Laissant sa femme endormie à la maison, Georgy (Viktor Nemets), un camionneur rompu aux longues distances, part à l’aube. La route sur laquelle il s’aventure est empreignée de l’Histoire, abondante de souvenirs et de rencontres fortuites. Ses connaissances de voyage sont revêches et impolies, portant une espèce de nonchalance brutale. Peu généreuses en paroles, toutes semblent porter un mystère enfoui en elles. Georgy semble naïf et inexpérimenté, il ne discerne pas encore la loi non écrite, qui sévit dans le patelin, fondée uniquement sur la loi du plus fort.
Ici, on n’a pas de copains, on répond à une question par un juron. Ici le mensonge et la violence sont la norme. « Il ne faut pas fourrer son nez là où il faut pas », tel est le crédo d’une croyance contemporaine à l’image du monde que l’on a construit. Dans un marché à côté d’un cimetière abandonné, le visage des vieux et des jeunes avachis par la brutalité quotidienne se révèle devant la caméra apparemment insensible de Loznitsa. Les regards impudents, suspects, parfois abattus laisseront une trace d’authenticité dans ce film qui oscille entre réalité et fiction. Ces portraits insistants ont valu au réalisateur le titre de d’« impressionniste anthropologique ».
Le titre du film, Mon bonheur, est plein de sarcasme. Dans ce monde du « chacun pour soi », les gens se soucient d’abord de leur propre bonheur. Cette vision utilitariste a mis des limites nettes entre « le mien » et celui « de autre » : l’étranger devient un obstacle à éliminer, qu’on peut voler et puis tuer. On ne tire pas par rage, mais porté par une pulsion qui pousse à éliminer celui qui dérange. D’ailleurs on ne vole pas parce qu’on a faim : les trois gars qui tabassent Georgy afin de récupérer la cargaison semblent très déçus quand bien même ils trouvent le camion chargé de farine. On vole parce que c’est la loi : si tu ne manges pas on te mangera.
Rien n’a changé depuis que les communistes ont cédé la place aux capitalistes puisque la loi officielle est toujours non applicable.
Au début du film, un homme sans nom et sans visage est jeté et enterré dans du ciment. Nous n’en apprendrons pas plus sur ce personnage, emblématique d’un destin collectif. Le cheminement de la vie de chacun ressemble à la nervure des routes en Russie, il mène à un moment à l’autre à un cul de sac. Le réseau routier russe est conçu comme un arbre, et un village n’est pas nécessairement lié à un autre même s’il n’est qu’à 5 km. Il n’y a qu’une seule route qui les relie par le centre. Ainsi est la structure du film : alors que toutes les histoires semblent éparpillées, elles sont reliées à l’histoire principale, celle de Georgy.
Comme Michael Haneke, Loznitsa est plutôt adepte des plans longs. Les deux cinéastes parlent de la violence mais de deux manières bien distinctes. Chez Haneke, un plan long est une sorte de test d’endurance adressé au spectateur afin qu’il se réveille ; chez Loznitsa, l’image est moins violente mais aussi forte dans l’impact de cette violence implicite. Le réalisateur ukrainien explique qu’il est plus facile de fabriquer une émotion qu’une réflexion et peut-être il faut s’en débarrasser afin de susciter la pensée. L’auteur possède une croyance immanente envers le spectateur, car tout dépend de lui, être concret pensant et cultivé.
Le plus déroutant reste la rythmique du film. La scène se déroulant pendant la Deuxième guerre mondiale où un professeur se fait assassiner par deux soldats russes devant son fils, scinde le récit en deux parties. La première se déroule en une journée sur la route. Dans la seconde, le temps est plus espacé avec des ellipses plus importantes. A la fin, on assiste à la rupture du rythme du film comme si d’un coup on entrait dans un film d’action au montage rapide et très découpé. Ce changement de rythme minimise l’impact de la violence sur la fin du récit car c’est du « déjà vu », c’est plus conventionnel, et c’est peut-être pour cette raison qu’on peut donner à la séquence un caractère hypothétique. Tuer tout le monde à la fin d’un film bien structuré semble trop hâtif, trop artificiel, on dirait qu’un château de cartes s’écroule brusquement. Il n’y a pourtant pas de doute à avoir sur la sincérité du cinéaste : de son film, on comprend qu’il ne peut observer le monde en résignation silencieuse. Car selon lui, on ne peut faire avancer une société sans lui montrer sa véritable abomination.
Rita Bukauskaite
My Joy, un film de Sergeï Loznitsa avec Viktor Nemets, Aleksey Vertkov, Dmitriy Gotsdiner, Olga Shuvalova, Vlad Ivanov. Scénario : Sergeï Loznitsa. Directeur de la photographie : Oleg Mutu. Décors : Kirill Shuvalov. Montage : Danielius Kokanauskis. Producteurs : Heino Deckert & Oleg Kokhan. Production : Ma. Ja. De. Fiction – Kino Film – Lemming Film – ARTE – ZDF. Distribution (France) : ARP. Ukraine-Allemagne. Couleurs (Fujicolor). Dolby Digital. 2010. 1,85 :1. 127 mn. Sélection officielle, Festival de Cannes 2010. Carte Blanche à Benoît Delépine, L’Etrange Festival 2015.