Après Shotgun Stories (2008) et Take Shelter (2012), Jeff Nichols, révélé à Sundance et déjà récompensé entre autre à Cannes et à Deauville, nous offre avec Mud, son troisième long métrage, une fable romanesque sublime, riche et bouleversante, comme on aimerait en voir plus souvent sur grand écran.
Ellis et Neckbone, 14 ans, découvrent lors d’une de leurs escapades quotidiennes, un homme réfugié sur une île déserte isolée au milieu du Mississippi : Mud. Tatoué, armé et affublé d’une chemise porte-bonheur d’un blanc immaculé, Mud est un homme qui croit en l’amour. Croyance en laquelle Ellis a désespérément besoin de se raccrocher pour tenter d’échapper aux tensions quotidiennes entre ses parents séparés qui témoignent de l’échec de leur amour. Fascinés par l’aura de cet homme inquiétant dont ils parviennent difficilement à déceler le vrai du faux dans les paroles et touchés par sa quête romantique, les garçons décident de l’aider à réparer un bateau qui lui permettra de quitter l’île et de fuir les personnes qui le poursuivent. Mais qui est-il véritablement ? Qui le recherche et pourquoi ? Et qui est donc cette fille mystérieuse qui vient d’arriver dans leur petite ville de l’Arkansas ?
Avec Mud, Jeff Nichols, à seulement 34 ans, s’impose définitivement comme un cinéaste incontournable du cinéma indépendant américain, l’un des plus grands de sa génération. Après l’Arkansas et ses champs de blé, après les horizons menaçants de l’Ohio, Jeff Nichols, originaire de l’Arkansas, pose sa caméra et son regard sur les bords du fleuve Mississippi et observe, explore, décrit avec précision son pays, son Amérique des rustres et des petits boulots, dans toute sa véracité, sa dignité et sa fragilité avec amour et honnêteté. Le film respire et transpire l’Amérique rurale du vieux sud. Au premier abord, avec un scénario dramaturgiquement plus riche, à l’ampleur plus romanesque et mélancolique que ses précédents films plus allégoriques, Mud peut sembler plus classique dans la forme. Mais il n’en est rien ! La puissance évocatrice de sa mise en scène nous prouve que cette histoire n’est « simple » qu’en apparence. Celle-ci est à l’image du fleuve et des sentiments qui animent les personnages. Avec ses délicats mouvements de steadicam et les variations infinies du jeu des lumières et des couleurs des reflets du ciel et des arbres, le fleuve impose son rythme à la mise en scène et sa composition à l’image. En caressant tout autant les visages comme les paysages, la magnifique lumière du directeur de la photographie Adam Stone sculpte littéralement le film.
Les personnages, même secondaires (Michael Shannon au visage toujours impassible est affublé d’un drôle de scaphandrier, Sam Shepard en as de la gâchette taciturne et mystérieux…), sont tous importants, fouillés et consistants, donc crédibles. Les interprétations impeccables et sans fausse note des comédiens, avec une mention particulière pour les enfants désarmants de naturel et de vérité, contribuent à l’efficacité du scénario aux nombreuses ramifications qui se rejoignent, se répondent et se nourrissent avec une évidence et une fluidité qui imposent le respect. On pense ici aux plus grands de l’âge d’or du cinéma Hollywoodien (Ford, Mann, Walsh,…) mais aussi du cinéma contemporain (Eastwood, Spielberg, Reiner,…).
Bien que le film donne son titre au personnage adulte principal, Mud, remarquablement interprété par le charismatique et envoûtant Matthew McConaughey, le héros de cette histoire n’est autre que ce jeune adolescent, Ellis, que campe avec une justesse et une sincérité déconcertante le jeune Tye Sheridan, découvert dans The Tree of Life (2011) de Terrence Malick où il incarnait le fils de Brad Pitt. En effet, ce film qui mélange intelligemment les genres (polar, aventures, drame,…) avec efficacité, est en fait un récit initiatique, une ballade sauvage à valeur d’apprentissage. La situation géographique du récit et ses enfants héros font ici indubitablement référence à un pan entier de la culture et du mythe américain, aux deux héros de Mark Twain, Tom Sawyer et Huckleberry Finn. Voir le clin d’oeil avec les empreintes de pas marquées par une croix dans le sable qui évoque la description par Twain de l’approche de Papa Finn, père violent et alcoolique de Huck, portant des bottes marquées elles aussi d’une croix à chaque semelle. Véritable portraitiste rural inspiré, Nichols nous livre avec sensibilité et simplicité une version contemporaine mais toujours d’actualité de cette jeunesse qui préfère l’Aventure plutôt que de s’ennuyer à l’école. L’école buissonnière est un signe du refus de grandir mais en même temps, paradoxalement, probablement la meilleure école de la vie. Le réalisateur parvient à revisiter brillamment toute une mythologie tout en respectant l’imagerie américaine classique.
Personnage à l’image de son environnement, Mud est sauvage, fascinant, imprévisible et dangereux. Il a tout du anti-héros. Issus de familles instables (les parents d’Ellis se déchirent et ceux de Neckbone sont décédés), les deux gamins voient en Mud un modèle, un mentor, le père qu’ils n’ont pas eu. Mud est la figure du père absent. Tiraillés entre l’île avec ses promesses d’aventures et de rêves, et la rive avec sa dure réalité de la vie et le monde cruel des adultes, nos jeunes héros se reconnaissent dans la grandeur des espérances de Mud qui rappelle ici en quelque sorte le personnage de Pip dans De Grandes Espérances, le roman de Dickens. Un enfant qui aurait oublié ou refuserait de grandir. C’est au contact des jeunes garçons que lui aussi finira par grandir et devenir un homme responsable (voir cette magnifique et puissante scène où Mud porte secours à Ellis.). L’Amour leur semble être une valeur noble et juste. Ils s’y accrochent et veulent croire en l’amour fou de Mud pour Juniper (Impressionnante et toujours magnifique Reese Witherspoon) tout comme en l’amour naissant d’Ellis pour May Pearl. Le film montre parfaitement ses effets sur l’homme à différents stades de la vie. C’est dans l’incompréhension la plus totale que le jeune Ellis découvre la douleur et la souffrance face au déchirement de sa famille mais aussi face à l’amour à sens unique, à la trahison et à la déception amoureuse. Les couples se séparent. Les histoires ont une fin. Car l’Amour est une passion et par définition, comme toute passion, il n’est pas doué de raison. Il est donc déraisonnable et ne peut qu’engendrer la souffrance. C’est donc cette rencontre et les évènements qu’elle va provoquer qui va faire que cette aventure qu’ils vont vivre ensemble va les construire, les faire grandir, leur faire perdre leur innocence, devenir adulte et affronter la vie avec courage, la tête haute. Confrontés au mal, ils deviendront meilleurs.
Avec une grâce bouleversante, par sa beauté formelle et la justesse de son scénario simple, limpide et efficace, Mud traite des effets et des conséquences de l’amour sur l’homme, mais également de l’enfance, de l’amitié, du sacrifice, de la famille, de l’héroïsme, de la douleur et du manque face à l’absence, face à la mort, le tout, intimement lié avec la nature sauvage du sud des États-Unis dont la présence est prédominante. Le soleil de plomb dans le ciel bleu azur et le rythme paisible mais imprévisible du fleuve mythique se mêlent brillamment aux vies, aux sentiments et aux caractères des protagonistes et imposent le style et le regard maîtrisés du réalisateur qui, comme dans ses précédents films, fait de la nature un personnage à part entière de l’histoire. Le film et son élégante mise en scène semblent naturellement suivre la vie de cet endroit paradisiaque qui elle-même suit son cours au rythme apaisant mais aux dangers insidieux et sournois du fleuve. La vie et les sentiments des personnages se mêlent à la nature. L’histoire semble progresser paisiblement, au rythme du fleuve, mais avec cette menace d’une violence sourde pouvant survenir à chaque instant. Drapé d’une beauté naturelle omniprésente, le film contient donc une tension palpable menaçant à chaque instant d’exploser qui montre que derrière cette belle nature et sous ce beau soleil se cache un monde cruel et désenchanté. Le monde des adultes. Sublimées par la sensibilité et le talent de Nichols, la Nature et la beauté éblouissante du Mississippi deviennent la métaphore de la vie toute entière avec ses méandres, son apparente tranquillité, ses profondeurs mystérieuses et ses courant. C’est le fleuve qui portera les enfants vers l’âge adulte.
Ouvertement nourri de grandes références littéraires et cinématographiques, Nichols les a assimilées pour en faire ressortir toute la substantifique moelle. Mud n’a pas son pareil pour évoquer et retranscrire cette vision du monde qu’ont les enfants à cet âge où l’on perd ses illusions et son innocence. Le film montre parfaitement et finement les capacités de l’enfance pour l’émerveillement, la curiosité et l’imagination mais aussi ses désarrois et les souffrances qu’elle provoque chez ces Êtres en devenir. La pureté de leur regard et de leur pensée traduit l’innocence de ces belles personnes qui n’ont pas encore été marquées par les déceptions de la vie.
Classique sans jamais être académique, Mud se confronte à des thèmes importants et à de grands idéaux avec une justesse et une maturité qui forcent l’admiration autant que le respect. Transcendant les genres avec une maîtrise impressionnante, Jeff Nichols positionne son film à mi-chemin entre Stand By Me (1987) de Rob Reiner et Un Monde Parfait (1993) de Clint Eastwood. La maîtrise formelle et esthétique de sa mise en scène et la justesse exemplaire de son écriture élèvent ce film à l’efficacité redoutable tant dans l’émotion que dans le suspense, au niveau des plus grands classiques du genre. Avec son sujet, sa mise en scène, ses références et inspirations diverses, Mud suscite autant la réflexion que des émotions fortes et puissantes. L’indéniable réussite du film permet non seulement à Mud de tutoyer les plus grands classiques du genre, mais également à son talentueux auteur-réalisateur de se hisser au rang des grands auteurs. Un film précieux comme la nature. Précieux comme la vie.
Steve Le Nedelec
Mud un film de Jeff Nichols, avec Matthew McConaughey, Tye Sheridan, Jacob Lofland, Reese Witherspoon, Sam Shepard, Joe Don Baker, Michael Shannon, Ray McKinnon, Sarah Paulson. Scénario : Jeff Nichols. Photo : Adam Stone. Décors : Richard A. Wright. Montage : Julie Monroe. Musique : David Wingo Producteurs : Lisa Maria Falcone, Sarah Green, Aaron Ryder. Production : Everest Entertainment – Brace Cove Productions – FilmNation Enterteinment – Lionsgate. Distribution (France) : Ad Vitam (le 01 05 13) Format image : 2,35 : 1 (tournage 35 mm anamorphic). Panavision. Couleur (Kodak). Dolby Digital. USA. 2012. Durée : 130 mn.