Une Cadillac Coupe deVille 65 longe Central Park jusqu’à la ligne de « démarcation » de la 110e rue qui sépare les beaux quartiers de Harlem. La pauvreté gangrène les rues traversées par la voiture. Elle s’arrête au pied d’un immeuble miteux. Deux italo-américains, dont l’un avec un pied-bot, en descendent. Au cinquième étage, trois noirs les attendent. Ils déversent des sacs de liasses de dollars sur une table, c’est la « recette » de la semaine. Les mafieux, disposent les liasses dans une valise, en reportant les sommes sur un livre comptable. Soudain, on frappe à la porte. Par l’œilleton, deux flics noirs sont sur le palier. Rien de grave, « Un peu de cash pour ces connards » lance l’un des gangsters. Mais il s’agit de faux flics qui les braquent. Jim Harris (Paul Benjamin), l’un des braqueurs, est aussitôt reconnu. Il est accompagné dans son forfait par Joe Logart (Ed Bernard). En bas de l’immeuble, Henry J. Jackson (Antonio Fargas), attend dans une Checker bien déglinguée. La valise pleine à rebord, en équilibre précaire, bascule, l’un des gangsters en profite pour se saisir d’un revolver. Harris les mitraille instantanément, c’est un carnage. Harris et Logan s’emparent du magot et s’enfuient…
Meurtres dans la 110e rue est un film de confrontations raciales violentes, illustré de manière très originale. Point de discours ou de manifestations de revendication chez Barry Shear, mais le quotidien sordide d’une population noire précarisée et abandonnée à son sort. La trame du film est remarquable et surprenante par son point de départ et son déroulement. Dès la première séquence, le ton est donné avec l’association, a priori contre-nature, entre la mafia italienne et la pègre noire de Harlem. Le film montre un Harlem d’avant la boboïsation, d’avant l’arrivée de la Fondation Clinton. Le Harlem de Meurtres dans la 110e rue est celui des polars de Chester Himes, en moins caustique et drôle. Cloaque miséreux, mais pour la mafia, Harlem est un territoire qui offre l’opportunité d’étendre leur business. Associé avec un parrain noir, tout le monde y trouve son compte, par-delà le ressentiment et le racisme, les affaires vont bon train.
Barry Shear montre que le rêve américain est synonyme de dollars. La liberté vient avec le fric. Tout est bon pour en amasser. Les blancs, les mafieux, et les noirs, les gangsters, se partagent le magot, fruits de la drogue, du racket, du jeu et de la prostitution. La mafia s’enrichit en fournissant ses services et produits, les gangsters noirs s’occupent de la rue. Contrat gagnant-gagnant, jusqu’à ce qu’un grain de poussière vienne gâcher la « fête ».
Jim Harris, enfant du quartier, ex-taulard, ne trouve rien de mieux que de braquer la mafia. Harris et ses deux acolytes aspirent simplement à sortir de leurs misérables conditions. 300 000 dollars dans leurs sacs, de quoi vivre dignement ailleurs. La mafia délègue sur place, Nick D’Salvio (Anthony Franciosa). Il prend en main la traque des 3 « renégats » sous le regard intéressé et manipulateur de Doc Johnson (Richard Ward), le parrain de Harlem. En parallèle de cette traque démente, la police, dont plusieurs policiers ont été abattus lors du braquage, mène l’enquête. Le Capt. Mattelli (Anthony Quinn), vieux routier du quartier, est mis sous les ordres du Lt. Pope (Yaphet Kotto). Confrontation des méthodes expéditives de Martelli avec celles plus respectueuses de Pope. Le lieutenant est un jeune policier noir plus amène de prendre en considération l’aspect social et les conditions de vie de la population. Mattelli au fil des années dans ce chaudron, a perdu toute illusion. Ces méthodes sont violentes, sans limites, pourtant, il n’est pas une machine de haine, mais simplement un flic qui en a marre, à quelques mois de la retraite, il voit venir la fin de son voyage, et dans la rue, rien ne change. Pire, la criminalité et la délinquance atteignent un sommet en ce début des années 1970.
La violence est partout dans Harlem. Nick D’Salvio est un sadique qui torture avec une indéniable jouissance. Il tue les noirs responsables du larcin, sous le regard des hommes de main, noirs aussi, du parrain. La force du film est de nous donner à voir une convergence dans l’idée du châtiment. Même si l’on ressent une sorte de condamnation des méthodes dégueulasses de Nick D’Salvio, les noirs n’interviennent pas. Les voleurs ont franchi une ligne rouge aussi pour le parrain. Ce vol se transforme en une forme de suicide vers lequel fonce Jim Harris, mais aussi, d’une autre manière, le Capt. Mattelli. Impossible de sortir de Harlem vivant.
Meurtres dans la 110e rue s’inscrit dans un courant de films policiers qui narrent le malaise de la police face à la société, genre très seventies illustré par des productions telles que Police sur la ville (Madigan, 1968), L’inspecteur Harry (Dirty Harry, 1971) de Don Siegel, The French Connection (1971)de William Friedkin, Les flics ne dorment pas la nuit (The New Centurions, 1972) de Richard Fleischer, bien plus que dans le sillage de la blaxploitation catégorie dans laquelle on le classe fréquemment. Il y a une forme de désespérance, de fatalisme, traduit à l’écran par des personnages sans avenir dans un paysage urbain composés de bâtiments éventrés, de magasins vides, d’ordures entassés à chaque coin.
Meurtres dans la 110e rue est un film précieux, car il donne à voir un Harlem disparu. Barry Shear tourne dans des lieux réels avec une caméra extrêmement mobile, comme en état d’urgence. La photographie, magnifique, du film est de Jack Priestley. Il utilise pour la première fois, la caméra Arriflex 35BL, beaucoup plus légère et maniable que les caméras 35 mm traditionnelles. Avec un simple blimp souple, l’Arriflex BL permet d’enregistrer un son direct utilisable, une révolution dans la prise de vue. Il utilise la lumière naturelle avec des sources dans le champ.
Le film est produit par Anthony Quinn, qui au départ ne devait pas jouer. Le rôle du Capitaine Mattelli avait été refusé par John Wayne, Kirk Douglas et Burt Lancaster. Un peu contraint, Quinn endosse la veste de ce flic usé. Il est très bon.
A 55 ans, Anthony Quinn, est, à l’époque, un peu en retrait d’Hollywood, son étoile a pâli et ses rares films américains passent inaperçus. Mais en Europe, Anthony Quinn enchaîne les succès, tout au long des années 60, citons Les Canons de Navarone (1961) de J. Lee Thompson, Barabbas (1961) de Richard Fleischer, Lawrence d’Arabie (1962) de David Lean, Zorba le grec (Alexis Zorbas, 1964) de Michael Cacoyannis, La fabuleuse aventure de Marco Polo (1965) de Denys de La Patellière, Les Centurions (Lost Command, 1966) de Mark Robson, La vingt-cinquième heure (1967) et La bataille de San Sebastian (1968) d’Henri Verneuil, Les souliers de Saint Pierre (The Shoes of the Fisherman, 1968) de Michael Anderson ou Le secret de Santa Vittoria (The Secret of Santa Vittoria, 1969) de Stanley Kramer.
Si Anthony Quinn est délaissé par le Nouvel Hollywood, il n’en reste pas moins une immense star en Europe. Ce qui lui permet de poursuivre sa carrière sur le Vieux Continent. Il en tête d’affiche, durant les années 70, de quelques réussites artistiques et commerciales, Marseille contrat (The Marseille Contract, 1974) de Robert Parrish, Bluff (1976) de Sergio Corbucci, L’Empire du Grec (The Greek Tycoon, 1978) et Passeur d’hommes (The Passage, 1979) de J. Lee Thompson, et surtout de L’Héritage (L’eredità Ferramonti, 1976) de Mauro Bolognini, certainement sa meilleure prestation de la décennie.
A partir des années 80, la production européen est dans la panade, le cinéma italien s’effondre petit à petit. Les productions flamboyantes des années 60/70 disparaissent. Anthony Quinn n’aura plus de rôle à sa (dé)mesure. Il devient un second rôle de luxe dans quelques films et téléfilms sans rien de notable. A ses côtés, dans le rôle du Lt. Pope, Yaphet Kotto.
Yaphet Kotto est né à Harlem en 1939. Fatigué par ses petits boulots, le jeune Yaphet Kotto entre dans une salle de cinéma dans le quartier interloque de Time Square. Il est subjugué par le jeu de Marlon Brando dans Sur les quais. En sortant, il décide de devenir acteur. A 16 ans, il s’inscrit à l’Actors Mobile Theater Studio. Il fait ses débuts sur scène dans Othello, à 19 ans. Il apparaît pour la première fois au cinéma dans Un homme comme tant d’autres (Nothing But a Man) de Michael Roemer, en 1963. Il obtient de petits rôles dans des séries TV au début des années 60. Yaphet Kotto, c’est un physique imposant et une grande aisance à l’image.
On le retrouve tout au long des années 60, dans de populaires séries TV, Tarzan, Bonanza, Hawaii police d’état, Mannix, Daniel Boone… Il est l’un des voleurs de L’Affaire Thomas Crown (The Thomas Crown Affair, 1968) de Norman Jewison. Larry Cohen lui offre le premier rôle de Bone (1972), un curieux thriller, c’est le début d’une formidable décennie pour Yaphet Kotto. Il réalise la même année son unique film The Limit, où il incarne un policier à moto confronté à un gang. C’est durant le tournage de Meurtres dans la 110e Rue, qu’il reçoit la proposition de Vivre et laisser mourir (Live and Let Die, 1973). Il est le premier acteur noir à incarner un méchant dans un blockbuster. Ce premier James Bond avec Roger Moore est un succès qui relance 007. Yaphet Kotto y retrouve deux autres acteurs de Meurtres… Gloria Hendry et Arnold Williams. Il tourne dans des blaxploitation, Truck Turner (Truck Turner & Co, 1974) de Jonathan Kaplan avec Isaac Hayes et Friday Foster (1975) d’Arthur Marks avec l’iconique Pam Grier. Actrice qu’il retrouve dans la suite de Mandingo (1975) de Richard Fleischer, L’Enfer de Mandingos (Drum, 1976) réalisé par Steve Carver. Kotto est impressionnant dans Raid sur Entebbe (Raid on Entebbe, 1976) où il incarne le président ougandais Idi Amin Dada sous la direction d’Irvin Kershner et dans Blue Collar (1978) de Paul Schrader. Yaphet Kotto est, évidemment, populaire pour son rôle de mécanicien du vaisseau Nostromo d’Alien (1979) de Ridley Scott. N’oublions pas, durant les années 80 les excellents Brubaker (1980) de Stuart Rosenberg, La nuit des juges (The Star Chamber, 1983) de Peter Hyams et Midnight Run (1988) de Martin Brest. En 2016 et 2020, il soutient Donald Trump lors des élections présidentielles. Il apporte aussi son soutien à Black Lives Matter et au mouvement complotiste QAnon. Yaphet Kotto est décédé en 2001, à Manille (Philippines) à 81 ans.
La BO de J.J. Johnson et de Bobby Womack est l’une des plus formidables du cinéma américain des années 70, une véritable pièce d’anthologie. La chanson, Across 110th Street, de Bobby Womack, est utilisé jusqu’au fétichisme par Quentin Tarantino dans le générique d’ouverture de Jackie Brown (1997) et de façon plus discrète dans American Gangster (2007) de Ridley Scott.
Barry Shear est un réalisateur peu connu, issu de l’âge d’or la télévision américaine. Il débute à la fin de la Seconde Guerre mondiale, enchaîne téléfilms, émissions en direct et séries TV. Son premier film de cinéma, The Karate Killers, est un faux film de cinéma, puisqu’il s’agit d’un remontage de deux épisodes assez longs de la série Des Agents très Spéciaux (The Man from UNCLE) avec Robert Vaughn et David McCallum et quelques guests de choix : Joan Crawford, Curt Jürgen, Herbert Lom, Telly Savalas, Jill Ireland… Il dirige son vrai premier film pour le cinéma avec Wild in the Street en 1968, il a 45 ans et une belle expérience de réalisateur derrière lui. Il revient avec un second film en 1971, The Todd Killings sur un jeune serial killer.
Et en 1973, il dirige son film le plus connu avec Meurtres sur la 110e rue, Le Shérif ne pardonne pas (The Deadly Trackers), un western violent avec Richard Harris et Rod Taylor. L’histoire de ce film est un peu particulière. Le tournage débute sous la direction de Samuel Fuller, mais au bout de quelques semaines, la Warner arrête le film, en désaccord avec le producteur sur le choix de l’actrice principale, Juliet Berto. Le scénario est complètement refondu, le casting entièrement revu, à l’exception de Richard Harris qui reste. Quant à Samuel Fuller, il est remercié. Après cette dernière expérience, Barry Shear, ne reviendra plus au cinéma, poursuivant à la télévision. On retrouve son nom sur de nombreuses séries TV des années 70, Sergent Anderson, Les têtes brûlées, Les rues de San Francisco, etc. Il réalise le pilote de la série Starsky et Hutch (1978) où il retrouve Antonio Fargas (Huggy-les-bons-tuyaux) dans un rôle assez similaire (en moins trash) à celui de Meurtres dans la 110e rue.
Dans la poignée de films de Barry Shear, émerge un intérêt pour la contre-culture et des personnages nihilistes. L’univers que décrit Shear est sans espoir, un concentré de noirceur. Sa mise en scène de Meurtres dans la 110e rue, est absolument remarquable, pleine d’inventions étonnantes comme celle du dialogue dans la tête de Nick D’Salvio. Dommage qu’il n’ait pas eu l’opportunité de faire d’autres films pour le grand écran. Reste que Meurtres dans la 110e rue est tout simplement un des plus grands polars américains des années 70.
Fernand Garcia
Meurtres dans la 110e rue, une très belle édition (combo 2 DVD et 1 Blu-ray) Rimini Editions, master HD, foisonnant de compléments : Le nihilisme de Barry Shear par Jean-Baptiste Thoret, excellente analyse du film, de l’époque et de ses indéniables qualités (33 minutes). La Blaxploitationpar Jean-Baptiste Thoret, évocation de sous-genre, « auquel on rattache abusivement Meurtres dans la 110e rue» (17 minutes). L’Enfer de New York par Samuel Blumenfeld, l’aventure du film dans un territoire (Harlem) inconnu (31 minutes). Signé Bobby Womack par Olivier Cachin, spécialiste des musiques urbaines (18 minutes). Un corpus remarquable par la qualité des interventions.
Meurtres dans la 110e rue (Across 110th Street), un film de Barry Shear avec Anthony Quinn, Yaphet Kotto, Anthony Franciosa, Paul Benjamin, Antonio Fargas, Gloria Hendry, Ed Bernard, Richard Ward, Norma Donaldson, Gilbert Lewis, Marlene Warfield, Frank Adu, Burt Young… Scénario : Luther Davis et Wally Ferris. Directeur de la photographie : Jack Priestley. Décors : Perry Watkins. Costumes : Joseph Fretwell. Effets spéciaux : Joe Lombardi Enterprises. Montage : Byron ‘Buzz’ Brandt et Carl Pingitore. Musique : J.J. Johnson. Chanson générique Bobby Womack et J.J. Johnson autres chansons : Bobby Womack. Exécutif en charge de la production : Richard L. O’Connor. Producteurs exécutifs : Anthony Quinn et Barry Shear. Producteurs : Fouad Said et Ralph Serpe. Production : Film Guarantors, Inc. – United Artists. Etats-Unis. 1972. 102 mn. DeLuxe. Arriflex. Format image : 1.85 :1. 16/9e. Son : Version originale avec sous-titres français et version française. DTS-HD Mono. Interdit aux moins de 16 ans (1973).