O Cangaceiro – Giovanni Fago

Au sommet d’une crête, un petit village misérable s’étend autour de l’église. L’endroit est désert, aucun signe de vie. L’armée brésilienne, sous les ordres du colonel Minas (Leo Anchoriz), avance en silence et prend position pour encercler le village. Les soldats sont là pour arrêter Firmino, un redoutable bandit, retranché avec ses hommes dans une remise. Le colonel lui propose un marché : sa reddition en échange de la vie des villageois. À l’écart, un jeune paysan, Espedito (Tomas Milian), inconscient de l’ampleur des événements, assiste à la confrontation. Firmino et ses hommes finissent par se rendre, mais sont immédiatement abattus. Le colonel Minas ordonne alors à ses troupes d’exécuter tous les villageois par représailles. Espedito, blessé, est secouru par le Frère Julien du Vertige, un moine mystique…

O Cangaceiro, sorti en 1953, est le premier film brésilien à connaître un succès international. Réalisé par Lima Barreto, il s’inspire de la figure légendaire de Virgulino Ferreira da Silva, surnommé Lampião, chef des bandits dans l’aride sertão du Nordeste. La bande sonore du film devient un hit mondial. Glauber Rocha reprend plus tard la figure du cangaceiro figure mythologique d’un cinéma révolutionnaire du tiers-monde, avec Le Dieu noir et le Diable blond (Deus e o Diabo na Terra do Sol, 1964) et Antonio Das Mortes (O Dragão da Maldade Contra o Santo Guerreiro, 1969). Le génie de Rocha réside dans son suivi d’un tueur de cangaceiros, sans dieu ni maître qui finit par opérer un renversement idéologique, rompant avec l’ordre établi de l’ancien monde. Par ce geste d’une force inédite, Rocha se situe à l’intersection de la culture populaire, du western « spaghetti », du réalisme magique, du tropicalisme et de l’anthropologie, créant ainsi un « cinéma du futur » brésilien.

En plein essor du western européen, O Cangaceiro s’inscrit dans la mouvance du Western-Zapata, une branche du genre qui met en lumière les opprimés dans un contexte révolutionnaire, où s’affrontent riches et pauvres, et où se heurtent idéologies marxistes et capitalistes. La révolution mexicaine constitue un cadre idéal pour exprimer, en filigrane, des idées progressistes et des appels à la libération des peuples. L’acte fondateur du Western-Zapata est le formidable El Chuncho de Damiano Damiani, écrit par Franco Solinas, scénariste pour Francesco Rosi (Salvatore Giuliano, 1962), Gillo Pontecorvo (Kapo, 1960, La Bataille d’Alger, 1966, Queimada, 1969), Joseph Losey (L’Assassinat de Trotsky, 1972), et Costa-Gavras (État de siège, 1972, Monsieur Klein, 1976). Véritable théoricien du genre, Solinas signe coup sur coup trois œuvres majeures : Colorado (La resa dei conti, 1967) de Sergio Sollima, Le Mercenaire (Il mercenario, 1968) de Sergio Corbucci, et Trois pour un massacre (Tepepa, 1969) de Giulio Petroni. Le point final du Western-Zapata est probablement le désenchanté Il était une fois la Révolution (1971) de Sergio Leone. En exergue de son film, Leone citait Mao Tsé-Toung : « La révolution n’est ni un dîner de gala, ni une œuvre littéraire, ni un dessin, ni une broderie. Elle ne se fait pas avec élégance et courtoisie. La révolution est un acte de violence. »

Cette citation s’applique parfaitement à O’Cangaceiro de Giovanni Fago. Le réalisateur italien, déjà auteur de deux westerns — Le Jour de la haine (Per 100 000 dollari t’ammazzo, 1967) avec Gianni Garko, et Los Machos (Uno di più all’inferno, 1968) avec George Hilton —, décide de reprendre la figure du bandit cangaceiro, popularisée dans le film de Lima Barreto, mais aussi celle du révolutionnaire selon Glauber Rocha. Fago obtient les droits pour utiliser la célèbre musique du film de 1953. Bien que son film s’inscrive pleinement dans le Western-Zapata, il est l’un des rares, voire le seul, à ne pas se dérouler pendant la révolution mexicaine. Ce dépaysement se traduit par un tournage en partie au Brésil, bien qu’une portion du film, comme dans de nombreux westerns européens, ait été réalisée en Espagne. Le scénario est coécrit par les Espagnols Rafael Romero Marchent et José Luis Jerez Aloza, probablement pour des raisons juridiques liées à la coproduction italo-espagnole.

Le scénario est signé par Bernardino Zapponi, l’un des plus grands scénaristes du cinéma italien. Zapponi débute à l’âge de 23 ans en rejoignant la rédaction de l’hebdomadaire satirique Marc’Aurelio, l’équivalent italien du Canard Enchaîné. Nous sommes en 1950, et dans les locaux du journal, il fait la rencontre de futurs grands noms de l’âge d’or du cinéma italien, comme Ettore Scola, Steno, ou Ruggero Maccari. Sa première expérience dans le cinéma se fait aux côtés de Mario Monicelli, Steno, et Enrico Blasi pour l’écriture de E l’amor che mi rovina (1951), une comédie d’espionnage réalisée par Mario Soldati. Cependant, il est rapidement absorbé par la radio, où il écrit pour de nombreuses émissions diffusées sur la RAI. Au début des années 1960, il commence également à écrire pour la télévision.

C’est Federico Fellini qui le relance définitivement dans l’écriture pour le cinéma. Fasciné par un recueil de nouvelles fantastico-gothiques signé par Zapponi, Fellini le contacte pour écrire le scénario de Toby Dammit, un segment génial du film Histoires extraordinaires (1968). Leur collaboration s’avère fructueuse, et ensemble, ils travailleront sur cinq autres chefs-d’œuvre : Satyricon (1969), Les Clowns (I clowns, 1970), Roma (1972), Casanova (1976) et La Cité des femmes (La città delle donne, 1980).

En dehors de sa formidable collaboration avec Federico Fellini, Bernardino Zapponi a régulièrement travaillé avec Dino Risi, signant une dizaine de films, dont Cher Papa (1979), Les Nouveaux Monstres (1977), Âmes perdues (Anima persa, 1977) et Rapt à l’italienne (Mordi e fuggi, 1973). Bien que moins longue, sa collaboration avec Sergio Corbucci a également été notable, notamment pour une série de comédies populaires douces-amères, restées inédites en France. Zapponi a également écrit pour Dario Argento (Les Frissons de l’angoisse, 1975), Mauro Bolognini (Vertiges, 1975), et Luigi Comencini (Le Grand embouteillage, 1979). Enfin, il a structuré deux comédies paillardes de Tinto Brass : Paprika (1991) et Cosi fan tutte (All Ladies Do It, 1992). Zapponi a su s’adapter à tous les univers avec une réelle prédilection pour les ambiances oniriques.

« Le Seigneur m’a dit exactement ces mots : Un homme viendra, qui me ressemblera, et tu l’enverras se battre pour la justice et tu l’appelleras le Rédempteur. »

Après le massacre du village — un écho évident aux exactions américaines au Vietnam —, Espedito s’engage sur les chemins arides du sertão. Portant un discours mystique et exalté, il prêche aux paysans. Lors d’un de ses sermons, Espedito, désormais connu sous le nom du Rédempteur, croise la route du Diable noir, un cangaceiro redouté. Dans sa quête, après avoir reçu les enseignements du moine sur la puissance de l’Évangile, c’est au tour du bandit de lui transmettre les armes, soulignant que « le fusil porte plus loin que les paroles ». La dernière étape de la transformation d’Espedito en Rédempteur passe par la théorisation de la libération. Comme dans tous les Westerns-Zapata, un intellectuel apporte la connaissance révolutionnaire nécessaire à celui qui incarne la lutte. Dans O Cangaceiro, ce mentor est un Hollandais du nom de Helfen (Ugo Pagliai).

Giovanni Fago adopte un style baroque qui sied parfaitement au film, avec ses cadrages insolites. Il aurait même pu aller plus loin dans cette approche. Cependant, la folie du film repose en grande partie sur l’interprétation hallucinée de Tomas Milian. L’acteur livre une performance qui rend le personnage du Rédempteur insaisissable. C’est à la fois la plus grande force du film, mais aussi sa limite, tant Milian domine et entraîne le film dans son sillage.

Né le 3 mars 1933 à 3h33 à La Havane (Cuba), Tomas Milian est le fils d’un général du régime de Gerardo Machado. Il quitte l’île pour les États-Unis en 1957 et devient élève de Lee Strasberg à l’Actors Studio. Après avoir obtenu la nationalité américaine, il joue à Broadway et fait quelques apparitions dans des séries TV. En 1959, Milian arrive en Italie, selon la légende avec seulement cinq dollars en poche. Il est repéré par Mauro Bolognini lors d’un festival de théâtre. Peu après, il signe un contrat avec Franco Cristaldi, un important producteur italien, et incarne des personnages secondaires complexes dans des drames durant la première moitié des années 60.

Cependant, insatisfait, Milian décide de ne pas renouveler son contrat avec Cristaldi. En 1966, Les Tueurs de l’Ouest (El precio de un hombre / The Bounty Killer) d’Eugenio Martin, son premier western, connaît un grand succès. Dès lors, il s’oriente vers le cinéma populaire et enchaîne des rôles marquants dans certains des meilleurs westerns, tels que Tire encore si tu peux (Se sei vivo spara, 1967) de Giulio Questi, Colorado (1967) et Le Dernier face à face (Faccia a faccia, 1967), tous deux réalisés par Sergio Sollima, ainsi que Compañeros (Vamos a matar, compañeros, 1970) de Sergio Corbucci et Les Quatre de l’Apocalypse (I quattro dell’Apocalisse, 1975) de Lucio Fulci.

Alors que le western italien décline, Milian se tourne vers le polar urbain, où il s’impose avec des succès retentissants dans des films ultra-violents, tels que La Rançon de la peur (Milano odia: la polizia non può sparare, 1974) de Umberto Lenzi, l’un de ses réalisateurs favoris. Naturalisé italien en 1969, Tomas Milian devient une véritable star en Italie. Lorsque le cinéma populaire italien s’effondre, il se réinvente dans des films d’auteur, tournant dans deux œuvres remarquables : La Luna (1979) de Bernardo Bertolucci et Identification d’une femme (1982) de Michelangelo Antonioni.

Milian attire à nouveau l’attention du cinéma américain et apparaît dans Monsignor (1982) de Frank Perry, adapté du best-seller de Jack-Alain Léger. Par la suite, il tourne sous la direction d’Abel Ferrara (Cat Chaser, 1989), Tony Scott (Revenge, 1990), Sidney Pollack (Havana, 1990), Oliver Stone (JFK, 1990), Steven Spielberg (Amistad, 1997) et Steven Soderbergh (Traffic, 2000). Il s’installe définitivement aux États-Unis en 1990, mais aucun de ses rôles américains n’atteindra la démesure de ses performances en Italie.

O Cangaceiro demeure un western-Zapata atypique grâce à sa dimension brésilienne, qui lui confère une originalité particulière au sein du genre. Un film à redécouvrir.

Fernand Garcia

O Cangaceiro  une édition Steel Box collector combo (DVD+Blu-ray et livret) Éléphant Films dans la collection La Vendetta Collezione avec en complément : Le film par Gérald Duchaussoy, replace le film dans son époque et revient sur « l’acteur à la Jack Nicholson » Tomas Milian (20 minutes). Une scène coupée entre le moine et Espedito (2’26’’). La bande-annonce italienne du O’Cangaceiro (45 secondes). Et les films dans la même collection, La Mort était au rendez-vousBen & CharlieO CangaceiroEt Sabata les tua tous et Pistolets pour un massacre. Enfin, un livret par Alain Petit sur les cinq films de la collection accompagne cette édition.

O Cangaceiro, un film de Giovanni Fago avec Tomas Milian, Ugo Pagliai, Eduardo Fajardo, Howard Ross, Leo Anchoriz, Alfredo Santacruz, Jesus Guzman… Histoire : Giovanni Fago et Antonio Troisio. Scénario : Bernardino Zapponi avec la collaboration de José Luis Jerez Aloza (et Rafael Romero Marchent). Directeur de la photographie : Alejandro Ulloa. Décors : Amedeo Fago. Costumes : Luca Sabatelli. Montage : Eugenio Alabiso. Musique : Riz Ortolani. Production : Tritone Cinematografica – Medusa Distribuzione (Rome) – Producciones Cinematograficas D.I.A. (Madrid). Italie-Espagne. 1969. 1h31. Technicolor. Techniscope. Format : 2,35:1. Version originale italienne avec ou non sous-titres français et anglais et Version française. DTS-HD Mono 2.0. Tous Publics.