Ingénieur Walter Sherill (Alan Ladd) est un soir agressé sauvagement par un groupe de cinq jeunes. Sherill plonge alors dans une spiral de violence… Lutte sans merci est l’histoire de la hantise d’un déclassement, celle de son « héros », Walter Sherill. C’est un homme banal, mais ingénieur brillant, il doit résoudre une défaillance technique sur le séquençage des propulseurs d’une fusée. Ses collègues comptent sur son expertise pour résoudre le problème à moins qu’ils ne doivent faire appel aux jeunes surdoués du MIT. En son for intérieur, Sherill sait qu’il n’y arrivera pas. Il n’est donc pas étonnant que l’action du film s’enclenche à la suite d’une panne d’essence ce qui correspond à celle qui taraude Sherill.
L’agression dont il est victime, à la sortie de la réunion n’est pas le fait de vulgaires petites frappes mais de jeunes universitaires, issus de bonnes familles bourgeoises, qui tôt au tard prendront sa place. Ceci accentue et déplace le malaise. Pour Sherill, ils sont au-dessus des lois et ne croit absolument pas que le lieutenant (Rod Steiger) en charge de l’enquête la mènera au bout. Sherill va alors se consacrer totalement à la traque de ces jeunes, ce qui lui permet de mettre entre parenthèses son travail et de se présenter en victime. Fraîchement marié, Sherill veut garder à n’importe quel prix sa place dans la société. Le titre original, 13 West Street, est l’adresse de Sherill. Sa maison est l’extériorisation de sa réussite sociale, et perdre son travail – c’est perdre sa maison, l’évaporation des années de travail.
Ainsi la deuxième agression dans le jardin de sa maison ne fait que maintenir la confusion dans l’esprit de Sherill entre la violence des jeunes et son travail. Toute l’angoisse de la déchéance de Sherill déteint alors sur son entourage immédiat. Sa femme (Dolores Dorn) cherche une solution aux angoisses de son mari, elle tente de découvrir l’identité des jeunes sans se rendre compte que le problème de son mari se situe à un autre niveau. L’obstination de Sherill entraîne une radicalité de la part des jeunes, en premier lieu du meneur, Chuck (Michael Callan). Le petit groupe de jeunes ne résiste pas à l’escalade entre les deux hommes. Des fissures apparaissent entre les jeunes révélant des rapports basés uniquement sur l’importance des comptes bancaires des parents. Les plus fragiles sont tiraillés par des préoccupations d’ordre moral, ce qui est la dernière des préoccupations de Chuck. Il agit avec le cynisme de sa caste, la morale c’est la sienne. Il est à l’image de ses parents qui mentent délibérément pour le couvrir. Dans une société dominée par des privilégiés, ils se sentent intouchables. Alors, ils permettent un moment de folie à leur progéniture, comme de tabasser un inconnu, rencontré au hasard d’une sortie en ville.
Et c’est une véritable lutte de tous contre tous qui se met en place. Le chantage que Chuck exerce sur Sherill est de même nature que celui exercé par son patron. Sherill est cerné par la violence des rapports humains auquel lui-même participe.
Lutte sans merci surprend par sa violence. Philip Leacock filme de manière réaliste les agressions dont Sherill est victime ainsi que celle de sa femme. Dans l’une des scènes les plus intenses du film, Chuck seul dans la maison avec la femme de Sherill est à deux doigts de la violer. Pourtant nous ne trouvons ici que la transposition de la violence des westerns dans un milieu urbain. Il n’est donc pas étonnant de voir Sherill s’entraîner aux tires comme le ferait un cow-boy. D’ailleurs son nom n’est qu’une adaptation de Sheriff.
Lutte sans merci est un polar dans lequel on trouve des éléments issus du western, ce qui n’est pas surprenant à y regarder de plus près. Le scénario signé par Bernard C. Schoenfeld et Robert Presnell, Jr. est tiré d’un roman de Leigh Brackett, publié en France dans la Série noire sous le titre : Sonnez les cloches (The Tiger Among Us).
Leigh Brackett est non seulement romancière mais aussi une scénariste réputée de grands talents. Howard Hawks impressionné par son roman No Good from a Corpse, la colle avec William Faulkner à l’écriture du Grand sommeil (The Big Sleep, 1946) d’après Raymond Chandler, c’est le début d’une belle collaboration où s’enchaînent les chefs-d’œuvre : Rio Bravo (1959), Hatari ! (1962), El Dorado (1966), Rio Lobo (1970). Elle adapte une nouvelle fois Raymond Chandler, cette fois-ci pour Robert Altman, avec Le Privé (The Long Goodbye, 1973), superbe et intelligente modernisation de Philip Marlowe. En tant qu’écrivaine, Leigh Brackett, est connue pour ses livres de science-fiction et de Fantasy, jusqu’à être surnommée la Reine du space-opéra. Elle était mariée, depuis 1946, à Edmond Hamilton, lui-même écrivain de SF. George Lucas, lui confie l’écriture de L’Empire contre-attaque, mais Brackett décédée d’un cancer en 1978 à 62 ans, après une première ébauche. Contrairement à ce qui a été souvent écrit, ce draft ne sera pas jeté à la poubelle, mais servira de base au scénario définitif que boucleront Lawrence Kasdan et George Lucas.
Alan Ladd au temps de sa splendeur était une star du film noir (La clé de verre, Le Dahlia bleu) et du western (L’homme des vallées perdues). Lutte sans merci est une sorte d’autoportrait sauvage d’Alan Ladd, tant le personnage se confond avec l’acteur. Il est vrai qu’Alan Ladd s’investit totalement dans son personnage. Lutte sans merci est non seulement son dernier film en vedette (il n’aura qu’un second rôle dans Les Ambitieux, son dernier film), mais aussi sa dernière production. En 1962, Alan Ladd est déjà un acteur déclassé. On sent à chaque plan qu’il veut regagner sa place. Pari impossible. Son jeu est daté, figé, il contraste avec celui de Rod Steiger, plus moderne, dynamique et réactif. Alan Ladd n’a que cinquante ans et pourtant on lui donne bien plus tant son visage est ravagé par l’alcool. C’est cette lutte d’un homme au bord du gouffre que saisit avant tout Philip Leacock et qui donne cette force sombre au film. Dans chaque plan s’inscrit l’ombre de la fin, pas de doute, nous sommes dans un film noir.
Dans la scène finale, au bord d’une piscine, Sherill mate le jeune délinquant à coups de canne. Avec un sourire en coin, le lieutenant renvoie Sherill à la maison. Il n’est plus que l’ombre du héros d’antan, c’est simplement un homme d’un autre temps. Le plan final est en ce sens assez ironique. Sherill s’éloigne au bras de sa femme. Le The End qui s’inscrit sur leurs corps est véritablement un adieu. Alan Ladd est décédé en 1964 dans sa maison de Palm Springs, victime d’une intoxication par médicaments, des rumeurs insinuèrent qu’il s’agissait d’un suicide.
Lutte sans merci est une rareté et le dernier grand rôle d’Alan Ladd, on peut le voir comme l’un des premiers jalons des polars d’autodéfense, genre qui connaîtra son apogée dans les années 70 avec Un justicier dans la ville (Death Wish) de Michael Winner. Un solide film noir à redécouvrir…
Fernand Garcia
Lutte sans merci une édition Sidonis/Calysta dans la collection Film Noir dans un beau report HD (image et son restaurées). En complément de programme une double présentation du film, l’une par Patrick Brion (8 mn), l’autre par François Guérif (12 mn), instructif et complémentaire. On retrouve dans les suppléments la bande annonce américaine (3 mn) d’époque et une belle galerie d’affiches du film.
Lutte sans merci (13 West Street) un film de Philip Leacock avec Alan Ladd, Rod Steiger, Dolores Dorn, Michael Callan, Kenneth MacKenna, Margaret Hayes, Stanley Adams, Mark Slade, Jeanne Cooper, Chris Robinson… Scénario : Bernard C. Schoenfeld et Robert Presnell, Jr. D’après le roman The Tiger Among Us (Sonnez les cloches) de Leigh Brackett. Directeur de la photographie : Charles Lawton, Jr. Décors : Walter Holscher. Montage : Al Clark. Musique George Duning. Producteur : William Bloom. Production : Ladd Entreprises, Inc. – Columbia Pictures Corporation. Etats-Unis. 1962. Noir et blanc. Ratio image 16/9e – 1.33. 80 mn. VOST et VF. Tous Publics.