« L’occasion pour réaliser Missouri Breaks est une rencontre entre trois personnes qui voulaient travailler ensemble : Marlon Brando, Jack Nicholson et moi. » Arthur Penn (in Télérama, 20 octobre 1976). Missouri Breaks marque le retour au cinéma de Marlon Brando après deux interprétations d’anthologie, le patriarche Don Vito Corleone dans Le Parrain (The Godfather, 1972) et le très Henry Miller Paul du Le Dernier Tango à Paris (1972), deux chefs-d’œuvre. Jack Nicholson est aussi dans une période magique enchaînant The King of Marvin Garden (1972), La dernière corvée (The Last Detail, 1973), Chinatown (1974), Profession reporter (1975), il vient de terminer Vol au-dessus d’un nid de coucou (One Flew Over the Cuckoo’s Nest 1975). Les deux acteurs sont amis et voisins dans la vie, ils concrétisent avec ce film leur désir de partager l’affiche ensemble.
Arthur Penn a dirigé Marlon Brando dans La Poursuite impitoyable (The Chase, 1966), une expérience douloureuse pour le cinéaste qui s’est vu dépossédé du montage par son producteur Sam Spiegel. Rien de cela dans cette nouvelle production. Le tournage débute avec le scénario inabouti de Thomas McGuane. Qu’importe, Arthur Penn est au sommet de son art, à partir du jeu des acteurs, il va bâtir son film sur le terrain. Expérience nouvelle pour Penn, habitué jusque là à de longues répétitions avant le tournage. A Marlon Brando, il donne la liberté de créer son personnage – en parfait accord avec l’esprit du film – la mise à sac de la mythologique westernienne. Penn a déjà arpenté ses immenses espaces avec Le Gaucher (The Left-Handed Gun, 1957) et Little Big Man (1970). Avec Missouri Breaks, son troisième et dernier western, Penn poursuit sa démarche: voir derrière les apparences tout en prenant en considération la complexité et la confusion de l’existence.
Missouri Breaks ausculte la transformation d’un monde, c’est-à-dire la métamorphose d’êtres happés par l’expansion capitaliste. On retrouve les oppositions qui sont au cœur des films de Penn: campagne/ville, calme/violence, intérieur fermé/extérieur grandiose, monde ancien/monde moderne et cette panique de l’échec, qui pousse tout un chacun sur des routes improbables. La beauté du cinéma d’Arthur Penn est que chaque personnage, même le plus épisodique, tente de faire avec ce qu’il a: d’exister avec sa personnalité, ses doutes, ses angoisses, ses névroses, sa folie. Des personnages en marge, révélateurs de la société dans laquelle ils vivent, Billy the Kid (Paul Newman) dans Le Gaucher ou Jack Crabb (Dustin Hoffman), l’Indien de Little Big Man, pour n’en citer que deux. Dans Missouri Breaks chacun a ses rêves ou trimbale avec lui ses désillusions apocalyptiques comme le régulateur (Marlon Brando).
« C’est un beau pays », et c’est vrai que la plaine est magnifique. Beauté du premier plan qui évoque immédiatement la liberté des grands espaces. Paysage idyllique, mais façade d’une réalité plus brutale et concrète, à l’orée de la ville, un voleur de cheveux est pendu. L’exécution s’effectue sous l’autorité de David Braxton (John McLiam), le plus riche propriétaire de la région. La justice est rendue par et pour les riches. La violence appelle la violence. Le fidèle régisseur de Braxton est pendu au même endroit, en signe de représailles. Fou de rage Braxton, blessé dans son honneur, contacte le plus célèbre des régulateurs, le légendaire Lee Clayton (Marlon Brando).
Son entrée en scène est spectaculaire. Un cheval et un mulet à flanc de colline s’approchent de la demeure de Braxton. Ils s’arrêtent face au perron. Surgit alors comme un diable de sa boîte, Clayton, régulateur, c’est-à-dire tueur à gages, mais l’homme est plus que cela, un poète barbare au comportement psychotique. « Le public américain a été très dérouté par ce personnage : il ne correspond à aucun type de western traditionnel. Mais il ne doit rien au hasard et Brando l’a étudié très profondément » (Arthur Penn). Clayton est en un des derniers héros, conscient de la fin d’un monde. Il a fait le choix de l’indépendance, de l’abjection héroïque. Incontrôlable, il n’est au service de rien, l’argent – il s’en fout, il est dans une dérision suicidaire, attendant son bourreau. Clayton est un homme multiple, il n’est jamais vraiment le même (à chaque séquence, il est un nouveau personnage). Il tue les membres du gang de Logan, comme ça, par amusement douloureux. Le monde n’est que dérision, l’Ouest, le vrai, est bien mort. Le Montana de Missouri Breaks est la préfiguration de l’Amérique moderne, du capitalisme. Composition magistrale de Marlon Brando, unique et sublime, l’excentricité à son plus haut point. Après Missouri Breaks, Brando s’enfoncera dans les ténèbres d’Apocalypse Now. Fabuleux, vraiment.
Dans la plaine, Tom Logan (Jack Nicholson) rachète une vieille ferme. Il s’y installe avec ses hommes, des hors-la-loi et voleurs de chevaux. Leur but est d’en faire leur base arrière, de passer ainsi inaperçu tout en poursuivant leur méfait. Logan s’attache à sa nouvelle vie de paysan et petit à petit tourne le dos à son ancienne vie. Ses camarades, des hommes bourrus et incultes, mais fort d’une humanité de pauvre, ne se conforment pas à cette vie. Ils décident de traverser la frontière et de voler les chevaux de la Police Montée canadienne. Mauvais plan, c’est la débâcle, tout se brouille aux yeux des voleurs de cheveux, le réel devient illisible. Ils partent à la dérive. Perdus, ils sont éliminés comme des lapins par le régulateur.
Tom Logan (Jack Nicholson, splendide) se sédentarise, mais l’apprentissage est difficile. Pour la première fois dans le cinéma d’Arthur Penn, un personnage tente de s’adapter au monde avec ses valeurs héritées des temps anciens et d’aller de l’avant. Logan devient la cause opérationnelle de sa propre vie. Il se libère de ses liens anciens, de son gang, mais se retrouve totalement désemparé devant Jane (Kathleen Lloyd, remarquable) la fille de Braxton.
Jane s’est émancipée de l’époque victorienne et du son puritanisme étouffant. Elle exprime ses opinions, s’oppose à la violence omniprésente et à son père, au prisme capitaliste qu’il représente et qui régente la vie des hommes. Son progressisme est l’autre face du capitalisme, celle qui présente un visage humain afin de faire perdurer le système. Jane est un personnage extrêmement intéressant par sa modernité. Elle déclare sa flamme à Tom et lui propose de passer tout de suite aux actes, ce qui désarçonne totalement Logan. C’est par l’expression de la sexualité que Missouri Breaks trouve écho dans la société contemporaine. Jane est une femme moderne, elle a le charme juvénile de la liberté et de la détermination. Mais son progressisme est le paravent qui cache un nouvel ordre politique et moral. A la fin elle déclare à Logan « qu’elle ne recherche aucune vengeance » et le quitte dans un sourire. Jane Braxton, grande bourgeoise, a enterré l’ancien monde, usant de manipulation et de violence, elle entérine la loi et l’ordre, la fin de l’anarchie (Brando) et du révolté romantique (Jack Nicholson) dans cet Ouest, à qui ne reste qu’à devenir mythique.
Missouri Breaks, western majestueux, est une œuvre d’une profonde et intelligente modernité.
Fernand Garcia
Missouri Breaks est disponible chez Rimini Editions dans un magnifique report HD. En complément trois interviews : une audio d’Arthur Penn, moment rare où le cinéaste évoque sa carrière, ses rapports avec Hollywood, sa direction d’acteur, et ses rapports avec les acteurs (55 minutes). Frédéric Mercier revient sur le tournage de Missouri Breaks et offre une analyse de film (33 minutes). Enfin, Hélène Valmary revient sur le jeu de Marlon Brando, « l’un des plus grands acteurs du cinéma hollywoodien, et probablement du monde, si ce n’est le plus grand », et sa manière d’aborder ses rôles. La construction de ses personnages « vient d’une approche de l’extérieur vers l’intérieur », c’est particulièrement instructif, loin des clichés liés à l’acteur. (27 mn). Pour clore la section, la bande-annonce originale de Missouri Breaks (1’47).
Missouri Breaks (The Missouri Breaks) un film d’Arthur Penn avec Marlon Brando, Jack Nicholson, Kathleen Lloyd, Randy Quaid, Harry Dean Stanton, Frederic Forrest, John McLiam, John Ryan, Sam Gilman, R.L. Armstrong… Scénario : Thomas McGuane. Directeur de la photographie : Michael Butler. Décors : Albert Brenner. Costumes : Patricia Norris. Effets spéciaux : A.D. Flowers. Montage : Jerry Greenberg, Stephen A. Rotter & Dede Allen. Musique : John Williams. Producteurs : Elliott Kastner et Robert M. Sherman. Production : United Artists – Devon/Persky-Bright. Etats-Unis. 1976. 126 minutes. Panavision sphérique Format image : 1.85 :1. Couleur. Son VO avec ou sans sous-titre français. Version française.