Le chaos a toujours fasciné Gaspar Noé. Son cinéma est une plongée dans un monde soumis un maelström où la morale de ses personnages se confronte à un monde proche de l’abîme. De l’individualisme nihiliste du siècle dernier, ses personnages sont passés au collectif paranoïaque de ce début du XXIe siècle, happés par un trou noir où s’engouffrent la vie, le désespoir, le ressentiment, la tristesse, le bonheur, jusqu’à ce point limite où le temps (qui détruit tout) acquiert une nouvelle dimension.
Il est indéniable que Gaspar Noé a été profondément marqué par 2001 : l’odyssée de l’espace (2001 ; A Space Odyssey, 1968), – les références directes abondent dans ses films, Lux Æterna (de Ligeti) est l’une des compositions musicales utilisées dans le film de Kubrick. Ce voyage vers une autre perception de l’espace et du temps, qui procure au spectateur ce sentiment, c’est l’itération que recherche Noé. Ses films se vivent physiquement comme des basculements irréversibles vers d’autres portes, où le langage s’efface. Sa mise en scène donne forme à un style qui s’affranchit des conventions, de la bienséance et s’aventure dans des zones troubles et incertaines.
Kubrick + Dostoïevski, serait-on tenté d’écrire, mais son cinéma s’abreuve aussi dans les marges. Celles de l’underground, du cinéma bis, déviant, des sous-genres populaires des cinémas paumés en banlieue, de tout ce qui se détache du naturalisme stérile au profit de l’épique.
Lux Æterna débute par une série de plans et des citations de réalisateurs (intertitres qui parcourront tout le film) du XXe siècle. Plans sidérants de La sorcellerie à travers les âges (Häxan, 1922) du danois Benjamin Christensen, avec ses reconstitutions de sévices sur les sorcières avec tout l’attirail des outils de tortures. Un autre danois : Carl Theodor Dreyer saisit l’horreur du bûcher sur le visage de son actrice dans Jour de colère (Vredens dag, 1943). Pour parvenir à ce résultat, il l’aura laissée de longues heures attachée, avant que la pauvre malheureuse ne s’effondre dans les flammes. Dreyer, par son génie de la mise en scène, emporte son actrice vers une transcendance afin de saisir sur son visage la terreur face au chaos. Cette manière de faire demande un abandon total. Dans ce système créatif, l’acteur doit s’abandonner, puiser dans son background personnel avant de s’effacer totalement et devenir son personnage, le nourrir jusqu’à la perdition de lui-même. Lux Æterna plonge dans le passé, dans le XXe siècle afin d’en extraire une vérité et des thèmes en résonance avec notre époque. C’est un travail méticuleux fabriqué au Royaume de France en 2019.
Dans ce nouvel opus, les acteurs gardent leur nom et s’immergent dans la fiction. Beatrice Dalle réalise son premier film. Dans la loge, elle discute avec son actrice, Charlotte Gainsbourg. L’écran est divisé en deux, en split screen. Les deux actrices dans l’écrin d’une image à l’esthétique 16 mm, improvisent et se laissent aller (comme dans un film de la Factory) à des « confessions » sur leurs carrières respectives. Dalle évoque le tournage de La Sorcière (La visione del sabba, 1988) de Marco Bellocchio, où elle incarne une femme condamnée au bûcher. Elle évoque la difficulté de gravir une montagne nue sous le regard, en contrebas, de dizaines d’hommes. Mais ce qui compte avant toutes autres considérations est le résultat final et que le film soit artistiquement abouti. Ce qui est le cas de celui de Bellocchio. Le reste est un blabla de vierges effarouchées du néoféminisme et des auto castrés de Cultural Studies. Idem pour Gainsbourg, avec cette anecdote d’un jeune acteur qui lui éjacula sur la cuisse, « incident » qui n’aboutit à aucun traumatisme et qui des années plus tard l’amusait toujours.
Le tournage est une explosion d’egos, de parasites, de pseudo-créateurs qui se destinent à la réalisation. Les conflits naissent rapidement entre la réalisatrice et son producteur, le directeur de la photographie et la réalisatrice, le premier assistant, le costumier, la maquilleuse, tous contre tous. Le film se métamorphose en un travail d’équipe désuni. Le chaos de Lux Æterna est le petit-fils de Prova d’Orchestra (1978)de Federico Fellini. Le producteur compte sur le directeur de la photographie pour mener à bon port le film. Arrangements en coulisses. Contrairement aux Etats-Unis, en Europe le film est sous le régime du droit d’auteur, et non du copyright. Impossible pour un producteur de virer sa réalisatrice.
Dans ce capharnaüm, tout le monde veut avoir sa « patte » créatrice à l’écran. Abbey Lee découvre que l’on voit ses seins à travers sa robe. Elle en veut à son agent et doute que cela soit dans son contrat (les Américains prévoient tout). Le film regorge de scènes drôles et de piques acerbes à l’encontre des aveuglés par les fumisteries issues du camp du bien et de ses apôtres, équivalents contemporains des inquisiteurs. Au détour d’une feuille de décors, un critique, genre reporter de guerre, survivant amoché par des années de projection-débat au Festival des films de femmes de Créteil, donne dans le Grand-guignol cinéphilique et sent la création en mouvement devant ses yeux. Rarement, Gaspar Noé a joué autant la carte de la comédie et de l’humour noir.
Lux Æterna se déploie comme un hommage au cinéma, à sa puissance, à cette énergie vitale qui ouvre le regard sur la vie. Gaspar Noé est dans une proximité telle avec les cinéastes qui composent sa vie que les citations ne sont plus signées que par un prénom : Carl Th. (Dreyer), Luis (Buñuel), Jean-Luc (Godard), Rainer W. (Fassbinder). Il suit Béatrice Dalle dans les méandres du décor, comme Vivian Kubrick, Jack Nicholson dans celui de Shining. Il l’illustre par la Sarabande d’Haendel revisitée génialement par Leonard Rosenman pour Barry Lyndon (1975). L’effet stroboscopique final demande au spectateur le même abandon que celui supposé de Charlotte Gainsbourg. L’osmose entre l’œil et le cœur pour un effet sensoriel intense.
Fernand Garcia
Lux Æterna un film de Gaspar Noé avec Béatrice Dalle,Charlotte Gainsbourg,Abbey Lee, Claude-Emmanuelle Gajan-Maull, Clara 300, Félix Maritaud, Fred Cambier, Karl Glusman, Lola Pillu Perier, Mica Arganaraz, Luka Isaac, Yannick Bono… Image : Benoit Debrie. Décors : Samantha Benne. Son : Ken Yasumoto. Effets spéciaux : Rodolph Chabrier. Montage : Jérôme Pesnel. Producteurs : Anthony Vaccarello, Gaspar Noé, Gary Farkas, Olivier Muller, Clément Lepoutre. Production : Saint-Laurent – Vixens – Les Films de la Zone. Distribution (France) : UFO Distribution – Potemkine Films (Sortie le 23 septembre 2020). France. 2019. 51 minutes. Couleur. DCP. Format image : 1,33 :1, 2,35 :1. Son : 5.1. Sélection Festival de Cannes 2019, Hors compétition. L’Etrange Festival, 2020. Tous Publics.