Mojtaba, Hamzeh et d’autres ont été interrogés par les tortionnaires iraniens, révélant leur violence. Mehran Tamadon, le réalisateur, leur demande d’abord de l’interroger, comme pourrait le faire un agent de la République islamique.
Vivant en France depuis 1984, Mehran Tamadon étudie en Iran l’architecture à Paris puis se lance dans la réalisation avant d’être expulsé. Mehran Tamadon réalise son premier moyen-métrage documentaire, Behesht Zahra, mères de martyrs en 2004.
En 2010, Tamadon filme Bassidji à la rencontre de certains Gardiens de la révolution afin de comprendre ce qui motive ces défenseurs de la République islamique d’Iran. Six ans plus tard, il réalise Iranien où il invite quatre mollahs à passer deux jours chez lui dans le but de débattre de la notion de vivre ensemble.
Après que Where God Is Not ait été sélectionné dans la section Forum de la Berlinale, Mehran Tamadon présente Mon pire ennemi, qui a fait sa première mondiale, toujours à Berlin, dans le cadre de la compétition Encounters. Il est sélectionné ensuite au Festival international du film d’Amiens – Grand Prix ex-aequo et mention spéciale jury étudiants ; Festival de film de la Villa Medicis – Meilleur film ; Golden Apricot Yerevan International Film Festival – Prix FIPRESCI ; Cinéma du réel ; Visions du réel ; États généraux du film documentaire de Lussas ; International Documentary Filmfestival Amsterdam ; Kasseler Dokfest ; Festival international du film de Karlovy Vary ; Sheffield DocFest ; Cinéma(s) d’Iran.
Mehran Tamadon et Zar Amir Ebrahimi la star de « La Sainte Araignée » et lauréate de la palme de la meilleure actrice au Festival de Cannes 2022 pour le film Les nuits de Mashhad qui a également survécu aux interrogatoires du régime iranien se mettent dans la peau de gens interrogés par le régime. Ebrahimi a le rôle d’interrogateur musclé. La salle d’interrogatoire est conçue comme un espace pour creuser la conscience de l’interrogateur et affiner le récit particulier des Iraniens au pouvoir en élaborant un plan qui pourrait la forcer à douter d’elle même et de sa conscience.
Au début du film, deux anciens prisonniers interrogent Tamadon, mais ils sont trop traumatisés pour aller plus loin, puis Zar Amir Ebrahimi interroge Tamadon. L’actrice, elle aussi émigrée en France, a moins de scrupules que le réalisateur. Elle n’a jamais été emprisonnée, mais elle a été interrogée quotidiennement de manière intensive pendant un an après la fuite d’une sex tape privée.
Zar Amir Ebrahimi met le réalisateur dans une situation difficile. Elle commence par l’interroger sur son travail de réalisateur et son lien avec un professionnel du cinéma avec qui elle était en couple et a travaillé sur Iranien. Elle pointe des doutes compromettant sur les motivations de ses films : Qu’est-ce qui l’a poussé à abandonner son travail d’architecte et à se tourner vers le cinéma après seize ans ? A-t-il dû se rendre dans un cimetière pour filmer les mères des martyrs ? Que veut-il dire lorsqu’il dit vouloir que les mollahs et les Bassidj aient un dialogue ouvert ?
Tamadon lui explique que son passeport a été confisqué par les autorités et qu’il a conçu un projet de retour dans son pays en tentant de réaliser un film dans lequel un ancien prisonnier l’interviewera. Mais à son arrivée il sera arrêté par un policier.
L’interrogatoire devient progressivement plus personnel. Ebrahimi enquête sur les relations personnelles du réalisateur. Elle lui ordonne de se déshabiller et lui demande des détails sur sa vie sexuelle. Puis elle l’asperge d’eau froide, l’emmène en sous-vêtements dans l’air glacial vers un cimetière (dans Iranien, Tamadon interviewait des mères de martyrs devant des tombes de leurs proches à Téhéran) et le force à marcher presque nu après dans une rue parisienne. Inspirée par sa propre expérience, elle impose une pression morale malsaine qui nous laisse surpris fortement. Lorsque le réalisateur se retrouve en sous-vêtements, on voit qu’il commence à se faire une idée de ce qu’il a provoqué en premier lieu.
Même si la violence n’est pas physique, elle dégénère progressivement sur le plan psychologique, laissant le spectateur bouleversé. L’actrice entremêle sa personnalité et celle de son personnage : quel pouvoir le réalisateur a-t-il face à l’inhumanité encouragée par l’État ? Qu’attend-il de tout cela ? Il semble qu’elle remette en question la « nature humaine » que l’on dit universelle.
Mais la nature humaine existe-t-elle vraiment ? Selon Sartre dans L’existentialisme est un humanisme : « L’homme n’a pas de nature, il a une condition et une histoire, une histoire individuelle qui prend place dans une histoire collective… ».
En philosophie il a été dit : « Tout cela nous invite donc à nous demander s’il existe une nature humaine, une essence de l’homme telle que tous les hommes correspondent à cette définition, puisque si d’un côté on trouve injuste d’avoir traité des hommes comme des sous-hommes ou des faux hommes, on n’hésite pas de l’autre à considérer comme des animaux certains hommes, donc à les traiter comme des sous-hommes à notre tour. Savoir s’il existe une nature humaine et la définir n’a pas qu’un intérêt intellectuel, mais aussi moral. En effet, si certains hommes ne sont pas des hommes, il ne sera pas nécessaire de les traiter comme tels, c’est-à-dire avec le respect du à l’homme en tant qu’homme ou en tant que personne.”
C’est exactement ce qui se passe à Gaza, et d’une certaine manière en Ukraine et ailleurs sur la planète, à savoir : « certains hommes ne sont pas des hommes et il n’y a donc pas lieu de les traiter comme tels ».
Ebrahimi est implacable et sans ménagement avec un assemblage de scènes émouvantes du cinéaste. L’éthique et les principes sont passés au crible et la position privilégiée du réalisateur est mise en avant. Elle lui demande ensuite comment il aurait pu assurer la sécurité future de ceux qu’il a invités à participer à son expérience ? Elle avoue avoir imaginé l’envie de le violer. C’est ce qu’engendre un rôle de pouvoir impitoyable, même si l’on sait qu’il s’agit d’un pur jeu d’acteur. La dernière partie est la plus difficile. Après avoir passé la nuit dans une chambre toujours en sous-vêtements, Tamadon doit désormais monter et descendre les escaliers de la maison. Ebrahimi le teinte désormais de notions : « Est-il acceptable de faire souffrir les gens au nom du cinéma ? « C’est toi qui nous tortures avec ce petit jeu débile ! », lui crie-t-elle au visage. Tamadon rit gêné.
Le film parvient à mettre en lumière les mécanismes par lesquels les bourreaux perdent leur « humanité » (si on veut se convaincre qu’il y en a une) et apporte une réponse viscérale à la question sur la conscience que Tamadon a posée aux autres. Pour le spectateur, passer une heure à regarder un interrogatoire simulé peut être éprouvant, voire insupportable, mais cela conduit à un moment de prise de conscience sans précédent.
Mon pire ennemi se distingue par un décor étouffant où deux personnages se livrent à un terrifiant jeu de pouvoir. Il manque sans doute l’éclat cinématographique de Joshua Oppenheimer dans The Act of killing, un documentaire qui interpelle d’anciens chefs des escadrons de la mort indonésiens, en reconstituant leurs massacres ou The Look of Silence du même cinéaste qui parle d’un Indonésien d’origine communiste nommé Ramli qui fut brutalement assassiné lors de la purge « communiste » en 1965. Les autres membres de sa famille vivaient dans la peur et le silence jusqu’à la réalisation de ce documentaire.
Les deux films de Tamadon ne changeront sans doute rien à un méchant acolyte du régime iranien, qui vient de condamner à mort le 3 mai 2024 un célèbre rappeur contestataire devant un tribunal iranien à l’issue d’un procès que son avocat a qualifié de « procédure judiciaire la plus grave, la plus étrange et la plus bizarre. » Mais il est éclairant pour les spectateurs suffisamment audacieux pour accepter cette mise en scène douloureuse et insupportable.
Mon pire ennemi est un docu-drame et une œuvre inclassable plus dépouillée et agressive que ses films précédents. Il regorge d’aveux choquants de toutes parts, d’abus de pouvoir psychologiques effroyables et approfondit encore davantage la question de la responsabilité du cinéaste. Il brouille les lignes et brise la frontière entre fiction et documentaire. Des choses auxquelles le réalisateur n’avait pas pensé prennent force. Le résultat est un film qui vous serrera la gorge. C’est un film à voir absolument !
Norma Marcos
Mon pire ennemi, un film de Mehran Tamadon avec Zar Amir Ebrahimi, Taghi Rahmani, Mojtaba Najafi, Soheil Rassouli, Hamid Kalani, Hamze Ghalebi… Scénario : Mehran Tamadon en collaboration avec : Philippe Lasry. Image : Patrick Tresch. Étalonnage : Robin Erard. Son : Laurent Malan. Montage : Luc Forveille, Mehran Tamadon. Montage son : Simon Gendrot. Mixage : Philippe Grivel. Producteurs : Raphaël Pillosio et Elena Tatti. Production : L’atelier documentaire (France) – Box Productions (Suisse). Distribution (France) : Survivance (Sortie : 8 mai 2024). France – Suisse. 82 minutes. Couleur. Format image : 1.90 :1. Son : 5.1. Tous Publics.