Stop Time. César Catilina (Adam Driver) est un architecte-utopiste. Au bord du toit d’un immeuble, il s’avance dans le vide et… arrête, l’espace d’un instant, le temps. Un temps d’arrêt pour une ville grouillante, afin de repartir de l’avant. César a un grand projet pour New Rome : un nouvel aménagement de l’espace avec des constructions utilisant un procédé révolutionnaire, le mégalon. Le maire Franklyn Cicéron (Giancarlo Esposito), un archi-conservateur, bloque le projet, qu’il considère comme un danger pour l’establishment. Dans la presse du matin, le maire découvre une photo scandaleuse de sa fille, Julia Cicéron (Nathalie Emmanuel), nue dans l’une des boîtes de nuit où elle s’éclate avec la jet-set…
Francis Ford Coppola aura pris son temps. Megalopolis est un projet qui remonte au début des années 80. Dans l’effervescence des studios Zoetrope, au sommet de sa création artistique, Coppola cherche des sujets, sans but précis. Il prend des notes et compile des articles de journaux, des interviews, tout ce qui lui semble intéressant. Petit à petit, germe en lui l’idée d’un film dans un genre qu’il n’avait jamais abordé (et tombé en désuétude) : l’épopée romaine. Des films à grand spectacle, spectaculaires, kitsch, politiques (parfois) et érotiques (souvent), qu’enfant il adorait. L’un de ses préférés est Spartacus de Stanley Kubrick, une épopée grandiose sur la révolte d’un esclave entraînant avec lui le petit peuple face à la toute-puissance du Sénat.
Petit à petit, Coppola aboutit à faire un parallèle entre les États-Unis et l’Empire romain, et imagine une concordance entre New York et la Rome antique. Megalopolis commence à prendre forme à partir de l’histoire de la conjuration de Catilina. En 63 avant J.-C., un homme politique romain, Lucius Sergius Catilina, organise une conspiration (la deuxième de sa carrière) contre Cicéron, afin de renverser la République de Rome et de prendre le pouvoir. Ce fait constitue l’épine dorsale du scénario. Francis Ford Coppola enrichit le texte de ses lectures sur l’Antiquité et les philosophes, et découpe des articles de presse, des caricatures sur la vie politique et les scandales qui ponctuent le quotidien de New York. Sa mégapole doit aussi avoir un pied dans le futur. Un souvenir d’enfance ressurgit : la projection de La Vie future (Things to Come, 1936) de William Cameron Menzies, d’après un roman de H.G. Wells. L’action se situe dans une ville post-apocalyptique où l’architecture joue un grand rôle. Menzies était l’un des plus grands architectes-décorateurs de l’âge d’or d’Hollywood. Durant de nombreuses années, Francis Ford Coppola va assemblé cet immense puzzle.
Durant cette période d’exaltation créatrice pour Francis Coppola, la démesure de son studio, combinée à des techniques vidéo révolutionnaires, aura raison de ses finances. Il ferme ses studios après trois superbes films : Coup de cœur (One from the Heart, 1981), Outsiders (1983), Rusty James (Rumble Fish, 1983), ainsi que quelques productions ambitieuses. Coppola, endetté, se rembourse en réalisant des films de commande, toujours artistiquement formidables, sans jamais renoncer à innover. Chacun de ses films est un événement. Son premier film après la fermeture des studios est Cotton Club (1984), produit de manière acrobatique par Robert Evans, ex-grand patron de la production à la Paramount. Parmi ses films, détachons le très personnel Tucker (1988). À partir de la biographie du constructeur automobile Preston Tucker, il réalise une sorte d’autoportrait. Le film est d’ailleurs sous-titré Un homme et son rêve et coproduit par son ami de toujours, George Lucas. Un film charnière où il expose sa foi en l’avenir et montre que, malgré l’adversité, il ne faut jamais renoncer à ses rêves, car le temps donne toujours raison aux artistes.
Le Parrain 3 (1990), film mal aimé, mais une grande analyse de la collision entre la mafia, le pouvoir et le Vatican, et surtout le somptueux Dracula (1992), le remettent en selle. Après L’idéaliste (1997), Francis Ford Coppola fait une pause, mais surtout, il veut reprendre le contrôle de ses films. Megalopolis prend forme. Le film est annoncé dans la presse. Petit à petit, une distribution se dessine, et Warren Beatty est annoncé dans le rôle du maire. En 2001, Coppola entame la pré-production. Il installe ses bureaux à New York et organise des lectures, comme il le fait à chaque fois. Il confie à Ron Fricke la responsabilité de la deuxième équipe, chargée de réaliser des plans très élaborés et expérimentaux de New York et de ses environs. Le 11 septembre 2001, l’effondrement des Twin Towers du World Trade Center à la suite de l’attentat-suicide mené par des djihadistes d’Al-Qaïda, contraint Coppola à annuler le tournage de Megalopolis. Son architecte et sa vision d’une cité utopique sont emportés par un nuage de poussière…
Francis Ford Coppola revient au cinéma avec le désir d’un débutant, mais avec un sacré bagage. Il adapte Mircea Eliade avec L’homme sans âge (Youth Without Youth, 2007), puis tourne à Buenos Aires Tetro (2009) et enfin Twixt (2011), un retour aux sources de ses premières années de jeune cinéaste chez Roger Corman. Distant Vision en 2015 est une expérimentation de « Live Cinema », la grande obsession artistique de Coppola. Le résultat ne le satisfait pas, et le film, fait avec des étudiants, reste difficilement accessible. En 2022, il remonte Twixt sous le titre B’Twixt Now and Sunrise. Coppola avait repris puis abandonné l’idée de Megalopolis en 2007, faute de financiers. Après la crise du Covid, Coppola décide de se lancer dans l’aventure de Megalopolis. Il vend une partie de son domaine viticole afin d’avoir de quoi financer en toute indépendance son projet. À 80 ans, Francis Ford Coppola décide qu’il est enfin temps de porter à l’écran son rêve.
Le 7 novembre 2022, Coppola débute le tournage dans les studios de Trilith à Fayetteville, en Géorgie. Il reprend des acteurs déjà prévus en 2001, comme Jon Voight, Laurence Fishburne et Giancarlo Esposito, ainsi que de nouveaux visages, tels qu’Adam Driver, Aubrey Plaza et Nathalie Emmanuel. Dustin Hoffman remplace James Caan, décédé quelques mois avant le début des prises de vue. Une nouvelle équipe se rassemble autour du réalisateur. Cependant, sa manière de faire se heurte à la hiérarchisation excessive dans le cinéma. Sa volonté de réaliser les effets spéciaux sur le plateau plutôt qu’en post-production désoriente une partie de l’équipe. Avant qu’il ne soit trop tard, Coppola renvoie cinq chefs de poste et des techniciens incapables de s’adapter à un cinéma plus artisanal. Visuellement, Megalopolis est un film riche, plus inventif que n’importe quelle grosse production hollywoodienne aseptisée.
Megalopolis est un film monumental. Coppola poursuit son ambition d’innovation à tous les niveaux. Il favorise un jeu d’acteurs constamment surprenant, partant du texte pour aller vers l’improvisation. Dans ce chaos de mouvements et de situations, Coppola cherche à déstabiliser le spectateur. Rapidement, l’action se dérobe, et l’image submerge le public. Cet excès reflète notre époque de surabondance : d’informations vraies ou fausses, de disparités sociales, de richesse et de misère, de télé-réalité, incarnant la société du spectacle dans toute sa splendeur. Une machine politico-médiatique qui ne s’arrête jamais.
la mise en scène de Francis Ford Coppola fait écho à ses propres films. Les miséreux de Megalopolis observent le spectacle des riches derrière des grilles, comme les Vietnamiens lors du show Playboy dans Apocalypse Now. On retrouve également la dérive des personnages du très décrié mais pourtant fascinant Coup de cœur. Son goût pour la comédie musicale, avec une séquence superbe. Évidemment, l’obsession du temps qui passe à des vitesses différentes, de Rusty James à L’Homme sans âge, est toujours présente. Coppola n’aura jamais cessé d’innover et d’intégrer de nouvelles techniques à ses récits. Le film se situe au croisement de toutes les influences de Coppola : des films, des livres, des musiques… la liste est longue.
Megalopolis est une représentation du monde d’aujourd’hui, avec cette impression que l’Occident est en pleine décadence. Le parallèle avec la Rome antique n’est pas dénué de sens. L’abîme est à nos pieds : l’argent mène la danse et la soif de pouvoir écrase tout. Dans ce chaos, l’amour véritable devient une force de résistance. César Catilina et Julia Cicero avancent côte à côte, affrontant l’adversité. À l’inverse, Wow Platinum (remarquable Aubrey Plaza) et Clodius Pulcher s’allient dans une relation perverse et fausse. Les premiers construisent, les seconds détruisent. Coppola est un optimiste, son monde nouveau ne peut se bâtir que sur les connaissances accumulées au fil des siècles. Faire table rase du passé ne peut que conduire à notre disparition.
Coppola ose faire appel à des acteurs ‘cancelisés’ : Jon Voight, Shia LaBeouf et Dustin Hoffman. L’ordre moral, né des réseaux sociaux et alimenté par une meute de gens capable de tous les mensonges et toutes sortes d’interprétations délirantes, nous plonge dans une société encore pire que celle de l’époque de McCarthy. Le film de Coppola se veut un acte de résistance.
Mais, comme dans tous ses films, Coppola tente de donner un espoir, de se faire violence pour qu’au bout du tunnel, une lumière d’humanité nous sauve. C’est Willard jetant les armes au cœur des ténèbres. Il faut avoir foi en l’intelligence humaine, en la technologie et la science, lorsqu’elles sont confiées à de véritables artistes, créateurs et visionnaires ; c’est ainsi que nous pourrons construire un monde plus juste et plus beau. Megalopolis, une fable pour un optimisme qui se gagne.
Fernand Garcia
Megalopolis, un film de Francis Ford Coppola avec Adam Driver, Giancarlo Esposito, Nathalie Emmanuel, Aubrey Plaza, Shia Labeouf, Jon Voight, Laurence Fishburne, Talia Shire, Jason Schwartzman, Kathryn Hunter, Grace Vanderwall, Chloe Fineman, James Remar, D.B. Sweeney, Dustin Hoffman… Scénario : Francis Ford Coppola. Réalisateur 2e équipe : Roman Coppola. Directeur de la photographie : Mihai Malaimare Jr. Photographie spéciale : Ron Fricke. Concepteur visuel : Dean Sherriff. Décors : Bradley Rubin et Beth Mickle. Costumes : Milena Canonero. Effets Visuels : Jesse James Chisholm. Monteurs : Cam McLauchlin et Glen Scantlebury. Musique : Osvaldo Golijov. Coproducteurs James Mockoski, Masa Tsuyuki et Mariela Comitini. Producteurs exécutifs : Anahid Nazarian, Barrie Osborne et Darren Demetre. Producteurs : Francis Ford Coppola, Fred Roos, Barry Hirsch et Michael Bederman. Production : American Zoetrope – Caesar Film. Distribution (France) : Le Pacte (sortie le 25 septembre 2024). Etats-Unis. 2024. 2h18. Couleur. Arriflex. Format image : 2.00:1. Dolby Digital. Dolby Atmos. Imax 6-Track. Sélection officielle en compétition – Festival de Cannes, 2024. Tous Publics.