants en cinéma. Quand elle bouge, c’est moi avec la fameuse Bolex.
KS : Avoir une caméra – te donner une grande liberté ?
Ody Roos : Mais le style changeait à chaque séquence.
KS : Tu as tenté de faire des plans de nuit ?
Ody Roos : Il fallait que la voiture flambe même pour Mai 68, la belle ouvrage, il a des plans de nuit mais tout flambe. On n’avait pas d’éclairage. Godard avait de la pellicule Dupont hyper sensible pour Alphaville. Nous avions eu cette année-là la 4X en 16 mm que j’ai utilisé uniquement pour l’AG des journalistes en juin, parce qu’elle n’existait pas encore en mai. En mai, nous n’avions que de la double X. La définition est bien meilleure début mai qu’à la fin où tu vois le grain.
KS : Il y a des moments que tu n’as pas pu filmer ?
Ody Roos : Place Edmond-Rostand, le sable qui apparaît et les feux qui continuent à fonctionner, plus rien ne pouvait circuler, il n’y avait que du sable sur le boulevard Saint-Michel. Tout le monde marchait sur du sable, c’est une atmosphère que personne n’a réussie à rendre parce que personne ne l’a vécu avec des caméras. On n’a pas pu non plus, parce que c’était à 2h du matin, il faisait noir et en plus nous n’avions pas les caméras tous les jours.
KS : Tu n’as pas eu de problème avec les forces de l’ordre ?
Ody Roos : Un jour de tournage rue Saint-Severin quand on rentre vers le boulevard Saint-Michel, il y avait à l’époque un banc public, là où aujourd’hui se trouve un kiosque à journaux. Et sur le banc, il y avait Godard qui filmait, on lui laissait la place, on le respectait, il a le droit de monter sur le banc. Derrière, sur la chaussée, il y avait le petit Pierre Clémenti avec une caméra à objectif fixe, il faisait des plans que l’on retrouve dans Soleil, il n’avait pas droit au banc, et moi, en contrebas. Nous filmions la même chose, la manif passait devant nous. Nous faisions chacun nos plans, nous nous faisions même de l’ombre. Les flics arrivent. Ils embarquent Godard en premier, le mettent dans le panier à salade et nous avec. Nous sommes acheminés tous les trois avec nos caméras sur les genoux – interdiction de filmer – au commissariat de Censier. Là, on passe non pas la nuit, mais la soirée au poste.
KS : Ils vous ont pris la pellicule ?
Ody Roos : Non, c’était juste pour nous empêcher de filmer. Nous étions dans une cage au commissariat avec toutes les prostituées ramassées dans le quartier. On a pris nos empreintes, on nous a fichés et on nous a relâchés quand la nuit fut tombée. On a dit au revoir aux putes. On a eu le privilège de passer une partie de la journée en taule avec Godard.
KS : Godard a échangé avec vous ?
Ody Roos : Godard, là, avait un problème, on ne l’avait pas arrêté avec Alain Jacquier. C’était Jacquier qui parlait, son « Spoke Man », son porte-parole officiel. Godard ne parlait pas aux gens environnants. Tout comme il ne collait pas l’affiche d’One plus One quand il passait au futur cinéma homosexuel de la rue des Saint-Père. Je passe par hasard et je vois Jean-Luc qui faisait des signes, je regarde de l’autre côté de la rue, et, là, devant le cinéma, Jacquier avec un pot de colle qui place sur le mur une affiche d’One plus One. Godard ne se serait pas sali les mains.
KS : Tu tournais et tu participais en même temps aux Etats Généraux du Cinéma à Vaugirard, comment était-ce ?
Ody Roos : Le peuple prenait la parole. Les camarades dans la salle pouvaient chacun aller au micro. Des gens qui ont vraiment fait des discours. Il y avait de grands orateurs. Le CGTiste cinéma : Pierre Goupil, un cameraman, le père de Roman Goupil, il avait une voix suave de ténor. Autre ténor : Jacques Kébadian. Et un russe, baryton, avec un français pointilleux, très soigné, toutes les femmes qui étaient là – et elles n’étaient pas nombreuses – étaient à plat ventre, le tribun du peuple absolu, le socialiste absolu, le communiste : Roger Vadim ! On écoutait ces gens-là et de temps à autre des anonymes prenaient la parole. Chris Marker ne venait pas, mais il était là quand même, il travaillait dans l’ombre, comme toujours anonyme.
KS : L’idée d’être anonyme, de ne pas signer les films, venait de la peur de la répression ?
Ody Roos : Une femme – peut-être Cécile Decugis (monteuse de Truffaut, Godard, Rohmer et réalisatrice NDLR) – l’une des rares femmes aux Etats Généraux, prend la parole en disant : « Camarades, signer un film, c’est coupable ! », Marcel Hanoun qui était assis à ma gauche est tombé de sa chaise ! On allait enlever à Marcel la signature au générique ! Et à partir de là on n’avait plus le droit de les signer. Chris Marker et Alain Resnais jouent le jeu, font des groupes et ne signent plus rien, ils sont derrière. On sent la présence de Chris Marker dans nombre de films, on l’entend dans le style. A partir du moment où l’on décide de ne plus mettre de nom sur les génériques, les films deviennent collectifs. Des groupes se constituent, Slon – qui va devenir Medvedkine – le groupe ARC, et d’autres qui tournent…
KS : Tu n’as pas vraiment fait de même…
Ody Roos : J’ai insisté avec Danielle Jaeggi pour que Pano… fût une œuvre collective, c’est-à-dire pas de nom au générique, une ou deux séquences sous-traitées, « la séquence suivante est de Vincent Duquenne », il y a un carton ou « Reportage original par les ouvriers imprimants l’imprimerie », j’avais l’habitude de déléguer la mise en scène comme un producteur le fait et je la reprendrai plus tard encore. Je peux mettre des morceaux de quelqu’un d’autre en identifiant ce quelqu’un d’autre.
KS : A part les Etats Généraux as-tu assisté à d’autres réunions ?
Ody Roos : Plus tard, chez Charvein et sa femme, dans le Marais, pendant un mois ou deux, on a eu des assemblées générales jusqu’au référendum. Godard était là aux réunions avec les camarades, c’était collectif. Tout le monde intervenait. Danielle et moi, nous n’étions que des étudiants en cinéma, nous étions étonnés d’être là avec ces vingt personnes dans un sous-sol. En face de moi, il y a Godard, Juliet Berto et Pierre-William Glenn qui la tenait par la main. Jacquier parlait plus que Godard, mais c’était son porte-parole. Un soir, vers minuit une heure du matin, on entend des pas dans l’un des escaliers de la cave, un petit bonhomme cravaté en trench-coat entre et dit : « Qu’est-ce que c’est que cette réunion ? » Godard jette un œil à Jacquier. Le type : « Police ! » Jacquier s’élance par-dessus la table et lui met la main au cou : « Montre-moi ta carte ! » Godard ne faisait rien. Le gars sort une carte tricolore. « Qu’est-ce que tu cherches ? » « Apparemment la personne que je cherche n’est pas là ». Il s’était paumé. Godard avait son propre flic. Il ne se salissait pas les mains.
KS : Godard était-il l’homme le plus emblématique de mai 68 ?
Ody Roos : Non.
KS : Comment est-il parti à Cannes ?
Ody Roos : On a voté pour l’envoyer en mission commandée lors des Etats Généraux à Vaugirard. Il était en service commandé. C’est très bien décrit dans Un an après d’Anne Wiaziensky, un livre admirable auquel Hazanavicius n’a rien compris, on se demande même s’il l’a lu. Il a diffamé Michel Cournot à un point qui m’a fait sursauter. C’était un grand ami de Godard. Il y a trop d’anachronismes, jamais Godard n’aurait pris une super 8, il avait une Beaulieu 16 mm. A Cannes, Wiaziensky a fait un grand sourire, si elle a aimé ce film, elle n’a jamais écrit ce livre.
KS : J’aimerais revenir un instant sur la forme, tu mets tes acteurs dans le feu de l’action, à cette époque-là, c’est tout à fait original, pour le moins avant-gardiste…
Ody Roos : J’avais appris le champ-contrechamp comme Godard… quand tu revois ses films, tu crois qu’il a improvisé dans A bout de souffle, il fait des travellings dans un fauteuil roulant, et puis des coupes en plein milieu du plan… Il n’empêche, qu’on croyait que Godard n’avait pas appris la grammaire cinématographique… et puis après, tu vois son court métrage avec Brialy : Tous les garçons s’appellent Patrick (tourné avant et sorti après A bout de souffle, NDLR) et tu vois, que c’est de l’académisme total en champ-contrechamps. Ce type-là savait dessiner comme Ingres avant de devenir Picasso. Godard a toujours aimé la mécanique, presser les boutons… Je pensais qu’il avait appris sur le tas. En réalité, dès le départ, il avait appris les règles, dès le départ, il dessinait comme Ingres, comme Picasso. Il n’a pas appris sur le tas. Avec A bout de souffle, il fout en l’air toutes ces règles, mais il les connaissait. Il les dominait, alors que je croyais qu’il apprenait son métier. Je venais d’apprendre mon métier de différentes façons, d’abord en faisant des films d’amateur mauvais, en comparant mon zoom à un autre, les amateurs n’ont jamais fait de bons professionnels, le seul qui a franchi la barre entre l’amateurisme et le professionnalisme – et ce n’est pas une référence – c’est Edouard Molinaro. Une honte. Il n’y en a pas d’autres. L’amateurisme n’est pas un apprentissage du cinéma. J’en ai fait, j’ai même gagné une médaille de bronze pour le Luxembourg au festival international de l’UNICA au Danemark en tant qu’amateur. J’ai essayé de faire de l’éclairage, le film valait ce qu’il valait, ce n’était pas vraiment intéressant.
KS : Je t’interromps, mais il me semble que l’amateurisme a contaminé tout le cinéma…
Ody Roos : Quand un réalisateur ou une réalisatrice dit à son cadreur : « Où mettons-nous la caméra ? » Je me demande à quoi il sert, si ce n’est pas le rôle du réalisateur de déterminer l’angle de la prise de vue. Autant que le cadreur fasse les films et si le cadreur fait les plans, il va faire des cartes postales, un diaporama en fondus enchaînes, parce qu’il ne pense pas au lien qu’il y a à la collure entre deux plans. Si l’intellectuel est celui qui doit lire entre les lignes, le cinéphile doit être celui qui lit entre les plans, c’est-à-dire sur la collure. Si ce truc-là n’est pas compris, ou si le réalisateur s’en réfère au chef opérateur et au cadreur pour savoir où l’on met la caméra, autant se passer de réalisateur. C’est pour ça que les films sont mauvais aujourd’hui. Les réalisateurs ne font pas leur boulot et les chefs-op deviennent directeur de production à la place du directeur de production. A partir du moment où un chef-opérateur, qui est censé avoir du talent, aligne les cartes postales, s’arroge le droit sur le budget et détermine où l’on dépense, on arrive à un film totalement nul.
KS : Pour en revenir à Pano…
Ody Roos : Je me retrouve avec un langage cinématographique appris péniblement entre classicisme et impro, et, à chaque fois que j’improvise, je vois que c’est meilleur que quand j’écris. Ça devient presque un art de désapprendre ce qu’on a écrit. Et c’est là-dessus que j’ai développé ma propre dialectique.
KS : Tu te reconnais comme dialecticien…
Ody Roos : Je me reconnais plus que jamais dans les dialecticiens. Un amateur se met dans un train, il s’arrête dans un alpage, il y a des vaches, et la voix off dit : « Voilà des vaches ! » ça c’est du cinéma d’amateur. La voix off doit dire : « Le prix du bœuf a encore tellement augmenté que les pauvres ne peuvent déjà pas manger autre chose que du poulet ou du poisson parce que le reste va chez Picard. » Si tu ne le dis pas comme ça, tu n’es pas didactique, donc, tu ne peux pas faire de la tautologie symphonique. Imagine maintenant un film de Chris Marker comme Lettre de Sibérie où il y a trois fois la même séquence soviétique avec trois commentaires différents. Au cinéma, il ne faut jamais que la bande-son dise la même chose que l’image.
KS : Comment as-tu rencontré Chris Marker :
Ody Roos : J’avais terminé Pano… Je reçois un coup de fil de Michèle Ray, une grande reporter du Nouvel Observateur, la future Mme Costa-Gavras. Elle me dit : « Chris s’intéresse à votre film ». « Comment, Chris Marker ? » « Oui ». Dieu, je ne savais plus où me mettre ! Elle me donne l’adresse de sa salle de montage rue Mouffetard. « Vous montez et vous lui apporter le film ». Je monte un escalier en colimaçon jusqu’au 3e étage. Il y a une porte ouverte, une table de montage, une Atlas. Je vois Marker assis de dos, les pieds sur la table dans des santiags, lisant un album d’Astérix. Une pile d’Astérix à sa droite. Sa salle de montage, c’était pour ses lectures d’Astérix dans ses bottes de cow-boy ! Il me dit : « Entre. Pose tes boîtes là ». Il poursuit sa lecture, il était passionné par les aventures d’Astérix. Je vois toute cette scène… pour moi c’était un dieu. Il se retourne : « Je passe mes après-midis ici, dans la salle de montage, laisse-moi le film, je vais le regarder ». Il m’a toujours parlé d’égale à égale, parfois, il me demandait un avis sur un montage. Une personnalité extraordinaire. Des années plus tard, Marker a monté dans mes locaux (FTIS – Filmodie, rue de la Roquette, NDLR) L’Héritage de la Chouette. J’ai eu la chance de connaître l’un des plus grands cinéastes de tous les temps.
KS : L’une des séquences les plus incroyables de Pano est celle du drapeau sur la flèche de Notre-Dame…
Ody Roos : La séquence la plus sale et la plus tremblante de tout le film, c’est le drapeau Viêt-Cong qui va être enlevé par la censure, c’est-à-dire par un hélicoptère, par un acrobate qui va arracher ce drapeau puisqu’on ne peut pas y accéder à pied. Quand j’ai vu le drapeau flotter sur la flèche de Notre-Dame de ma fenêtre, j’ai tout de suite pris la caméra à la main. Je tremble avec mon zoom, je suis au maximum, il me fallait une focale fixe, c’est flou, mais ce n’est pas ça le plus grave, il y avait là, pour une fois et c’est rare, une bobine d’inversible dans la caméra alors que tout le reste du film est en négatif. L’inversible à l’époque ne supportait pas du tout la surexposition or je me trompe de diaphragme, c’est devenu transparent, pour le rattraper ça devient gris, ce n’est pas rattrapable, c’est flou, c’est rayé… Aujourd’hui, il n’y a plus le vasistas qui était utilisé par les couvreurs pour accéder à la flèche ni la plateforme comme dans les bateaux pirates où ils pouvaient se reposer et s’occuper des ardoises. Cette plateforme a disparu pour éviter de futur planteur de drapeau, il fallait absolument exercer une censure qui est architectural.
KS : Ce qui rejoint le thème principal de Pano : la censure…
Ody Roos : Comme Pano… est un film sur la censure, et qu’il s’agit de montrer comment les collures dans les films peuvent réparer la politique, il s’agit là d’une réparation architecturale, tout comme on a recouvert les pavés de goudron comme on le voit dans le film. Mais cela m’est venue comme ça, d’abord il faut filmer les ouvriers et les machines devant le monument de Danton qui coulaient le macadam sur les pavés.
KS : Là où tu fais revenir ton actrice Anne Kerylin…
Ody Roos : Evidemment elle doit revenir. Je l’ai fait revenir après ses fausses vacances où elle profite de la grève pour partir avec son jules. Elle retrouve Philippe qui l’a débarque au carrefour de l’Odéon et elle doit traverser le macadam; la séquence a pris un sens en murissant. Je l’ai fait à la Bolex parce que je n’avais pas le temps de prévenir les opérateurs.
KS : Le montage se faisait au fur et à mesure des événements ?
Ody Roos : Je monte, je regarde ce qui manque, les directions de regard, il fallait concevoir le contrechamp dans le même style, avec le même tremblement, la même optique, la même pellicule… Il fallait inventer, qu’est-ce qu’il a vu ? Et finalement on a une AG des journalistes avec Claude Darget, Daniel Chapatte, Thierry Roland, etc. et mon acteur assis au milieu, il traverse le lieu sous le regard des journalistes et personne ne se demandent : « Qui est ce type parmi nous ? » En réalité, on leur a dit que les camarades de l’IDHEC sont parmi vous, ils veulent filmer l’AG et ils nous ont laissé faire. L’acteur s’est assis au milieu, et moi, j’étais au zoom. C’est de la 4X, il y a du grain forcement.
KS : La table de montage l’Atlas joue un rôle essentiel dans Pano…
Ody Roos : Il se trouve que l’Atlas qui est censé se trouver à la Maison de la radio, ce qui est totalement improbable, pas crédible, étant donné l’architecture de ma piaule dans un immeuble du XVIIe siècle. Tu ne pouvais pas la déguiser en studio de l’ORTF, surtout que l’Atlas était les premiers modèles. Mon modèle était particulièrement roulé contrairement à ceux de l’ORTF. Il avait un avantage, il était chez moi, je ne l’ai pas eu pendant un, mais dix ans ! Je dormais sur la table de montage pour ne pas avoir de lit, sinon je n’ai plus de salle de montage ! Je l’ai même loué à Arlette Langmann et à un gars qui faisait vieillard chétif et mal poli, qui était son copain, Maurice Pialat. Ils étaient sales comme tout. Pialat était inconnu à l’époque… il a rajeuni de trente ans chez Daniel Toscan du Plantier à la Gaumont ! Il y a eu aussi Frank Verpillat, qui finira par diriger le GREC. Il montait un court avec Anicée Alvina sous la direction de Catherine Robbe-Grillet. Ils couchaient là ensemble avec la bénédiction d’Alain Robbe-Grillet.
KS : Pano… mai 68, c’est ton apprentissage politique ?
Ody Roos : J’étais jeune luxembourgeois mais indépendant. A chaque fois, je snobais les Français en étant extrêmement critique, j’étais scandalisé que dans le métro il y ait eu une rame au milieu « Première classe » aucun français ne le voyait. On ne conteste pas les classes dans le métro. J’étais choqué parce que sur le palier, il y a avait des chiottes turcs. Les Luxembourgeois n’avaient jamais vu ça. J’étais très choqué par des choses qui ne choquaient pas les autres, donc ma politique était agressive. Je n’en avais rien à cirer de la censure française, même du mouvement politique de mai, ça avait son charme, il y avait des types qui posaient la main sur l’épaule : « Ça va camarade ? » Pour moi, camarade en allemand c’était « Genossen » et où on dit ça ? En Allemagne de l’est. C’est un communiste avec un couteau entre les dents ? Pas vraiment, il est sympa. Pourtant, c’est le même mot que l’Allemand de l’est qui a un couteau entre les dents. Pour un luxembourgeois, c’est dur. Après, je me retrouve dans les manifs, on chante gentiment mais le cœur à l’ouvrage : « de Gaulle, Franco, Salazar ! » et je suis encore capable de le dire aujourd’hui parce que je le pense.
KS : Il y avait eu l’affaire Langlois quelques mois auparavant…
Ody Roos : Il y a eu la guerre d’Espagne, certes, l’homme d’un seul film, André Malraux, faudrait quand même l’applaudir, il paraît que c’est un grand écrivain, en dehors de ça, il est connu pour avoir volé les temples d’Angkor, après tout c’est un anar, non ? Non, ce n’est pas un anar ! Il a exclu Langlois de la Cinémathèque, c’est le type qui est allé, avec son écharpe tricolore, le 30 mai aux Champs-Elysées chanter La Marseillaise sous l’Arc de Triomphe. C’est un traître, ce Malraux, j’y pense encore aujourd’hui. Or, sa fille Florence, c’est la femme d’Alain Resnais. Les gens ont des souvenirs assez correcteurs de l’Histoire. On peut passer l’éponge partout. Aujourd’hui on dit du mal de Ken Loach, maintenant c’est lui qui a le couteau entre les dents, alors que c’est un homme honnête, mais Malraux pas du tout. Osons le dire. Malgré mon côté luxembourgeois, libéré de la politique Gaulliste, libéré de la politique, je continue à crier : « de Gaulle, Franco, Salazar ! » c’est dans ma tête. Je n’ai pas bougé, c’est d’ailleurs ce qui dérange.
KS : Comment as-tu fait pour la pellicule ?
Ody Roos : On achète les bobines de 30 mètres parce que les 120 mètres ne rentraient pas dans la Bolex, il fallait bien aller chercher la bobine à la manière de Melville quand il tournait Le Silence de la mer et que tous les matins, il allait chez Kodak acheter 30 m de 35 mm, il faisait au maximum une ou deux minutes par jour. Son film est un huis clos très uniforme. Moi, je jouais sur la dispersion, sachant que quand j’avais des opérateurs et un pied sous la caméra on n’allait pas faire le même style. Il fallait changer de style pour la prochaine séquence. Entre l’académisme et l’impro la plus totale, il y a tout dans Pano.
KS : Et pour le développement ?
Ody Roos : Il se trouve que Vaugirard avait des machines à développer dans le sous-sol. Francis Leroi, le pornographe, futur réalisateur d’Emmanuelle 4, sans parler d’Unité 3, avait la main mise sur la pellicule et son traitement. On faisait les films, on donnait la pellicule à Francis Leroi qui, pendant ce temps-là, faisait un torchon merdique avec Jean-Pierre Kalfon dans le rôle de Pompidou, avec un discours pire qu’un talk-show en 35 mm double-bande. Donc, il n’était pas possible de faire nos films dans la chimie de Vaugirard. Francis Leroi a empêché d’autres films de se faire.
KS : Comment as-tu fait ?
Ody Roos : J’avais mes entrées chez Éclair. Je n’allais pas à Epinay, j’allais rue Gaillon près de l’Opéra et, au compte-gouttes, on me donnait mes 30 mètres de rushes et mes négatifs, mais le problème, c’est que de Gaulle avait le pouvoir sur Éclair.
KS : Le budget du film ?
Ody Roos : Pano n’a pas couté plus cher qu’une 2 CV. A cette époque-là, beaucoup d’étudiants avaient des 2 CV. Il fallait 50 mille balles, comme on disait, pour en avoir une, on y arrivait même quand on était pauvre. C’est le budget total du film. Je n’ai pas eu de 2 CV, de toute façon, elle aurait été brûlée durant les événements, d’autres de mes copains avaient des 2 CV. La moindre copie de Pano… que les projectionnistes me cassaient coûtait le prix d’une 2 CV. Quand le film fut terminé, et que je n’avais plus un sou, chaque projection me coûtait le prix de la production. C’est l’une des raisons, l’un des secrets de pourquoi Pano n’a pas eu de diffusion… sans parler des histoires de visa de censure.
KS : Que sont devenus les négatifs entreposés à Vaugirard ?
Ody Roos : Quand Godard revient de Cannes après l’arrêt du festival, il s’écoule une ou deux semaines, on est quelque part en juin, toujours aux Etats Généraux de l’école de Vaugirard. Je suis toujours assidu. Il y a déjà les frottements pour la création ou non de la SRF. Un jour, je tombe sur une estafette garée devant Vaugirard. Louis Malle au volant et derrière, Bill (William) Klein entasse les boîtes de négatifs, les films de mai. Tous les négatifs étaient stockés à Vaugirard. Je lui dis : « Bill, je te donne un coup de main ? » Il ne connaissait même pas mon nom, j’étais un gamin, « D’accord ! ». Et on trimballe les boîtes dans l’estafette. Je lui demande : « Mais où allez-vous? » Louis ne dit rien et Bill : « On les embarque. Ici c’est pas possible, de Gaulle contrôle tout. On ne peut rien faire, on va les exporter en Belgique et là, ils seront en sécurité. » Il faut dire qu’entretemps, quelqu’un à la tribune – encore une femme – avait dit : « Bannissons les laboratoires, ils sont entre les mains des gaullistes, ils collaborent, ne donnons plus rien, boycottons ! » Cette voix anonyme avait foutu les jetons aux Etats Généraux. Aucun film dans un labo français. On était un jaune quand on allait chez Neyrac (seul laboratoire à ne pas être en grève, NDLR). On n’y allait pas, et les boîtes de négatifs s’accumulaient. Malle et Klein foutent le camp en Belgique. On n’a jamais revu les négatifs en France. C’était les négatifs de tous les collectifs de mai 68. Je vaque à mes autres occupations. A Vaugirard, il y a toujours des discussions passionnantes. Nous, on continue notre film, je commence à me séparer de Danielle. Je finis le film seul. On avait quand même commencé le montage négatif en A et B. Ce qui était compliqué. Je me retrouve à Paris avec mon montage négatif sur les bras, un film du peuple, soi-disant. Je suis quand même le producteur luxembourgeois qui n’a rien à cirer de cette censure gaulliste. Allez, je prends le train et je vais à Bruxelles. Je prends mes quatre boîtes de négatifs, 2 images et 2 sons. Je suis accueilli au laboratoire Meuter-Titra. Je dépose mes bobines au nom de Roos film Luxembourg et non au nom des Etats Généraux du Cinéma. Entre-temps, Louis Malle et Bill Klein avaient déposé les négatifs. Tout ce qui appartient à la NEF (la société de Louis Malle, Vincent Malle et Claude Nedjar NDLR) sera retiré par contre les autres négatifs vont gentiment pourrir.
KS : Ceux qui avaient filmé étaient-ils au courant ?
Ody Roos : Non. Voilà que dix, quinze ans passent, je me retrouve au Festival de Cannes comme tous les ans, puisque personne ne tourne au mois de mai, tout le monde est à Cannes. Voilà que je vois dans l’édition quotidienne du Le Film Français une annonce commerciale : « Dimitri Balachoff et les Laboratoires Meuter-Titra sont fières de vous vendre des stocks shots de mai 68 » Balachoff (directeur des Laboratoire Meuter-Titra, NDLR) a fait faillite le mois d’après. Il a vendu les films du peuple, les films anonymes, hachés menu, plan par plan, à des privés. Les négatifs sont démolis, ils n’existent plus.
KS : Ses films, on ne les a donc jamais vus…
Ody Roos : Ils sont partis en miettes. A l’INA, il reste les films tournés par les jaunes. Mon montage négatif a atterri à La Cinémathèque Royale de Belgique. Elle possède aussi une copie la plus conforme à mon travail, à mon étalonnage, avec les sous-titres dialectiques et à la longueur. On peut faire une restauration de Pano… mais personne n’en donne les moyens… peut-être pour le centième anniversaire de mai 68 !
Entretien avec Ody Roos, réalisé en mai 2018, rue de Buci à Paris, par Fernand Garcia.