Par ordonnance du 31 juillet 2015, le juge des référés du Tribunal Administratif de Paris va suspendre le visa d’exploitation du film de Gaspar Noé, Love. Voici donc de larges extraits de l’ordonnance n° 1511962/9.
Le 16 juillet 2015, l’Association Promouvoir dépose une demande au juge des référés du Tribunal Administratif de Paris pour « la suspension de l’exécution du visa d’exploitation délivré le 6 juillet 2015 par la ministre de la culture et de la communication au film Love« . L’association soutient qu’il y a urgence « dès lors que le film a bénéficié d’une sortie nationale en salle de cinéma le 15 juillet 2015 et que 85 salles de cinéma le diffusent à Paris » et que la délivrance du visa est « entachée d’incompétence négative » de la part de l’administration et « que le film Love comporte des scènes à caractère pornographique, et que sa diffusion à des mineurs de 18 ans doit par conséquent être proscrite en application de l’article R. 211-12 du code du cinéma et de l’image animée ; que le ministre de la culture et de la communication a par conséquent commis une erreur d’appréciation en délivrant à ce film un visa d’exploitation interdisant seulement sa représentation aux mineurs de 16 ans (avec avertissement NDLR) » et enfin « que la suspension du visa d’exploitation ne peut être que totale ».
Le ministre de la culture et de la communication fait valoir « que le film n’est pas immédiatement accessible aux mineurs mais nécessite une démarche active et volontaire du spectateur ; qu’ainsi, aucun mineur de peut visionner le film contre son gré, alors qu’en outre, la réputation du film et de son réalisateur n’est plus à faire ; que, dans ces circonstances, la condition d’urgence ne peut être regardée comme remplie », que » la ministre de la culture a pleinement exercé sa compétence et ne s’en est pas exclusivement remis à l’avis de la commission de classification ; dans la délivrance du visa » que » l’article R. 211-12 4° du code du cinéma et de l’image animée doit être interprété en combinant critère objectif et critère subjectif afin notamment de tenir compte des qualités intrinsèques des scènes comme de leur insertion dans la globalité de l’oeuvre ; qu’en l’espèce, l’existence de scènes de sexe non simulées n’est pas avérée et qu’en toute hypothèse, le film litigieux a pour but principal de montrer de façon réaliste une passion amoureuse exclusive ; qu’ainsi, le traitement narratif et l’ambition artistique du film mettent en balance les scènes de sexe et justifient une interdiction aux mineurs de 16 ans » et « que l’évolution des mœurs de la société impose à la ministre d’arbitrer entre liberté d’expression et mesure de police restrictive, dans un sens par principe favorable à la liberté ; que le visa attaqué étant divisible, une suspension en tant qu’il ne comporte pas une interdiction aux mineurs de 18 ans est envisageable ».
De son côté la Ligue des droits de l’homme, conclut au rejet de l’association Promouvoir. La Ligue des droits de l’Homme soutient (entre autres que) : « que l’urgence n’est aucunement démontrée par l’association requérante et fait au contraire défaut, dès lors que la représentation du film dans les cinémas a débuté le 15 juillet 2015 et est largement entamée ; que le public connaît le contenu du film et fait ainsi le choix en conscience de le visionner » que « le juge des référés, qui n’est pas juge de la morale, ne peut substituer son appréciation à celle qui est née à la suite d’une délibération collective d’une instance composée de membres aux opinions variées » et « que, pour décider d’une interdiction aux mineurs de 18 ans, l’administration doit prendre en compte la manière dont les scènes sont filmées ; que le film ne comporte aucune scène sanctionnée par le code pénal; et que la suspension du visa porterait une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression et de création. »
Les sociétés Wild Bunch, Les Cinémas de la Zone et Rectangle Productions soutiennent : « que la suspension demandée est irrecevable dès lors qu’elle aboutirait à l’impossibilité définitive d’exploiter le film en salles de cinéma » et « que le film n’est désormais diffusé que dans 33 salles sur le territoire national dont 7 salles à Paris ; que le film est accessible uniquement à la suite d’une démarche volontaire des spectateurs ; qu’en outre, les mineurs de 16 ans ont un accès aisé, via Intranet, à des images du même registre que celles contenues dans le film Love, que la suspension du visa causerait un préjudice irréversible aux sociétés productrices en cause ; que le film Love ne porte pas d’atteinte grave à un intérêt public tenant à la protection des mineurs mais qu’une mesure de suspension du visa porterait par contre une atteinte grave à la liberté d’expression et de création ; qu’ainsi, l’urgence n’est pas caractérisée ; et « que l’association n’établit pas la présence de scènes à caractère pornographique dans le film ; qu’en outre, une interdiction aux mineurs de 18 ans ne se déduit pas de la simple constatation de scènes de sexe non simulées ; qu’une telle mesure doit être motivée par une volonté du cinéaste de provoquer ou exciter le public, ce qui n’est pas le cas en l’espèce ; que le film en cause dépeint la sexualité dans une relation amoureuse et que les scènes de sexe s’inscrivent ainsi dans une telle relation d’expression des sentiments ; qu’en outre, le film ne comporte aucune scène de violence » et enfin qu’ »à titre subsidiaire, qu’une suspension en tant que le film n’est pas interdit aux mineurs de 18 ans est possible ».
Le 29 juillet 2015 à 14h, les parties se retrouvent au CNC pour assister au visionnage du film (et non dans une salle d’exploitation normale avec un public lambda), en présence du juge des référés. Après une audience publique, le couperet tombe, en voici les grandes lignes :
« Considérant qu’il résulte de l’instruction et notamment du visionnage du film Love par le juge des référés – auquel les parties ont été invitées -, que ce film relate à titre principal les différentes étapes de la relation amoureuse intense qu’ont entretenu entre eux deux jeunes adultes ; que ce récit de la vie amoureuse mais aussi sexuelle du couple donne lieu à de nombreuses scènes de sexe non simulées ; que l’oeuvre débute ainsi par une scène de masturbation réciproque des amants qui s’achève par l’éjaculation de l’homme au niveau du visage de sa compagne ; qu’un grand nombre de scènes à caractère sexuel viennent ensuite rythmer le déroulement de l’intrigue ; que les protagonistes s’y livrent notamment à des cunnilingus, à des fellations ainsi qu’à des pénétrations vaginales avec les doigts ou la verge ; que les attributs génitaux du protagoniste masculin sont clairement visibles dans la plupart de ces scènes à l’état flaccide mais aussi en érection ; que tel est en particulier le cas à l’occasion d’un gros plan d’une dizaine de secondes centré sur un sexe masculin en érection qui finit par éjaculer face à la caméra, donnant ainsi au spectateur équipé de lunettes « 3D » l’impression qu’il est atteint par le sperme ; qu’eu égard au caractère particulièrement explicite de certaines de ces scènes, la ministre, qui a du reste fait sienne l’appréciation portée en dernier lieu par la commission de classification des œuvres cinématographiques concernant la présence de très nombreuses scènes de sexe non simulées, ne peut pas sérieusement se prévaloir à présent du caractère au contraire simulé de ces scènes de sexe »
« Considérant, en outre, que si l’ambition du film est de proposer le récit brut d’une passion amoureuse, les scènes précitées, par leur répétition, leur réalisation, leur importance dans le scénario, comportent une représentation des relations sexuelles qui, sans toutefois caractériser des scènes à caractère pornographique et nonobstant la volonté artistique du réalisateur, sont de nature à heurter la sensibilité des mineurs et, par conséquent, à justifier une interdiction de ce film aux mineurs de dix-huit ans ; que, par suite, le moyen tiré de ce que la ministre de la culture et de la communication a commis une erreur d’appréciation en tant qu’elle n’a pas assorti le visa d’exploitation d’une interdiction aux mineurs de 18 ans, doit être regardé comme propre à créer, en l’état de l’instruction et dans cette seule mesure, un doute sérieux quant à la légalité de cette décision ».
Le juge des référés ordonne (Article 2) : « Le visa d’exploitation du film Love, en date du 6 juillet 2015, est suspendu en tant qu’il n’interdit pas la représentation du film aux mineurs de 18 ans ».
Rendez-vous pour la suite au Conseil d’Etat…
Épisodes précédents : Love (I), Love (II), Love (III), Love (IV)