Notre-Dame de Paris – Wallace Worsley

Notre-Dame, la cathédrale de Paris… Un havre spirituel dans une époque marquée par la violence, un sanctuaire où les opprimés cherchaient refuge. Le peuple parisien se rassemble sur le parvis de la cathédrale pour célébrer la fête des fous, le seul jour de l’année où, sous le poids de la tyrannie, il peut se livrer à tous les excès. C’est un moment de débauche à ciel ouvert. Depuis la petite terrasse de l’une des tours de Notre-Dame, Quasimodo (Lon Chaney), sourd, borgne et au physique monstrueux, observe toute cette agitation en contrebas. Son unique réconfort, il le trouve dans le chant des cloches…

Notre-Dame de Paris est le dernier projet d’Irving Thalberg chez Universal Pictures. Surnommé « Boy Wonder » (le garçon prodige), Thalberg est une figure légendaire de la production hollywoodienne, à l’origine de nombreuses œuvres cinématographiques majeures. Il commence sa carrière à New York, dans les bureaux d’Universal, en tant que secrétaire. Grand lecteur, il développe un sens aigu de la littérature dès son enfance, période durant laquelle il est souvent cloué au lit en raison de sa santé fragile. Bourreau de travail au goût sûr, Thalberg gravit rapidement les échelons pour devenir le bras droit de Carl Laemmle. À seulement 21 ans, il est envoyé à Hollywood, où Universal tourne ses films. Il se heurte notamment à Erich von Stroheim lors du tournage de Les Chevaux de bois (Merry-Go-Round, 1923), en raison des dépenses excessives et de l’extravagance de ce dernier. Von Stroheim finit par se retirer du projet. Cette opposition ne sera pas la dernière : quelques années plus tard, à la MGM, Thalberg et von Stroheim s’affronteront à nouveau de manière virulente sur le film Les Rapaces (Greed), qui sera réduit de 42 bobines à 10. Malgré ce remontage drastique, Les Rapaces reste un chef-d’œuvre intemporel.

Le décor monumental de Notre-Dame de Paris fut érigé à Universal City et resta en place jusqu’en 1966, où il fut détruit par un incendie. Thalberg quitte Universal avant que le film ne triomphe sur les écrans, pour rejoindre Metro-Goldwyn-Mayer. Les raisons de cette séparation sont diverses, une déception amoureuse, la fille de Laemmle refuse sa demande en mariage et son insatisfaction, son travail n’étant pas reconnu à sa juste valeur. En 1922, à 26 ans, il prend en main la sélection des projets, des scénarios, des acteurs, des actrices, des réalisateurs, et accorde le feu vert à des dizaines de productions en tant que vice-président de la MGM. Durant les douze années qui suivent, Thalberg marque l’histoire du cinéma avec une préférence marquée pour les grandes adaptations littéraires ou théâtrales.

Producteur autoritaire mais respecté, Thalberg entretenait des relations souvent tendues avec les réalisateurs, notamment ceux qui souhaitaient écrire ou participer à l’écriture du scénario, ou encore ceux qui tentaient de garder un contrôle total sur le film. Pour Thalberg, le succès commercial n’était pas synonyme de médiocrité, bien au contraire. Il fut probablement le premier à organiser des avant-premières pour analyser les réactions du public, n’hésitant pas à effectuer des retakes ou à modifier le montage si nécessaire. Thalberg mit également en place le star-system, convaincu que les vedettes étaient une composante essentielle de la popularité d’un film. En 1927, il épouse une des stars de la MGM, Norma Shearer. Sous sa direction, le studio enchaîne les productions spectaculaires et les succès, donnant naissance à la marque légendaire de la MGM.

En 1933, après une grave crise cardiaque, Thalberg est temporairement écarté de ses fonctions. La MGM en profite pour nommer David O. Selznick à la direction de la production. Louis B. Mayer, probablement par jalousie, engage d’autres producteurs dans le but de réduire l’influence de Thalberg au sein de la compagnie. Malgré cela, Thalberg demeure une figure incontournable : il continue à produire et relance la carrière des Marx Brothers avec Une nuit à l’Opéra (A Night at the Opera, 1937), qui sera son dernier film. Thalberg meurt prématurément à l’âge de 37 ans, des suites d’une pneumonie lobaire. Son nom n’apparaît sur aucun des génériques des quelque 600 films qu’il a initiés. F. Scott Fitzgerald s’inspirera de sa vie pour son dernier roman inachevé, Le Dernier Nabab (The Last Tycoon), que Harold Pinter adaptera plus tard pour Elia Kazan.

En hommage à son immense contribution au cinéma, Hollywood crée en 1938 le Irving G. Thalberg Memorial Award, qui récompense un producteur « dont l’œuvre reflète une qualité de production cinématographique comparable à celle de l’homme dont il porte le nom ». Le premier lauréat est Darryl F. Zanuck (qui recevra une seconde récompense en 1945). Toutefois, l’Academy aura du mal à attribuer ce prix chaque année, c’est donc de manière irrégulière qu’il est remis. Parmi les autres lauréats, on retrouve des figures emblématiques comme David O. Selznick (1940), Cecil B. DeMille (1953), Sam Spiegel (1964), William Wyler (1966), Alfred Hitchcock (1968), Ingmar Bergman (1971), Walter Mirisch (1978), Albert R. Broccoli (1982), Steven Spielberg (1986), David Brown et Richard D. Zanuck (1991), Clint Eastwood (1995), Saul Zaentz (1997), Dino De Laurentiis (2001), Francis Ford Coppola (2019) et, cette année, Michael G. Wilson et Barbara Broccoli, les producteurs de la saga James Bond.

Bien que tout-puissant au sein d’Universal, Irving Thalberg n’est pas à l’origine du choix de Wallace Worsley pour la réalisation de Notre-Dame de Paris (1923). Ce choix est en réalité celui de Lon Chaney, qui avait déjà collaboré avec Worsley sur plusieurs films. Bien que relativement inconnu aujourd’hui, les films muets de Worsley sont soit difficiles d’accès, soit perdus.

Surnommé « l’homme aux mille visages », Lon Chaney est le fils de parents sourds-muets. Il fait ses débuts au cinéma en 1913 dans les studios Universal, où il tourne régulièrement avec Allan Dwan dans des courts métrages d’une à deux bobines. Mais Chaney ne se contente pas d’être une simple silhouette dans le monde du cinéma : il est aussi un érudit, passionné par l’œuvre d’Edgar Allan Poe et la littérature gothique anglaise. Il est probable que ce soit lui qui ait proposé Notre-Dame de Paris au studio. Plusieurs historiens avancent même qu’il aurait acquis lui-même les droits du roman de Victor Hugo.

Lon Chaney se spécialise rapidement dans des rôles de rustres, de personnages ambigus ou physiquement monstrueux. À partir de 1917, il a l’opportunité de développer son jeu dramatique dans des productions plus ambitieuses de cinq ou six bobines. Il est dirigé par des pionniers du cinéma muet, tels que le couple Joseph De Grasse et Ida May Park, ainsi que Rupert Julian. En février 1919, il fait une rencontre déterminante avec le réalisateur Tod Browning sur le tournage de Fleur sans tache (The Wicked Darling). Cette collaboration, qui s’avère décisive, se renforcera quelques années plus tard à la Metro-Goldwyn-Mayer, donnant naissance à plusieurs grands films et chefs-d’œuvre : Le Club des trois (The Unholy Three, 1925), L’Oiseau noir (The Blackbird, 1926), La Route de Mandalay (The Road to Mandalay, 1926), L’Inconnu (The Unknown, 1927), Londres après minuit (London After Midnight, 1928), Le Loup de soie noire (The Big City, 1929), À l’Ouest de Zanzibar (West of Zanzibar, 1930), et leur dernier film ensemble, Loin vers l’Est (Where East Is East, 1930). L’univers sombre et profondément humaniste de Tod Browning s’accorde parfaitement avec celui de Lon Chaney, faisant de leur collaboration l’une des plus marquantes et singulière du cinéma de cette époque.

Lon Chaney est un véritable pionnier de la transformation physique et du maquillage. Mais au-delà des masques, c’est toute l’ambiguïté de la nature humaine et son humanité qui se dévoilent à travers ses personnages. Comme il l’explique lui-même : « En procédant à mon maquillage, je fais attention surtout aux yeux et à la bouche, qui sont les principaux indices du caractère (…). Je m’assure que mes yeux et ma bouche sont en harmonie. La forme de l’œil, les lignes qui l’entourent, la courbe du sourcil demandent toutes une grande attention. Les lèvres, qu’elles soient charnues ou minces, révèlent beaucoup : une lèvre saillante, une mâchoire avancée donnent un aspect simiesque et suggèrent un caractère à la fois bestial et rusé. Une bouche mince et droite inspire la cruauté, tandis qu’une bouche molle et incertaine dénote la faiblesse, et, combinée à un œil rusé, elle suggère la traîtrise. » — Lon Chaney (Cinémonde, cité dans L’Écran Fantastique, n°37).

Notre-Dame de Paris représente un véritable défi pour Lon Chaney, non seulement sur le plan physique, mais surtout par son interprétation empreinte de sensibilité. Quasimodo, ce personnage tragique, rejeté par la société en raison de sa difformité, est avant tout un homme éperdument amoureux d’Esmeralda. Son interprétation de Quasimodo deviendra l’une des plus célèbres de l’histoire du cinéma, marquant profondément le genre fantastique et horrifique. Ce rôle est la pierre angulaire qui inspirera la représentation de tous les futurs monstres de cinéma.

En 1939, Charles Laughton livrera à son tour une prestation magistrale dans le film de William Dieterle, avec Maureen O’Hara dans le rôle d’Esmeralda. En 1956, Anthony Quinn, reconnu pour sa capacité à incarner des personnages éthiques et tourmentés, endossera le rôle dans la superproduction en Scope et en couleur de Jean Delannoy, aux côtés de Gina Lollobrigida dans le rôle d’Esmeralda. En 1982, Anthony Hopkins interprètera à son tour Quasimodo dans un téléfilm britannique (Notre-Dame de Paris / The Hunchback of Notre Dame, 1982). L’histoire et les personnages créés par Victor Hugo continuent de fasciner à travers de nombreuses adaptations pour la scène, en animation et même dans le domaine du jeu vidéo !

Lon Chaney devient une véritable star après le triomphe de Notre-Dame de Paris. Fort de ce succès, il signe un contrat avec Irving Thalberg à la Metro-Goldwyn-Mayer. Il y excelle notamment dans L’Inconnu (The Unknown), où il incarne un homme sans bras, dans l’un des mélodrames les plus étranges jamais produits. Avec l’avènement du cinéma parlant, Chaney signe un nouveau contrat avec la MGM, prévoyant de reprendre ses grands rôles du muet. Malheureusement, il meurt d’un cancer de la gorge avant de pouvoir réaliser ces projets. Peu avant sa mort, il envisageait d’incarner Dracula, un rôle qui apportera finalement la célébrité à Bela Lugosi dans le film de Tod Browning, produit par Universal. Acteur mythique, Lon Chaney sera honoré par Hollywood avec un biopic romancé, L’Homme aux mille visages (Man of a Thousand Faces), réalisé en 1957 par Joseph Pevney avec James Cagney dans le rôle de Chaney. Ce film, produit par Universal, est un hommage respectueux à l’un des plus grands acteurs de l’histoire du cinéma.

Notre-Dame de Paris est une adaptation hollywoodienne du roman de Victor Hugo, adoucissant la cruauté de certains personnages, atténuant son aspect anticlérical et se concluant par un happy end. Malgré ces modifications, cela reste un film exceptionnel, offrant un grand spectacle.

Fernand Garcia

Notre-Dame de Paris une édition Rimini Editions (combo Blu-ray-DVD), image remastérisée et restaurée en 2K/4K, avec en compléments : Notre-Dame de Paris, roman gothique par Frédéric-Albert Lévy, retour sur Victor Hugo, l’art gothique, l’histoire de la cathédrale et la création de Notre-Dame de Paris. Oueuvre importante de l’histoire de la littérature« C’est la première fois où le peuple est aussi présent dans un roman » (31 minutes). De Notre-Dame de Paris à The Hunchback of Notre Dame par Frédéric-Albert Lévy, instructif et amusante analyse du film (23 minutes). Signalons que la musique d’accompagnement de Nora Kroll- Rosenbaum et Laura Karpman est excellente.

Notre-Dame de Paris (The Hunchback of Notre Dame), un film de Wallace Worsley avec Lon Chaney, Patsy Ruth Miller, Norman Kerry, Kate Lester, Winifred Bryson, Nigel De Brulier, Brandon Hurst, Ernest Torrence, Tully Marshall, Harry von Meter… Scénario : Edward T. Lowe Jr. (et Chester L. Roberts non crédité) adaptation : Perley Poore Sheehan d’après le roman de Victor Hugo. Directeur de la photographie : Robert Newhard. Décors : Elmer E. Sheeley et Sidney Ullman. Costumes : Gordon Magee. Montage : Sydney Singerman, Maurice Pivar et Edward Curtiss. Producteurs : Carl Laemmle (et non-crédité Irving Thalberg). Production : Universal Pictures Corp. 1923. Version de 100 minutes. Noir et blanc. Format image : 1.33:1. Piste musicale en 2.0 DTS-HD (Blu-ray) – Dolby Audio (DVD) Sous-titres Français. Tous Publics.