«Dans cette crise gigantesque, qu’a fait mon gouvernement ? Bah d’abord il s’est trouvé aux prises avec l’anarchie universitaire et avec les cortèges brise-tout d’étudiants et d’autres éléments qui dressaient des barricades, qui lapidaient la police, qui allumaient des incendies partout… Eh bien, mon gouvernement est resté maître de la rue en limitant les blessures et je dois dire à ce sujet, je dois dire très haut que les forces de l’ordre public ont fait… et ont fait très bien leur devoir tout entier. » Charles de Gaulle, premier président de la Ve république, vient de s’exprimer à la télévision, le 7 juin 1968, intervention paternaliste, occultant la réalité. Mai 68 est l’aboutissement d’une colère qui grondait depuis des mois. Aux attentes de la population, aux diverses manifestations, l’Etat répond par la violence.
Jean-Luc Magneron réalise avec Mai 68, la belle ouvrage un documentaire de première importance. Il filme sur le vif un soulèvement populaire – manifestation, combats de rue, actions des centres de secours – en plein cœur du quartier latin et la réponse des forces de l’ordre. Il cale sur des images de charge et d’affrontement les transmissions radios entre les gradés confirmant l’usage de la force et son degré d’utilisation. A ces images impressionnantes, Magneron intercale des entretiens en plans fixes avec des témoins des événements. Des récits personnels de choses vues et entendues filmés quelques jours voire quelques heures après. Ils sont étudiants, ouvriers, journalistes, acteurs et tous ont constaté et/ou subit la violence des forces de l’ordre. 18 témoignages qui, cinquante ans après, résonnent encore avec une intensité folle. Cette parole nous permet de saisir l’avant, le pendant et l’après mai 68. Ainsi, au fil des récits, se dessine le véritable visage d’un Etat, de son idéologie, de son comportement de classe. Décrire l’attitude des forces de l’ordre, revenir sur leurs actions, c’est faire le portrait de ceux qui détiennent le pouvoir. Ses récits, plus ou moins longs, s’additionnent pour aboutir à un paysage de cauchemar dont le maître mot est l’oppression.
Quartier Latin. Les forces de l’ordre lancent des lacrymogènes sur les manifestants, et s’acharnent à coups de matraque sur des gens isolés. La situation est de plus en plus tendue au fur et à mesure que les jours passent. La gradation de la violence s’accentue. Des barricades se construisent spontanément dans un réflexe d’autodéfense. Des barricades ou plutôt de simples barrages, de voitures, des planches en croix au milieu de la rue. La nuit, les CRS chauffées à blanc chargent et poursuivent des « émeutiers » isolés du groupe jusqu’à l’intérieur des immeubles. Coincés dans le couloir, les CRS frappent pour faire mal, puis balancent des lacrymo à l’intérieur en fermant la porte. Des grenades au chlore sont utilisées par les forces de l’ordre qui tirent à hauteur d’homme, des manifestants tombent. Ils visent les fenêtres de peur de recevoir des projectiles. Personnes n’est à l’abri. Des gens s’organisent afin de porter secours aux blessés, des étudiants et des infirmières ramassent des jeunes salement amochés. Les CRS ont reçu le renfort des collègues de Lyon et de Bordeaux, ils sont jetés dans un Paris qui leur est inconnu.
Les arrestations sont arbitraires; les policiers, les CRS, la gendarmerie mobile ne font aucune différence entre les manifestants, les badauds, les touristes – tous coupables. Des gens ramassés n’importe où embarqués dans les paniers à salade, menottés, ils sont victimes de coups et d’insultes. Des destinations : le commissariat du 4e ou à Beaujon, le centre de police de Paris. Comme un rite, une haie d’honneur attend systématiquement les interpellés à l’entrée. Les interpellés s’avancent entre les policiers, coups de pied aux chevilles, aux parties génitales et coups de poing au flanc et malheur à celui qui tombe. A l’intérieur, vérification d’identité, insultes « Vous, les étudiants, plus vous étudiez, plus vous êtes cons ! ». Aux garçons aux cheveux longs, ils les leurs ont coupés au couteau. Les étrangers ont droits à un traitement « spécial » avec encore plus de brutalité et d’insultes, certains sont couverts de crachats…
Pour les filles s’est pire: frappées, matraquées, tirées par les cheveux. La fouille au corps est plus poussée, ils en profitent pour les peloter, la bestialité à l’état pur. Des témoignages évoquent le viol d’une jeune fille par 4 CRS. Les gradés calment les agents les plus excités, mais c’est de courte durée. La tension, la peur et la haine sont trop importantes pour qu’ils se calment. Toutes les quinze minutes, un nouvel arrivage. Pour le pouvoir, il s’agit de voyous, d’anarchistes, de membre, de la pègre. Enfermés à trente dans des cachots, blessés ou non, ils sont soumis à un traitement inhumain, chaleur est étouffante, impossible de s’asseoir ou d’aller aux toilettes. Les heures passent. La porte s’ouvre, pour un nouveau flot d’insultes et de fausses informations sur leurs sorties ou sur leur maintien en détention. Violence physique et psychologique à l’aveugle. A plusieurs reprises, les gradés doivent calmer les agents.
A Beaujon, c’est tout cela en pire: des femmes enceintes battues, des humiliations, la casse psychologique, des simulacres d’exécution. Les interpellés sont parqués dans la cour derrière des rangées de barrières métalliques avec autour du fil barbelé et aux quatre coins des projecteurs. Des mini-camps de concentration…
En manque d’hommes, l’Etat recrute dans différentes polices municipales, ajoutent tous les réacs prêts à « casser du rouge », des anciens d’Algérie, des harkis, des Corses, ils ne suivent aucune règle. La manipulation va beau train, des hommes sortent des cars de police et enfilent des bleus de travail avant de se joindre aux manifestants, des provocateurs seront identifiés en tête du cortège de la manifestation pour De Gaulle. Ils accompagnent les CRS. L’UNEF recommande aux manifestants de ne plus utiliser le slogan CRS enculées mais plutôt Etat policier, car la connotation homosexuelle excite encore plus les forces de l’ordre.
Devant tant de répression, la jeunesse s’organise et fait preuve d’une grande imagination et intelligence. Des barrages de bric et de broc se dressent partout. A un jeune qui coupe un arbre, une femme demande : « Pourquoi faites-vous ça, ça n’a aucun sens politique, il lui faut trente ans pour pousser ! » il répond : « Les platanes eux ne mangent pas de pain ! ».
Présenté en 1969 à la Quinzaine des Réalisateurs, Mai 68, la belle ouvrage est resté inédit en salle jusqu’à ce cinquantième anniversaire. Comme tous les grands documentaires, sa force reste intacte et nous ouvre à une réflexion sur le monde de l’après-68, c’est-à-dire sur notre monde actuel.
Fernand Garcia.
Mai 68, la belle ouvrage de Jean-Luc Magneron, intervenants : Dominique Ange (auteur, compositeur, interprète), Julien Besançon (journaliste), Patrick Peynaud (journaliste), Jérôme Pietrazic (journaliste au Nouvel Observateur), Bernard Pons (externe à l’hôpital Brousset), et des étudiants des Beaux-Arts, des Arts Appliqués et de l’École Boule, habitants de la rue Gay-Lussac, membre d’un service d’ordre étudiant et interne d’un hôpital psychiatrique… Distribution (France) : Wide distribution (sortie le 25 avril 2018) France. Tournage 1968. 117 minutes. Noir et blanc. DCP/HD. Son 5.1. Tous Publics.