Mutations est un hommage particulièrement bizarroïde au chef-d’œuvre de Tod Browning, Freaks. La trame est classique, un docteur fou et obsessionnel, le Dr Nolter (Donald Pleasence) tente de créer un nouvel être, mi-végétal, mi-humain, dans le but de sauver l’humanité, au prix d’abominables expériences sur des femmes et des hommes. Mais ses expérimentations ont des ratés et les êtres hybrides nés de ses manipulations se retrouvent exposés en tant qu’attraction de foire dans un spectacle itinérant. Mutations est une véritable « parade monstrueuse » (titre français de Freaks) qui dissémine tout au long de son histoire plusieurs éléments scénaristiques recyclé du film de Tod Browning. Mais comment une histoire si atypique a-t-elle pu germer dans l’esprit de ses créateurs ?
Mutations est l’enfant de son producteur Robert D. Weinbach et dans une moindre mesure de son scénariste, Edward Mann. Fortement impressionné dans son enfance par ce classique de l’horreur, Weinbach avait toujours caressé l’idée de faire un film dans la droite ligne de l’œuvre de Tod Browning. Il finit par rédiger, dans les années 60, un scénario revisitant Freaks et intégrant au passage plusieurs figures du fantastique comme le Dr Moreau et le Dr Frankenstein. En parallèle de l’écriture de Mutations, Weinbach produit trois films Hallucination Generation (1966), Le Chaudron de sang (1970) et Hot Pants Hiliday (1971) tous réalisés par Edward Mann et tournés en Espagne pour des raisons de coût. Fort de son expérience, il décide que le temps est venu de réaliser son rêve. Après un bref passage dans son pays natal, les Etats-Unis, Weinbach s’installe à Londres afin d’y concrétiser le projet de sa vie : Mutations.
En ce début des années 70, les temps sont durs pour le cinéma anglais. La Hammer n’arrive pas à trouver la formule qui renouvellera le fantastique gothique, l’Amicus abandonne petit à petit le film à sketch, et les petites sociétés survivent tant bien que mal, à cela s’ajoute l’implacable contrôle du comité de censure qui castre toute liberté créatrice. Les meilleurs réalisateurs travaillent sur des séries TV. Mutations est une toute petite production, et dans ce contexte de sinistrose Weinbach réussit à convaincre Jack Cardiff de porter à l’écran son histoire.
Ce bon réalisateur est surtout un immense directeur de la photographie, on lui doit Une question de vie ou de mort (1946), Le Narcisse noir (1947), Les Chaussons rouges (1948) pour Michel Powell et Emeric Pressburger, Les Amants du Capricorne (1949) pour Alfred Hitchcock, African Queen (1951) pour John Huston, La Comtesse aux pieds nus (1954) pour Joseph L. Mankiewicz, entre autres splendeurs. Jack Cardiff débute comme réalisateur en 1958 avec Tueurs à gages (Intent to Kill) un thriller en milieu hospitalier. Son quatrième film, Amants et fils (Sons and Lovers, 1960) d’après D.H. Lawrence, est un grand succès qui lui vaut une nomination à l’Oscar en tant que réalisateur. Il signe de grosse production épique comme Les Drakkars (1964) et remplace John Ford, malade, sur Le Jeune Cassidy (Young Cassidy). Carrière étrange et aventureuse puisqu’il réalise par la suite, un classique du film de mercenaires, le grandiose Le Dernier train du Katanga (The Mercenaries, 1968) et l’expérimentale La Motocyclette (The Girl on a Motorcycle, 1968) d’après André Pieyre de Mandiargues avec Alain Delon et Marianne Faithfull. Mutations est l’occasion pour Cardiff de revenir au grand écran après avoir dirigé plusieurs épisodes de la série TV comico-rural Follyfoot. Mutations est sa dernière réalisation. Cardiff retourne à la direction de la photographie avec quelques éclatantes réussites : Mort sur le Nil (1978), Le Fantôme de Milburn (1981), Conan le destructeur (1984) où il retrouve Richard Fleischer 26 ans après Les Vickings (1958) ou le méga hit Rambo II : la mission (1985). Concernant les Oscars, Jack Cardiff a établi un record en recevant deux récompenses à 53 ans d’écart, l’une en 1948 pour la photographie du Narcisse noir, l’autre en 2001 pour l’ensemble de sa carrière.
Weinbach recrute ses personnages difformes par le biais de petites annonces en Angleterre puis en louant les services d’une société américaine spécialisée dans les « phénomènes de foire ». Donald Pleasence est la star du film, cet excellent acteur n’est pas encore une figure récurrente du cinéma d’horreur. Il est, comme d’habitude, parfaitement crédible en docteur démoniaque et plutôt que d’en faire des tonnes dans la dinguerie, il joue le plus sobrement du monde, le résultat n’en ait que plus inquiétant.
Michael Dunn est le plus « grand » nain de l’écran, acteur formidable, il est Joselito Loveless, savoureux et populaire, méchant de la série Les Mystères de l’Ouest. Sa plus belle composition est dans le méconnu Trop petit mon ami (1970), adaptation efficace d’un polar de James Hadley Chase par Eddy Matalon. Michael Dunn y donne la réplique à une jeune actrice promise à un bel avenir, Jane Birkin. Comme pour tout bon film d’exploitation, on retrouve dans Mutations de belles actrices généreusement déshabillées sur la table d’opération du Dr Nolter. Olga Anthony et Jill Haworth inconscientes nues, n’intéressent absolument pas notre docteur fou, mais sont un plaisir pour les yeux des spectateurs. Jill Haworth, fut la protégée d’Otto Preminger qui la dirige à 13 ans dans Exodus (1960). Elle décroche pour ce rôle une nomination pour l’Oscar du meilleur second rôle féminin.
Weinbach malgré son maigre budget réunir une équipe tout à fait compétente. Herbert Smith réussit à mettre sur pieds les décors, sans que le côté de bric et de broc transparaisse à l’image. Mutations est entièrement tourné en décors naturels réaménagés pour les besoins de l’histoire. Il y a même de très belles choses comme le décor du laboratoire. Smith ne se contente pas uniquement des décors puisqu’il prend en charge des effets spéciaux relatifs aux plantes mutantes, qu’il conçoit et anime. Les maquillages spéciaux allant à Charles Parker, maquilleur « traditionnel » fidèle collaborateur de David Lean (Lawrence d’Arabie, La fille de Ryan) à l’œuvre aussi sur Quo Vadis, Ben-Hur ou 2001 : l‘odyssée de l’espace. Sa transformation de Tom Baker en « Freaks » est des plus spectaculaires et ses fusions homme et végétal sont incroyables. Impressionné par les images en macro d’un documentaire de Ken Middleham, Weinbach, lui achète des rushes de plantes et d’insectes. Plans étonnants de plantes en macro et en accéléré, l’effet est saisissant. Fort bien utilisé dès le générique, les images de Middleham, nous plongent immédiatement au cœur du sujet.
Jack Cardiff met en à peine quatre semaines le film en boite. Début 1973, Mutations est monté et prêt à sortir sur les écrans. Sauf que la Columbia détentrice des droits d’exploitation ne sait trop que faire de ce film si particulier. Elle l’oublie sur une étagère au grand dam de Weinbach et de ses financiers. A force de menace, la Columbia sort brièvement Mutations sur les écrans en septembre 1974. Mal distribuer le film passe inaperçu et tombe dans l’oubli. Et c’est au gré d’éditions VHS puis DVD que Mutations devient un objet de culte, tout d’abord auprès des esthètes du genre et désormais accessible à tous.
Fernand Garcia
Rimini Edition nous propose pour cette édition (combo) de Mutations en suppléments : Comment créer un monstre ? Entretien avec Robert D. Weinbach, producteur, Brad Harris, acteur et Jack Cardiff, réalisateur. Plongé dans les méandres de la création du film, des anecdotes savoureuses, Weinbach et l’acteur Brad Harris partageaient la même prostituée (26 minutes). Et pour finir, la bande-annonce d’époque (quoique le titre est remplacé par celui de The Freakmaker) du film (1’44). Un livret passionnant rédigé par Marc Toulet, grand spécialiste du fantastique, revient sur les origines et le destin des plus singuliers de Mutations.
Mutations (The Mutations – The Freakmaker) un film de Jack Cardiff avec Donald Pleasence, Tom Baker, Brad Harris, Julie Ege, Michael Dunn, Jill Haworth, Scott Anthony, Olga Anthony, Lisa Colllins, Joan Scott, Toby Lennon… Scénario : Robert D. Weinbach & Edward Mann. Directeur de la photographie : Paul Beeson. Décors et effets spéciaux : Jack Smith. Maquillage spécial : Charles Parker. Images macro : Ken Middleham. Musique : Basil Kirchin en association avec Jack Nathan. Producteur exécutif : J. Ronald Getty. Producteur : Robert D. Weinbach. Production : Getty Picture Corporation LTD. Grande-Bretagne. 1972-73. 92 minutes. Eastmancolor. Son : Version originale avec ou sans sous-titres français et VF. Inédit dans les salles françaises.