Barberie Bichette, qu’on appelle à son grand dam Barbie, a peut-être été belle, peut-être été aimée, peut-être été une bonne mère pour ses enfants, une collègue fiable, une grande amoureuse, oui peut-être… Aujourd’hui, c’est noir, c’est violent, c’est absurde et ça la terrifie : elle a 55 ans (autant dire 60 et bientôt plus !). C’était fatal mais comment faire avec soi-même, avec la mort, avec la vie en somme…
Diplômée de la Fémis section réalisation, Sophie Fillières se distingue dès son premier court-métrage Des filles et des chiens (Prix Jean Vigo 1992), un plan-séquence de six minutes avec Sandrine Kiberlain et Hélène Fillières, qui donnera le ton de la « fantaisie » du cinéma de son autrice. Elle écrit et réalise sept long-métrages – Grande petite (1994) avec Judith Godrèche et Hugues Quester, Aïe (1999) avec André Dussollier, Hélène Fillières et Emmanuelle Devos, Gentille (2005) avec Emmanuelle Devos et Lambert Wilson, Un Chat Un Chat (2009) avec Chiara Mastroianni et Agathe Bonitzer, Arrête ou je continue (2014) avec Emmanuelle Devos et Mathieu Amalric, La Belle et la Belle (2018) avec Sandrine Kiberlain, Agathe Bonitzer et Melvil Poupaud – qui seront sélectionnés à Berlin, Locarno ou Toronto. Scénariste, cette dernière a également (co)signé les scénarios entre autres de Nord (1991) de Xavier Beauvois, Oublie-moi (1994) de Noémie Lvovsky, Sombre (1998) de Philippe Grandrieux, Un homme, un vrai (2002) de Jean-Marie et Arnaud Larrieu, La Dernière Folie de Claire Darling (2018) de Julie Bertuccelli, Garçon Chiffon (2020) de Nicolas Maury ou encore Sidonie au Japon (2023) d’Elise Girard.
Disparue en juillet 2023 peu après le tournage de Ma vie Ma gueule, son dernier film, Sophie Fillières a demandé à ses enfants Agathe et Adam Bonitzer de terminer le film avec ses proches collaborateurs, la productrice Julie Salvador, le monteur François Quiqueré, la directrice de la photographie Emmanuelle Collinot, l’ingénieur du son Sébastien Noiré ou encore le responsable du mixage Jean-Pierre Laforce. La première mondiale du film a eu lieu à la Quinzaine des Cinéastes au dernier Festival de Cannes.
« Je souhaite qu’on puisse s’imaginer être elle, et aussi se retourner sur soi-même, et qu’à l’instar de Barbie, chacun, dans le temps et l’espace d’un film, ait accès momentanément ou plus durablement, à sa propre histoire, à son propre personnage. Une (autre) vision de soi. » Sophie Fillières
Fidèle à son œuvre, avec Ma vie Ma gueule et le médium que permet la forme cinématographique, Sophie Fillières continue de nous raconter « sa » vie, ou plus exactement ce qu’est la vie pour elle. Ma vie Ma gueule est découpé en trois parties distinctes, trois actes que la réalisatrice titre à l’écran avec les onomatopées : « Pif », comédie douce-amère sur la crise de la cinquantaine d’une mère de famille célibataire ; « Paf », la tragédie lorsque la vie bascule ; et « Youkou », la renaissance de l’héroïne qui a (re)trouvé sa place.
Ne laissant rien au hasard, aussi bien sur le fond que sur la forme, tout dans le film a son importance et une profondeur manifeste. A travers la moindre des situations, à travers le moindre des dialogues, le moindre des personnages de l’intrigue ou encore le moindre des plans, avec Ma vie Ma gueule, la cinéaste laisse libre cours à son imagination pour rendre réel ses idées sur la conscience de soi et notre quête d’identité, notre besoin de nous sentir exister dans le monde. Plutôt que de traiter de manière grave le vaste sujet que représente l’« existence » (et par conséquent, celui de « la mort »), toujours présents, l’humour et la poésie, ou encore l’élégant sens du dialogue et du saugrenu de la cinéaste, viennent admirablement contrebalancer la conception qu’à cette dernière du sens de la vie, qu’elle considère comme absurde. L’humour et la poésie sont les réponses de la réalisatrice à l’absurdité de la vie. L’humour et la poésie sont ses armes pour se détacher des drames de la vie, pour garder les pieds sur terre et se recentrer sur l’essentiel, le présent de l’existence.
Autoportrait sensible, le retour sur soi qu’effectue Sophie Fillières dans le film invite le spectateur à se poser les mêmes questions existentielles sur à la fois l’acceptation et le rejet que l’on peut avoir de nous-même. Nous sommes et resterons toujours, toutes et tous, une énigme pour nous-même. Comment peut-on espérer connaitre ou comprendre l’autre alors que l’on se ne connait pas soi-même ? Comment pouvons-nous ainsi espérer nous inscrire dans une histoire qui serait la nôtre ? Comment vivre ou nous arranger pour vivre et continuer à avancer face au vertige que provoquent les questions existentielles qui nous assaillent ?
Face à la violence, au désespoir, à la noirceur, à l’angoisse et à la détresse que peuvent susciter ces questions, c’est l’autodérision du regard de la cinéaste qui rend le film drôle, poétique et optimiste. Les émotions, sentiments et ressentiments du personnage de Barbie qui, face à son âge et à son apparence physique, tente de s’accrocher comme elle peut à la vie (et à sa vie), témoignent magnifiquement du travail de recherche de vérité d’individu qu’opère la réalisatrice pour questionner le spectateur dans son rapport au monde, dans son rapport avec sa propre vie, dans son rapport avec lui-même. Comme un paradoxe, l’espoir que transmet Sophie Fillières avec drôlerie dans le film, provient de son traitement frontal du désespoir et de la mélancolie, mais aussi du courage et de la distance que prend le personnage de Barbie avec elle-même et le monde qui l’entoure.
« J’ai vu le titre : Ma vie Ma gueule, et c’est là que je suis tombée amoureuse. J’ai pensé, si j’aime le film comme le titre, ça va être quelque chose. Je crois que je l’ai lu le soir même et que j’ai écrit à Sophie le lendemain pour lui dire mon enthousiasme. […] Parce que le scénario ne ressemblait à aucun autre, toute la poésie, la singularité, l’humour et la détresse de Sophie étaient là, et le script tenait plus de la littérature. » Agnès Jaoui
Barbie n’aime plus son physique. Elle se sent seule, vieille et inutile. Barbie parle toute seule et s’interroge sur le nombre de douches qu’il lui reste encore à prendre avant de mourir… Barbie couve une belle dépression.
Porté de bout en bout par la toujours remarquable Agnès Jaoui, que l’on adore et admire pour tout ce qu’elle incarne et représente depuis plus de trente ans maintenant dans l’histoire du cinéma français, le parcours de vie que représente Ma vie Ma gueule commence à la lisière de la légèreté et de la fragilité du personnage de Barbie qui lutte face aux affres du temps qui passe inexorablement et face à la solitude, jusqu’à ce qu’elle bascule suite à une rencontre fortuite et se retrouve hospitalisée en clinique.
« Elle ne m’a pas dit : tu seras moi. Par contre, elle m’a mis ses vêtements, ses teeshirts, ses bagues que je lui rendais tous les soirs, ses chaussures qui font une démarche particulière. C’était filmé chez elle, avec ses amis ! Et les scènes avec son psy ont été tournées chez son psy, avec son psy. Donc, bon… » Agnès Jaoui
Alter ego de la cinéaste, le personnage de Barbie incarne ici le droit à être âgé et/ou différent, à la fois physiquement et « intellectuellement », des standards stéréotypés imposés par la société. Comédienne ancrée dans la « normalité » et douée d’une force de sincérité confondante, parfaite dans tous les registres, Agnès Jaoui apporte une profonde sensibilité à son personnage tout en lui évitant de tomber dans la fragilité, l’instabilité ou le déséquilibre poussif.
Pour traduire l’absence à elle-même et au monde qui survient chez son personnage principal, Sophie Fillières raconte l’hospitalisation de Barbie en changeant de point de vue et en adoptant celui des deux enfants de son héroïne qui ont envie de retrouver leur mère. Tout en finesse, la cinéaste explore ainsi les thématiques, complexes elles aussi, du lien maternel et du lien filial. Si Barbie n’est pas abandonnée, ses enfants l’aiment, peut-être doit-elle l’être pour se retrouver. C’est donc elle qui va décider de couper les liens avec ses attaches. C’est l’idée que va développer la réalisatrice dans la dernière partie du film en déplaçant Barbie vers un ailleurs afin qu’elle puisse retrouver son chemin, sa place.
Face à la comédienne, dans les rôles des enfants de Barbie, on retrouve les comédiens Angelina Woreth (Cette musique ne joue pour personne, 2021, de Samuel Benchetrit ; Les Rascals, 2022, de Jimmy Laporal-Tresor…) et Edouard Sulpice (L’évènement, 2021, d’Audrey Diwan ; Mon Crime, 2023, de François Ozon…). A leurs côtés, notons les participations amicales de Valérie Donzelli, Laurent Capelluto, Emmanuel Salinger, Isabelle Candelier ou encore Philippe Katerine dans son propre rôle.
Loin de la vision consensuelle que l’on peut avoir de la comédie, avec Ma vie Ma gueule, Sophie Fillières laisse apparaître, à travers le personnage de Barbie, une figure touchante à laquelle nous pouvons nous identifier à la fois dans nos aspirations et dans nos craintes. Décalé et loufoque, pudique et délicat, Ma vie Ma gueule est une tragicomédie qui nous reconnecte avec nous-même et avec le réel. Léger et profond, Ma vie Ma gueule est un film qui, malgré l’absurdité de l’existence, nous rappelle ce qu’est la vie, que nous existons, que l’on EST.
Steve Le Nedelec
Ma vie Ma gueule, un film de Sophie Fillières avec l’aide précieuse de Agathe et Adam Bonitzer, avec Agnès Jaoui, Angelina Woreth, Edouard Sulpice, Valérie Donzelli, Laurent Capelluto, Emmanuel Salinger, Isabelle Candelier, Philippe Katerine, Garance Clavel, Laurent Capelluto… Scénario : Sophie Fillières. Image : Emmanuelle Collinot. Décors : Camille Arthuis et David Faivre. Costumes : Elise Vilain-Gosselin. Montage : François Quiqueré. Mixage : Jean-Pierre Laforce. Productrice : Julie Salvador. Production : Christmas In July en association avec Jour2Fête – The Party Film Sales. Distribution (France) : Jour2Fête (Sortie le 18 septembre 2024). France. 2024. 1h39. Couleur. Format image : 1,85:1. Son : 5.1. DCP. Quinzaine des Cinéastes, Cannes 2024.