Je peux bien vous l’avouer, j’ai un gros faible pour Jacques Tourneur, et cela depuis belle lurette. Si je peux me permettre une autre anecdote personnelle, et autant que je m’en souvienne, le premier film que j’ai été voir seule à Paris (j’ai passé mon enfance en banlieue, à environ une heure de transports en commun de la grande ville), ce fut L’homme-léopard, un Tourneur de 1943 produit par Val Lewton. Le film à l’époque m’avait un peu dérouté, comme un feu d’artifice assourdi qui n’explose jamais vraiment, ou un bijou terni qui brille à peine dans le noir. Je ne me rappelle pas du cinéma, une salle d’Art et essai qui a dû disparaître depuis (également) belle lurette. Non, décidément, mon goût pour Jacques Tourneur ne date pas d’hier, et j’ai revu Nightfall avec un très grand plaisir.
Le film, tourné en 1956, appartient à la dernière partie de la carrière de Tourneur, entre L’or et l’amour et le formidable Rendez-vous avec la peur (Night of the Demon) en 1957. Il ne réalise plus beaucoup de longs-métrages et fait surtout de la télévision, épisodes de séries ou Barbara Stanwyck shows (et un épisode de La Quatrième dimension, le très angoissant Night Call dans lequel une vieille dame reçoit des coups de fil de son fiancé mort…) Son dernier film, War Gods of the Deep, en 1964, est une adaptation de Lovecraft un peu bancal et qui souffre de son manque de moyens. Après quoi il se retire dans le Sud-Ouest de la France, à Bergerac, où les visites de son ami l’acteur Dana Andrews ne passent pas inaperçues, et où il habite jusqu’à sa mort en 1977. Mais pour ceux qui ont raté le cours (en absentiel et dans le strict respect des gestes barrières), Jacques Tourneur, c’est tout de même une belle série de films passionnants, appartenant à tous les genres : La Féline, Vaudou, Experiment Perilous, Le Passage du canyon, La Griffe du passé, Berlin Express, Stars in my Crown, La Flèche et le flambeau, L’Enquête est close, La Flibustière des Antilles, Le Gaucho, Les Révoltés de la Claire-Louise, Wichita… Que du beau, du bon, du mystérieux, de l’indicible, de l’insondable, du cinéma.
Nightfall se rattache au genre noir, comme La Griffe du passé réalisé dix ans plus tôt. C’est l’adaptation d’un polar de David Goodis, qui s’y connaissait en noirceur et en déveine. La nuit tombe sur un type ordinaire, James Vanning, qui a le physique un peu lourd et la voix cassée d’Aldo Ray. Il fait profil bas dans le crépuscule urbain et sursaute quand le kiosque où il cherche une carte routière s’illumine, comme un animal traqué qui préfère rester dans l’ombre. Il parle de la pluie et du beau temps avec un inconnu au coin d’une rue (en l’occurrence de la chaleur et d’Okinawa où Vanning a combattu pendant la guerre), puis il rentre dans un bar et y fait la connaissance d’une belle jeune femme brune, qui exerce le joli métier de mannequin (la très classieuse Anne Bancroft – jusque là, on se dit qu’il a plutôt de la chance). Mais quand ils ressortent, il se fait embarquer par deux truands, qui semblent de connivence avec la jeune femme, et qui veulent qu’il leur rende leurs 350 000 $. Ils l’emmènent dans un endroit désert pour le faire parler. Malgré les coups, Vanning s’obstine à dire qu’il ne se rappelle pas ce qu’il a fait de l’argent.
On est d’emblée plongé dans une histoire qu’on ne comprend pas, et dont on va peu à peu découvrir les ramifications dans une série de flash-back, distillés à différents moments du film : la virée virile de camping entre hommes avec son ami le vieux docteur Gurston, dans les paysages montagneux du Wyoming, qui tourne mal quand ils viennent en aide à deux hommes qui se révèlent être des bandits en cavale après l’attaque d’une banque ; le docteur est tué avec l’arme de Vanning, Vanning lui-même laissé pour mort, et les bandits s’enfuient en se trompant de sacoche (ils prennent celle du docteur et laissent celle du hold-up) – ce qui est un peu idiot, mais qui arrive dans les films de Jacques Tourneur. Il y a aussi un enquêteur des assurances qui le surveille de près (l’inconnu du coin de la rue), qui veut également récupérer l’argent et s’interroge sur la culpabilité de Vanning. Les êtres sont opaques, les identités fuyantes, les motivations incertaines. Manifestement ça n’intéresse pas beaucoup le réalisateur de fournir des explications psychologiques ou de développer des justifications logiques des actes des personnages. Ce sont des blocs d’obscurité qui agissent devant nous, avec leur présence physique, leur force vitale.
Il n’y a pas d’effets de manches dans les films de Tourneur. Mais quand on est attentif, on remarque d’incessantes subtilités et des plans souvent beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît. Sans aller bien loin, tout de suite après les plans d’ouverture et le générique de début de Nightfall, il y a un très beau plan qui suit d’assez près Aldo Ray sur un trottoir, il regarde le programme d’un piano-bar, repart lentement dans l’autre sens, on passe sur un plan large fixe depuis l’autre côté de la rue où un homme de dos l’observe, l’homme traverse la chaussée dans sa direction, on retourne au plan précédent (techniquement un plan-séquence) où l’on est près des deux hommes arrêtés au coin de la rue, ils commencent à discuter en allumant chacun une cigarette, puis l’inconnu dit que sa femme l’attend et qu’il doit partir, il vient vers nous et la caméra recule, laissant la place à l’entrée de champ d’un bus qui s’arrête devant nous, on voit l’inconnu grimper dedans, le bus repart en nous dégageant à nouveau la vue sur Aldo Ray resté appuyé au mur, et la caméra le suit encore tandis qu’il se décide à rentrer dans le bar qu’il regardait au début. C’est discrètement virtuose, subtilement élégant, extrêmement compliqué à régler, et ça passe comme une lettre à la poste, bien loin du » Regardez-moi-quand-je-filme » à la Orson Welles.
Un film de Jacques Tourneur, ça se mérite. Un film de Jacques Tourneur, ça ne vous saute pas au cou, ça ne vous fait pas de l’œil à tous les coins de plans. On peut passer à côté sans y prendre garde, presque sans le voir, sans voir tout ce qu’il dissimule de beautés cachées, en le prenant pour un film de série B comme les autres. » L’effacement soit ma façon de resplendir « , ce vers de Philippe Jaccottet était en exergue d’un texte passionnant de Petr Kral dans le numéro de mai 86 de la belle revue Caméra/stylo consacrée à Tourneur (revue qui n’a pas fait long feu). Tourneur en effet resplendit dans l’effacement. Dans le même numéro, Louis Skorecki (grand tourneurophile devant l’Éternel) parlait du « génie incroyablement timide du cinéma de Tourneur « .
Jacques Tourneur filme des choses qui n’existent pas. Des démons intérieurs ou extérieurs, des miracles (la jeune fille qui se meurt de la typhoïde dans Star in my Crown et qui ressuscite au petit matin après que le pasteur ait passé la nuit à prier auprès d’elle : un souffle d’air dans les rideaux de la chambre et la jeune malade se réveille), des mouvements de l’âme qui passent par d’irreprésentables transformations physiques (La Féline), des zombifications existentielles (Vaudou). Un de ses derniers scénarios, jamais tourné, s’intitulait Murmures dans des chambres lointaines. Le domaine de Tourneur, c’est l’infilmable. Il y a dans ses films un point aveugle, une zone d’ombre, parfois un gouffre béant, qui à la fois attire et repousse l’ensemble de l’intrigue, forces centrifuges et centripètes mêlées. Le personnage dans le roman de Goodis a perdu la mémoire à la suite d’un traumatisme, il a véritablement oublié ce qu’il a fait de la sacoche pleine d’argent ; dans le Nightfall de Tourneur on n’est même pas sûr qu’il soit vraiment amnésique, il peut aussi avoir tout simplement voulu garder le magot pour lui. L’énigme policière se dissout dans le mystère des êtres.
Le film développe aussi un art consommé des décors. Là où le roman se passe exclusivement à New York et dans sa banlieue, l’adaptation par le prolifique scénariste Stirling Silliphant et par Jacques Tourneur transporte l’action dans des lieux très contrastés : plusieurs endroits de Los Angeles, les abords déserts et angoissants de puits de pétrole en activité (pour la séquence de tabassage nocturne, où les mouvements implacables et répétitifs des machines de forage répondent à la brutalité des protagonistes), les paysages enneigés et montagneux du Wyoming, et une longue séquence de voyage en bus, sans doute tournée en studio mais pleine d’un charme indéfinissable (les passagers s’éveillant peu à peu après une nuit de voyage, le bonheur discret du couple amoureux, une façon de saisir cette atmosphère si particulière du temps d’un long voyage, temps comme encapsulé, figé, prisonnier du mouvement continu de l’autocar, dans une sorte de douce langueur – ce passage qui me séduit inexplicablement me fait penser à une séquence de Ministry of Fear de Fritz Lang où les deux héros se réfugient avec une foule d’autres gens dans une station de métro pendant un bombardement et y passent une nuit d’attente, et où ce que la situation pourrait avoir d’angoissant est tempéré par une sorte de quotidienneté, une douceur fraternelle, et des parfums d’humanité fatiguée.) Les séquences finales, très réussies, utilisent la neige dans ce qu’elle peut avoir de foncièrement dépaysant, comme une force élémentaire, à la brutalité primordiale, et mettent à nouveau en scène une machine du genre irascible et sans pitié (une sorte de déneigeuse à multiples lames tournantes, d’ailleurs assez photogénique, et qui finit bien sûr par broyer autre chose que de la glace).
Nightfall, c’est aussi le plaisir rare de voir Aldo Ray dans un premier rôle sympathique. Hollywood semble avoir toujours eu du mal à savoir quoi faire de lui, et il a beaucoup joué les utilités violentes ou pittoresques. Dans l’interview de 1986 filmée par Claude Ventura et Philippe Garnier pour l’émission « Cinéma cinémas », Ray (vieux monsieur jovial et plein d’énergie) revient sur l’influence bénéfique et les conseils de George Cukor, avec qui il avait tourné deux comédies en début de carrière, The Marrying Kind et Pat and Mike, les deux en 1952 (je vous épargne les titres français, assez navrants). Je n’ai pas vu le premier, mais je rigole toujours intérieurement quand je repense au jeune boxeur nettement bas de plafond (et plutôt désopilant) qu’il incarne dans le second, aux côtés de Katharine Hepburn et Spencer Tracy. Il est par contre beaucoup plus inquiétant dans Côte 465 d’Anthony Mann (1957) ou Les Nus et les morts de Raoul Walsh (1958).
Dans Nightfall, Aldo Ray est un quidam qui se débat dans un réseau complexe de situations périlleuses, où sa forte présence physique a quelque chose d’irréfutable. Son corps trapu, sa voix profonde et voilé, son visage rond qui parfois s’illumine d’un grand sourire enfantin en font un héros très attachant. Le couple qu’il forme avec Anne Bancroft, bien que très improbable, est pourtant tout à fait crédible. Bancroft était elle aussi en début de carrière, mais avait déjà derrière elle quelques beaux premiers rôles, comme dans le très joli western Le Raid de Hugo Fregonese en 1954 face à Van Heflin. Son visage à la beauté classique, ses cheveux coupés courts, tout dans sa personne respire l’indépendance et l’intelligence, et fait un beau contraste face aux allures de grand gosse maladroit de son partenaire.
Selon IMDb le tournage de Nightfall aurait eu lieu du 20 mars au 9 avril 1956, ce qui fait très exactement 3 semaines. C’est assez peu au vu du nombre de décors, mais j’imagine bien Jacques Tourneur mener tranquillement sa barque et ficeler sans en avoir l’air et sans élever la voix ce petit film épatant de 78 minutes, sans temps mort et sans le moindre gras. Le magnifique noir et blanc du chef-opérateur Burnett Guffey, la sobre justesse des comédiens (j’ai oublié de mentionner le réjouissant gangster psychopathe joué par Rudy Bond), la maestria retenue et modeste de la mise en scène de Tourneur, autant de raisons de voir (ou revoir) Nightfall, ce délicat diamant brut du film noir.
Emmanuelle Le Fur
Nightfall, disponible en combo (DVD + Blu-ray), chez Rimini Editions, master HD impeccable avec en supplément un entretien avec Mathieu Macheret (28 minutes).
Nightfall / Poursuites dans la nuit, un film de Jaques Tourneur avec Aldo Ray, Brian Keith, Anne Bancroft, Jocelyn Brando, James Gregory, Frank Albertson, Rudy Bond… Scénario : Stirling Silliphant d’après le roman de David Goodis. Directeur de la photographie : Burnett Guffey. Décors : Ross Bellah. Costumes : Jean Louis. Montage : William A. Lyon. Musique : George Duning. Producteur : Ted Richmond. Production : Columbia Pictures Corporation – Copa Productions. Etats-Unis. 1956. 79 minutes. Noir et blanc. Format image : 1,85 :1. – 16/9e 1920x1080p. Son : Version original avec ou sans sous-titres français. Dual mono- DTS-HD. Tous Publics.